« Donner à l’enfant, même avant sa naissance, une place de sujet désirant, source autonome de désir, est en soi subversif. » Dans son avant-propos, Catherine Dolto énonce ce qui est au cœur de l’extraordinaire nouveauté introduite par sa mère, Françoise Dolto : s’adresser aux enfants, même nouveau-nés, comme à des êtres de langage, ne pas considérer qu’ils font des caprices, abandonner le dressage, les écouter.
Elle n’aura cessé de porter sa parole aux médecins, aux psychanalystes comme au plus large public. « Françoise Dolto est animée par le sentiment qu’elle se doit de faire bénéficier le plus grand nombre des découvertes freudiennes, et des siennes qu’elle y a greffées », souligne dans sa préface Martine Bacherich qui a remarquablement œuvré à l’édition de ce volume, qui est une réussite. Ces Œuvres choisies ne constituent pas un simple recueil de textes de Françoise Dolto, mausolée en hommage à la psychanalyste disparue en 1988. Les voix de l’enfance sera désormais un ouvrage de référence, nous faisant suivre le parcours de Françoise Dolto qui, depuis son plus jeune âge, voulait être « médecin d’éducation ».
L’ensemble des livres, des articles, ainsi que des entretiens essentiels concernant la psychanalyse avec les enfants, sont là. Toutefois, et c’est un intérêt majeur de cette édition, ce n’est pas une simple réimpression. Ils sont accompagnés d’une très complète biographie illustrée de photographies, et d’un dialogue entre Françoise Dolto et sa fille Catherine, « Les yeux ronds », où elle se confie sur son histoire. Par ailleurs, dans un dossier réalisé par Yann Potin, « Une psychanalyste au travail », des échanges avec différents interlocuteurs permettent à Françoise Dolto de préciser les débuts de sa pratique analytique ainsi que ses rapports avec Jacques Lacan et l’École freudienne de Paris dont elle était membre. « Je ne comprenais pas un mot de ce qu’il disait, mais comme certains de ses analysants venaient à moi pour s’initier à la psychanalyse des enfants et pour avoir des contrôles, je me suis aperçue que les lacaniens laissaient l’enfant être à leur contact, […] tandis que ceux qui venaient pour le même travail avec moi et qui avaient été analysés par d’autres restés ensuite dans l’Internationale [l’Association psychanalytique internationale], eh bien, il était exceptionnel qu’ils puissent entendre les enfants », confie-t-elle, quand Lacan pouvait lui dire : « Mais tu n’as aucun besoin de comprendre ce que je dis, puisque toi tu fais ce que je dis »…
Deux autres dossiers présentent l’un, son travail sur les dessins d’enfants, la place prépondérante qu’elle leur accordait dans la cure, le second, ce que Catherine Dolto qualifie d’utopie géniale et stupéfiante : la Maison verte. Enfin, chaque livre ou ensemble d’articles est précédé d’une présentation où, en moins de dix pages, la psychanalyste et auteure Martine Bacherich réussit l’exploit, dans une langue claire, non sans quelque pointe d’humour, à la fois d’exposer les enjeux de l’écrit et de préciser son contexte dans la vie et l’œuvre de Dolto.
Rédigée en 1939, publiée en 1971 sous le titre Psychanalyse et pédiatrie, la thèse de médecine de Françoise Dolto a été écrite à une époque où la psychanalyse d’enfants était quasiment inexistante en France. « Ce livre permet aux médecins, aux parents et aux éducateurs une compréhension des rapports de la psychanalyse avec le développement intellectuel et caractériel ; et […] il permet de comprendre ce qu’il en est de la santé générale des êtres humains, face à l’évolution de la sexualité », s’appuyant sur seize observations d’enfants, son propos, ici strictement freudien, est déjà empreint de son désir de faire comprendre. Paru la même année, Le cas Dominique est un des grands textes cliniques de psychanalyse avec les enfants, bien que les intuitions fulgurantes de Françoise Dolto risquent de faire oublier l’élaboration théorique qu’elle propose au sujet de la psychose infantile, remarque Martine Bacherich.
Ces propositions théoriques sont au centre du troisième ouvrage publié dans ce volume : L’image inconsciente du corps. Cette notion qu’elle ne cessera de travailler, en lien avec les castrations symboligènes, constitue un apport essentiel de Françoise Dolto à la compréhension de l’évolution d’un enfant et de ses ratages. Nous la retrouvons dans plusieurs articles du recueil Au jeu du désir, qui comprend également « Cure psychanalytique à l’aide d’une poupée-fleur », où nous suivons au plus près la dynamique de la cure de Bernadette. « Lorsque la maman me dit devant Bernadette que celle-ci n’aime plus ni ses animaux ni ses poupées, j’ai l’idée de répondre : “Mais peut-être Bernadette voudrait-elle une poupée-fleur ?“ À cet instant, Bernadette saute de joie et dit […] : “Oui, oui, une poupée-fleur oui, oui… – Qu’est-ce que c’est ?“ demande la mère ; et moi : “Je ne sais pas, mais on dirait que c’est ce qu’elle aimerait.“ » Elle ne sait pas, mais elle a compris, entre intuition et savoir, que les marguerites symbolisent la première génitalité d’un sujet ; elle demande à la mère de confectionner cette poupée-fleur.
Les étapes majeures de l’enfance, Paroles pour adolescents ou Le complexe du homard, et Les chemins de l’éducation sont trois recueils où Françoise Dolto, souvent sous forme d’entretiens, s’adresse au plus grand nombre après son passage sur les ondes qui la rendit célèbre ; La vague et l’océan, publication de son séminaire de 1971 sur la pulsion de mort, tout en étant destiné plus particulièrement aux psychanalystes, reste tout à fait accessible.
« Dolto conte, souveraine. Séminaires, conférences, la salle dérive sous le charme, l’auditoire s’abandonne, subjugué. Son talent ébouriffant, sa drôlerie contagieuse, certes aussi l’accès au plus archaïque, au poétique, au plus cru, participent de l’enchantement. Dolto tutoie l’invisible, elle fraie le passage vers une sorte d’arrière-pays, en forçant la conviction qu’on y respire juste, qu’y souffle le vrai, et par-dessus tout qu’elle nous parle de nous, nous jeunes analystes, nous anciens enfants, tout en nous confrontant à nos résistances les plus incrustées », se rappelle Martine Bacherich. La réussite de ces Voix de l’enfance est de nous faire entendre cette parole, toujours vive, toujours actuelle.