Le charbon et le diamant

L’Arche publie en édition bilingue Coal, le recueil de poèmes le plus connu d’Audre Lorde (1934-1992), dans une traduction du collectif Cételle, lequel signe aussi une préface expliquant comment ses sept membres ont voulu « reconstituer avec sincérité » la voix de la poétesse américaine.

Audre Lorde | Charbon. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (États-Unis) et préfacé par le collectif Cételle. L’Arche, coll. « Des écrits pour la parole », 144 p., 16 €

Audre Lorde est l’une des figures majeures des mouvements politiques et culturels qui ont secoué les États-Unis au cours de la seconde moitié du siècle dernier, et lorsqu’elle publie Coal, en 1976, elle est consciente de l’importance des luttes qu’elle mène avec les féministes, les lesbiennes et les militants des droits civiques, mais elle est surtout l’une des premières à exprimer que celles-ci sont interdépendantes : « Il n’existe pas de lutte portant sur un seul front car nous ne vivons pas nos vies sur un seul front ». Cette phrase – qu’Audre Lorde a écrite en 1982 en parlant des années 1960 – est l’incipit de la préface du collectif Cételle, qui a fait cette traduction, et elle est essentielle, car on ne saurait traduire Audre Lorde sans tenir compte du caractère politique et militant de ses textes, de leur contexte d’énonciation… mais aussi des cinq décennies qui se sont écoulées depuis leur publication et de l’importance qu’a prise la question de l’expression du genre dans la société et la langue françaises.

Charbon Coal Audre Lorde
Audre Lorde © Spelman

Ainsi, quid des évolutions contemporaines, comme l’écriture ponctuée, les pronoms génériques ou « la fausse neutralité du masculin pluriel », et comment les intégrer (ou pas) dans une traduction en 2023 ? Le collectif Cételle explique que ses sept membres ont « longuement discuté » de ces questions qui ne sont généralement pas simples en poésie, mais qui se posent avec encore plus d’acuité chez Audre Lorde. En effet, comme l’explique Sandrine Montin [1], à l’occasion de la publication de Coal, l’autrice a modifié certains poèmes qui figuraient déjà dans de précédents recueils pour expliciter les genres des personnes mises en scène. Dans « On a Night of the Full Moon », le vers « Your flesh warm as sunlight » devient « Your breasts warm as sunlight ». Cette chair devenue sein transforme un lover non genré en amante, et, ce faisant, Lorde revendique la liberté de pouvoir exprimer son homosexualité, mais elle démontre aussi l’importance qu’elle accorde à la spécification du genre dans sa poésie. Dans ce contexte, on comprend que les traducteur•ices n’aient pu faire l’économie d’une réflexion sur la question. 

Charbon Coal Audre Lorde

L’autre grand problème, bien sûr, est la concision de l’anglais, encore accentuée par l’usage qu’en fait Audre Lorde. Sa langue est faite de mots simples, mais au service d’une syntaxe parfois complexe ou volontairement tronquée, qu’elle met à profit pour créer de multiples couches de sens, des strates illustrant l’interpénétration des différentes identités qui font d’une personne la personne qu’elle est. En français, la syntaxe est moins souple, ce qui a des conséquences pratiques sur la restitution de la forme – la musique de la langue, la prosodie d’un vers –, et encore davantage dans une édition bilingue en vis-à-vis, où l’œil ne peut s’empêcher de glisser vers la page de gauche pour voir à quoi ressemble l’original. L’une des difficultés consiste à préserver les ambivalences, les articulations floues que pratique Audre Lorde, car, à l’instar des personnes qu’elle entend représenter dans ses poèmes, ses tournures sont ambigües, parfois laissées en suspens, parfois contradictoires, et ce n’est qu’en creusant qu’on pourra découvrir leur véritable valeur.

La métaphore charbon/diamant qui clôt le poème donnant son titre au recueil va d’ailleurs dans ce sens :

Je suis Noire parce que je viens des entrailles de la terre

Alors prends-moi au mot comme un joyau en pleine lumière

Coal est un ouvrage majeur de la poésie noire, lesbienne et féministe américaine qui donne une voix concrète à la notion d’intersectionnalité que Kimberlé Crenshaw imposera quelques années plus tard. Les éditions de L’Arche et le collectif Cételle ont su rendre justice à ce recueil, ils n’en ont pas trahi l’esprit, et l’on ne peut que recommander à tous ceux qui ne connaissent pas Audre Lorde et son œuvre de se pencher sur Coal/Charbon.

***

Pirouette

J’ai vu

tes mains sur mes lèvres comme des aiguilles aveugles

émoussées

d’avoir cousu la pierre

et

           d’où viens-tu

                    as-tu dit

[…]

***

Par une nuit de pleine lune

I

De ma chair qui a faim

et ma bouche qui sait

vient la forme que je cherche

à la raison.

La courbe de ton corps impatient

se prête à ma main impatiente

tes seins chauds comme un soleil

tes lèvres vives comme des oisillons

entre tes cuisses le goût

acide et doux des citrons verts.

[…]

[1] Sandrine Montin est l’une des membres du collectif Cételle, avec Deborah Bridle, Geneviève Chevallier, Odile Gannier, Ellen Rothnie, Catherine Schnoor et Jeff Storey. L’exemple cité est tiré de son mémoire La poésie d’Audre Lorde : écriture, publication, réédition, traduction. Le genre en question, 2022