Derniers feux de Louise Glück

Recueil collectif de recettes d’hiver, paru en 2021, est le treizième et dernier recueil de poésie de Louise Glück, disparue en octobre 2023, trois ans après son prix Nobel. Assez proche dans son inspiration et sa forme du précédent, Nuit de foi et de vertu, paru il y a sept ans, il poursuit l’évocation des grandes douleurs de l’existence humaine, sujet de toute son œuvre, mais il prépare plus précisément aux frimas de l’âge et de la mort, tout en suggérant (?) par son titre qu’existeraient des  « recettes » pour les endurer.

Louise Glück | Recueil collectif de recettes d’hiver. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Olivier. Gallimard, 96 p., 16,50 €

Le livre, très mince – 75 pages dans sa version bilingue –, offre quinze poèmes, dont quatre assez longs, écrits en élégants vers libres d’une tonalité calme, élégiaque, ou légèrement mordante. Il effectue une étude elliptique de la mémoire, la perte, et la fin, tant celles de Glück (bien que rien de personnel ne soit discernable) que de nous-mêmes et du monde. Il raconte parfois de mystérieuses histoires proches de la parabole (« Le déni de la mort », « Recueil collectif de recettes d’hiver », « Le soleil couchant »…), porté par une série de voix assourdies et fragiles, celles de parents et d’enfants, d’un concierge d’hôtel et d’une cliente, d’un professeur d’art et d’une élève, d’un potier et de son ami(e), de deux sœurs… 

Recueil collectif de recettes d’hiver Louise Glück
Louise Glück © Katherine Wolkoff

Des vieillards et (peut-être) les bambins qu’ils furent des décennies auparavant semblent s’y croiser dans des décors instables souvent hivernaux, tandis qu’un « je » fluctuant propose à un « vous » qui l’est tout autant des vérités simples ou indéchiffrables avant, parfois, de les annuler. Donc, libre au lecteur de croire, comme le dit le poème titre, que

Le livre contient

seulement des recettes d’hiver, quand la vie est dure. Au printemps

 n’importe qui peut faire un bon plat. 

Le court « Poème » qui ouvre le recueil n’a cependant rien de roboratif. Deux personnes engagées dans la symbolique escalade d’une montagne glacée croisent deux enfants (elles-mêmes ?) puis finissent emportées par le vent, non vers le haut mais « toujours plus bas, toujours plus bas » tandis qu’au cours de leur chute « je » essaie de réconforter « tu » alors qu’elle sait que « les mots ne sont pas la réponse ». À la fin, alors qu’ils continuent de tomber, « le monde passe, // tous les mondes, chacun plus beau que le précédent » avant que « je » ne conclue : « je touche ta joue pour te protéger ».

On retrouve ce schéma allégorique du voyage (ou du séjour) dans d’autres poèmes du recueil, comme dans toute l’œuvre de Glück, souvent accompagné de l’aveu que la création, le langage, le travail et les attachements d’une vie, pourraient bien n’avoir été que des fuites dérisoires devant la mort. Ou pas… la vision ou le souvenir de mondes espérés ou perdus, l’inutile et ultime caresse à la joue comptant peut-être un peu. 

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La concision, la simplicité presque banale, sont ici les portes d’entrée aux sentiments les plus forts, les plus individuels et à ce questionnement complexe sur le temps, la mortalité, le souvenir, qui a toujours été au cœur des œuvres de Glück. 

Cependant, Louise Glück, bien que peu soucieuse de calmer nos angoisses (une entreprise que, dans un essai, elle juge « fasciste » lorsqu’elle provient de la culture optimiste de « self-healing » inventée par le monde américain contemporain), envisage dans le recueil des attitudes possibles vis-à-vis des fins dernières et du temps plus ou moins long qui les précède ; elle hésite entre renoncer, c’est-à-dire effectuer une déprise des choses avant d’ « atteindre ce néant enviable vers lequel / toutes les choses s’écoulent, comme le vase vide dans le Daodejing » et renouer avec l’imagination, le souvenir, la possibilité d’une caresse donnée ou acceptée.

Parfois, l’éventuel cycle des choses, le réconfort d’une communauté (ce collectif humain du titre qui en anglais figure sous forme nominale : Winter Recipes from the Collective) apparaissent. Parfois l’idée d’un avenir (pour les autres) est effrayante. « Qui peut parler de l’avenir ? Personne ne sait rien de l’avenir, / même les planètes ne le savent pas… Le désespoir, c’est la vérité », dit « Une histoire pour enfants ». 

Pourtant, Glück a choisi de conclure Recueil collectif de recettes d’hiver par un « Chant » d’un optimisme (relatif) inattendu. Un « je » reconnait, malgré l’angoisse de sa mort qu’on devine proche, l’amitié d’un autre, un certain Leo Cruz, (un « vrai » nom, ce qui est assez rare chez Glück où les personnages portent le plus souvent le nom de leur fonction, sont anonymes ou mythologiques).  

Nous faisons le projet

De parcourir les chemins ensemble.

Je lui demande quand,

quand ? Plus jamais :

c’est ce que nous ne disons pas.

Il m’apprend

À vivre en imagination […]

Ah, dit-il, tu rêves encore

Et c’est sur cette possibilité de rêver, encouragée par la présence d’autrui, que s’achève le poème puisque « je » répond alors à ce Leo Cruz, potier dont le four brûle en permanence, que, oui, elle « rêve » et qu’elle est « contente de rêver / le feu est encore vivant ». 

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Ainsi, après cinquante ans de carrière poétique de « désespoir » lyrique, Louise Glück offre en cadeau le « feu vivant » de Recueil collectif de recettes d’hiver, un feu qui jette ses lueurs sur quelques-uns de ses thèmes habituels : la littérature dans « Le soleil couchant » (dont un autre poème, « La phrase », affirmait pourtant l’impossibilité) ; des rapports humains collectifs avec la nature dans le poème titre ou dans « Un souvenir » ; un moment d’enfance remémoré avec une sœur bien-aimée dans « Second souffle » ; la présence réelle ou supposée d’une amie dans « Voyage d’hiver »… 

Rien n’est certain, rien ne s’établit dans cette poésie, tant propos, personnages et situations passent et changent, tant les deux faces du renoncement à tout et de l’assentiment à quelque chose ne cessent d’alterner. Il y a comme un long et admirable scintillement ponctué ici ou là par la fixité brillante de quelques vers étonnants, comme ceux qui ouvrent « Pensées nocturnes » : 

Long ago I was born

There is no one alive anymore

who remembers me as a baby.

(Il y a longtemps je suis née / Il n’existe plus personne aujourd’hui / qui se souvienne de moi bébé.)

La concision, la simplicité presque banale, sont ici les portes d’entrée aux sentiments les plus forts, les plus individuels et à ce questionnement complexe sur le temps, la mortalité, le souvenir, qui a toujours été au cœur des œuvres de Glück. 

La lumière du feu apaisé ou vif de Recueil collectif de recettes d’hiver ne demande qu’à être scrutée et admirée.


Le recueil L’iris sauvage/Meadowlands/ Averno de Louise Glück paraît dans la collection Poésie de Gallimard le 16 novembre 2023, en édition bilingue traduit de l’anglais par Marie Olivier.