Entre marginalité et succès grand public, pan notable de la culture populaire et objet de recherches, la bande dessinée est entrée dans une période d’institutionnalisation. Mais son poids économique et culturel masque encore un écosystème fragile et la construction de sa culture commune semble inachevée. Le rôle des collectionneurs et la place des planches originales écrivent une partie de l’histoire de la BD. Dans Anatomie d’un art, Damien MacDonald pose une nouvelle pierre à ce récit et voit dans le « bouillonnement » du médium les signes d’un « avenir radieux » et d’un rêve toujours recommencé.
Au début des années 1970, Numa Sadoul soutient un mémoire de maîtrise de lettres à l’université de Nice intitulé Archétypes et concordances dans la bande dessinée moderne. Âgé de vingt-quatre ans, armé de son culot et de sa passion, il contacte alors Hergé et obtient son accord pour réaliser une série d’entretiens enregistrés. Ils seront publiés en 1975 par Casterman sous le titre Tintin et moi : Entretiens avec Hergé, ont été réédités quatre fois et sont maintenant épuisés (malheureusement, l’ayant droit de Hergé refuse une nouvelle publication). Une fois le travail achevé, Hergé honore le jeune homme de sa confiance et l’autorise à consulter ses archives. L’anecdote est connue des tintinophiles : Numa Sadoul furète jour et nuit dans les Studios et découvre des raretés du maître de la ligne claire qui serviront à illustrer son livre. Une nuit, au fond de l’étagère supérieure du placard des toilettes près de l’entrée, caché derrière des bidons et des boîtes, il tombe sur un gros rouleau attaché par une ficelle : les planches originales de la première aventure du petit reporter belge : Tintin au pays des Soviets ! Le lendemain, devant les Studios réunis, il fait part de la découverte de ce trésor oublié, provoquant la liesse générale de l’assemblée. « À cette époque-là, Hergé avait une parfaite conscience de la valeur de ses planches, surtout celles-là », se souvient-il. Mais ce n’était pas le cas de tout le monde…
Autrefois remisées dans le fond des armoires ou, pire, perdues dans les poubelles des dessinateurs ou « laissées au sol sous les pieds des imprimeurs », les planches originales de bande dessinée envahissent maintenant les salles de vente et les musées. Leur sort a connu une évolution économique et culturelle spectaculaire au XXe siècle. Elles font même parfois l’objet de contrefaçons et de vilains trafics. Dans un gros pavé paru en 2016 aux éditions Musée Jijé, Petites histoires originales. Un voyage parmi les planches originales de la bande dessinée, François Deneyer propose un récit documenté de cette évolution. Enrichi d’une vingtaine de témoignages, principalement des collectionneurs, richement illustré de merveilles du neuvième art, l’ouvrage permet de mesurer le chemin parcouru depuis l’époque où une planche de Hergé – qui se négocierait maintenant plusieurs centaines de milliers d’euros – pouvait rester négligemment punaisée sur l’intérieur de la porte d’entrée d’une librairie spécialisée « durant quelques années, dans la quasi-indifférence de la clientèle des habitués »… Ces planches sont devenues des objets de spéculation et d’exposition. C’est en partie aux collectionneurs que l’on doit cette consécration.
L’élégant ouvrage de Damien MacDonald, Anatomie d’un art (avec une couverture de Charles Burns et des rabats de Chris Ware) a d’abord été publié en 2022, simultanément en anglais, espagnol et catalan, à l’occasion d’une grande exposition itinérante organisée en Espagne par la fondation La Caixa (Bande dessinée, le rêve et l’histoire). La BD hispanophone fait donc l’objet d’une attention particulière dans ce catalogue. Mais on pourra regretter l’absence de quelques « grands » (chacun reconnaîtra les siens…) ou l’impasse sur les maîtres du manga. Cette exposition présentait une impressionnante collection de chefs-d’œuvre du neuvième art assemblée au fil du temps par Bernard Mahé. La passion de ce collectionneur devenu galeriste est née alors qu’il était élève au lycée Lesage de Vannes, à une époque où « la bande dessinée était encore un médium marginal ». Depuis, il a voué sa vie « à sa conservation et à sa représentation ». À travers la visualisation de planches et de dessins iconiques, sans prétendre à l’anthologie mais se présentant plutôt comme « un petit guide amoureux », l’ouvrage se veut « une anatomie qui se penche sur les organes vitaux que notre art a su développer au fur et à mesure de sa constitution : son rapport au multilinguisme, à la musicalité des onomatopées, au fait de bâtir des mondes, à l’érotisme et au symbolisme ».
Ces cinq thèmes structurent le livre en autant de parties, intitulées « La rencontre des langues », « La troisième oreille », « L’œil de l’esprit » « Un sexe d’encre et de papier » et « Le squelette symbolique ». Damien MacDonald se place d’emblée dans la communauté de la bande dessinée (« notre forme d’art ») et illustre d’ailleurs lui-même la page titre des cinq chapitres. Son texte fait la part belle à des dizaines de citations d’auteurs ou de spécialistes du neuvième art (six d’entre elles – de Scott McCloud, Will Eisner, Alan Moore, Neil Gaiman, Robert Crumb et Frederico Fellini – sont placées en exergue sur une pleine page pour souligner le propos). L’analyse est entrecoupée de la reproduction d’une centaine d’œuvres et de leurs commentaires en vis-à-vis. Les enchaînements, judicieux et subtils, font souvent sourire. On passe par exemple d’un dessin de Schulz pour la NASA, Snoopy en astronaute (« La Nasa et le beagle »), à la dixième planche d’On a marché sur la lune de Hergé, Tintin et Haddock dans l’espace entre la fusée lunaire et l’astéroïde Adonis (« Le premier homme à marcher sur la lune est un reporter belge »). On découvre ensuite la planche 3 des Bijoux de la Castafiore et son crayonné (« La cantatrice et son émeraude »). « Hergé a atteint l’apogée de son art », estime MacDonald. « Sa ligne est devenue claire comme de l’eau de roche, son sens de l’aventure est devenue si aigu qu’il sait se restreindre à la vie quotidienne et au monde intérieur. Ce chef-d’œuvre de crayonnage, d’encrage, de story-board et de narration est une clef de voûte de l’histoire de la bande dessinée ». L’ensemble des commentaires des œuvres, truffés d’anecdotes et de repères historiques, témoigne d’une connaissance profonde et passionnée du médium.
Tout au long de son exposé, MacDonald met aussi en évidence les grandes pages de l’histoire de la bande dessinée, principalement en Amérique et en Europe. Le neuvième art, autrefois « refuge pour les marginaux, les déviants et les rebelles », serait ainsi passé des « marges les plus dédaignées de la culture » à un « adoubement culturel » et à la « respectabilité intellectuelle qu’octroient les grandes institutions françaises ». MacDonald le voit également maintenant « au cœur du mainstream et de l’industrie du divertissement dans ce qu’elle a de plus profondément néolibéral » (on pense à l’aberration des « nouveaux » Astérix ou à la reprise de Gaston Lagaffe dont le nouvel album paraît finalement le 22 novembre). Le choix des thèmes choisis permet une série d’analyses très originales. Citons brièvement l’aspect autodidacte et pluridisciplinaire du travail de certains pionniers, l’expérimentation linguistique et verbale du médium, la relation entre bande dessinée et musicalité, les liens entre la naissance de la psychanalyse et l’apparition du langage symbolique de la BD (Benoît Peeters évoquait cette piste dans l’une de ses conférences au Collège de France), le potentiel artistique largement inexploité dans la bande dessinée de non-fiction, etc. Même s’il s’en défend, MacDonald pose une nouvelle pierre à l’histoire de la bande dessinée.
L’auteur s’interroge également sur « le succès commercial massif de ce média » et sur sa place dans le système : « Au fur et à mesure que l’industrie de la bande dessinée s’est transformée en une marchandise, elle s’est éloignée du message révolté des premiers artistes. La rébellion populaire s’est transformée en doxa populiste. » Avec l’aide d’Allan Moore ou d’Umberto Eco, il dénonce le « renforcement caché des mythes et des valeurs dominants » par des auteurs qui se sont souvent pliés « sous le joug des convenances ». Une accusation pessimiste qu’il va néanmoins relativiser, prenant en exemple, dès les origines du médium, « une longue lignée de francs-tireurs, de rebelles et de bâtisseurs de monde qui agissaient secrètement au sein du monde incroyablement commercial de la bande dessinée ». Et d’aller plus loin : « [l’histoire de la BD] donne parfois l’impression que les règles du genre sont désormais établies. Mais tout reste à inventer ». Pour MacDonald, l’avenir semble radieux : « le cœur de notre art reste incandescent. Une lave bouillonnante de satire sociale et d’anarchie joyeuse reste prête à entrer en éruption ». Le « bouillonnement », la diversité et la vitalité de la bande dessinée lui font souhaiter « que le travail du rêve ne fasse que commencer ».