Dans Very Important People. Argent, gloire et beauté : enquête au cœur de la jet-set, la sociologue américaine Ashley Mears étudie le monde de la « teuf » pour super riches, laquelle a ses lieux, ses rituels et son économie.
Ancienne mannequin, aujourd’hui titulaire de la chaire « Femmes, genre et sexualité » à l’université de Boston, Ashley Mears a mené entre 2011 et 2013 son enquête et ses interviews au cours d’une « immersion » de dix-huit mois dans le monde festif de la jet-set auquel elle avait accès, malgré son grand âge (trente et un ans), en tant que présence féminine « esthétique ». Notre Monique Pinçon-Charlot des bamboulas VIP a donc joué le rôle de « fille » (le terme utilisé dans ces milieux) et souffert des nuits entières sur ses talons aiguilles, 72 000 watts de puissance sonore aux oreilles, abreuvée de champagne, au nom de la science sociologique et de la collecte de données. L’annexe méthodologique finale du livre fait d’ailleurs consciencieusement le décompte de ses rudes semaines sur le terrain et le petit catalogue de ses lieux de recherches.
Very Important People plante d’emblée un décor : celui d’une fiesta type à laquelle Mears a participé en Floride. Mais de New York à Saint-Tropez en passant par Acapulco, les principes, l’organisation et le type de réjouissances sont les mêmes. Ici un petit groupe de banquiers californiens, histoire de s’amuser un peu et d’exhiber leur réussite sociale, ont loué pour le week-end et 50 000 dollars une villa à Miami. Ils ont aussi engagé un « promoteur » chargé d’y faire venir des mannequins ou pseudo-mannequins qui, par leur présence, ajouteront à leur statut d’hommes puissants – Mears est l’une d’elles. Les « filles », contrairement au promoteur, ne sont pas rémunérées, mais elles viennent car elles accèdent ainsi sans payer à un univers de glamour et espèrent « se faire des relations ».
La fête floridienne en question, qui a donc duré plusieurs jours, a consisté en virées de clubs en boîtes, de penthouses d’hôtel en discothèques, pour se terminer en une pool party matinale chez un rappeur célèbre. Il s’agissait d’un traditionnel « potlach » viriliste, nous dit Mears, où ont été exhibées et dilapidées ces deux richesses que sont la beauté féminine et l’argent (surtout sous forme d’alcool surpayé à 1 000 % de sa valeur commerciale habituelle).
Mais, somme toute, quoi de neuf dans cette compétition par rapport à la « consommation ostentatoire » chère au sociologue Thorstein Veblen, auteur de Théorie de la classe de loisir (1899) ? N’est-ce pas toujours le même jeu mais rejoué dans de nouveaux endroits, avec les objets et les personnes que le siècle nous somme d’envier : yachts, nightclubs, villas avec piscine, fringues « de marque » et boissons hors de prix, « personnalités » du show business, mannequins… ? La « classe de loisir » d’aujourd’hui (qui n’a cependant pas beaucoup de temps pour celui-ci – de là peut-être sa frénésie de fête) émet-elle simplement des « signifiants de puissance » différents ?
Sans doute, mais Mears parle plutôt des rituels festifs à travers les prismes de son époque : ceux de la domination masculine et de l’exclusion raciale. Qui s’étonnera que les clubs s’arrangent discrètement pour qu’il n’y ait pas trop de Noirs à leurs soirées et que les millionnaires blancs regardent de haut leurs homologues plus foncés surtout s’ils sont étrangers et un peu moins fortunés ? Qui sera surpris de « l’objectivation » des « filles » et du contrôle de fait exercé sur elles ? Qui n’aura deviné que le capital beauté est d’un meilleur rendement pour les hommes que pour les belles elles-mêmes ?
Mears a également choisi un biais assez contemporain et conservateur à l’égard de ce que d’autres appelleraient l’exploitation et la fausse conscience. Elle considère ainsi avec sympathie les « promoteurs », souvent des jeunes hommes noirs issus de milieux populaires (sans doute la majorité des personnes qu’elle a interviewées) : leur obstination à considérer leur métier comme « fun » et leurs rapports avec les riches clients comme amicaux la touchent. Quant aux gamines « jetables » des fêtes, prêtes à accepter un rôle subordonné dans le scénario des riches pour des bénéfices réels ou supposés, elles lui paraissent ne pas être aussi perdantes qu’on pourrait le croire dans ce système d’échange inégal. Réification et plaisir ne sont pas mutuellement exclusifs, nous dit-elle en quelque sorte.
Very Important People est donc plus intéressant pour ses descriptions de situations et de personnages, malgré son côté répétitif, que pour ses conclusions un peu faibles sur le monde des fêtards super riches, lequel aurait mérité une mise en perspective plus large et plus critique. Il peint, même s’il se garde de jugement moral, un monde de gâchis, aux plaisirs grotesques, où chacun espère tirer parti de l’autre, et où les véritables détenteurs de pouvoir ont de beaux jours et de bonnes ribouldingues devant eux, grâce au « labeur incessant » de ceux qui sont payés, ou pas, pour les faire paraître « cool » et comme « the real shit ». On aurait donc aimé Mears moins neutre, ou moins bienveillante, et plus incisive.
En tout cas, après lecture de Very Important People, quelques slogans politiques du jour paraissent bien ironiques ou antiphrastiques. « Black Lives Matter » ? Oui, quand elles sont mises au service du « partying » blanc. « Girl power » ? Oui, mais quel pouvoir ? Seulement celui d’être le faire-valoir de la puissance du mâle riche et blanc.