Qu’est-ce qu’un monde ? Disons, par provision, dans l’attente d’une meilleure définition, qu’il s’agit d’une totalité dont les parties se renvoient les unes aux autres dans un jeu de relations à diverses échelles et à divers niveaux, physique, biologique, culturel, un système autoréférent qui apparaît momentanément dans le cours de l’histoire, comme un tourbillon fermé sur lui-même dans le torrent héraclitéen du devenir. L’écrivain et philosophe Tom van Dooren nous décrit plusieurs mondes parallèles existant ou ayant existé à Hawaï. Il y a un monde microscopique, le monde des escargots, et un monde macroscopique, le monde indigène, celui des Kanaka Maoli, l’un et l’autre traversés de signes perceptibles uniquement de l’intérieur, l’un et l’autre submergés par une vague extérieure que l’on a envie d’appeler, faute de mieux, tant on a du mal à y discerner une cohérence, le monde moderne.
L’abondance des espèces et des individus qui ont pullulé à Hawaï ne se retrouve plus guère aujourd’hui que dans les tiroirs du musée Bishop à Honolulu, où s’entassent des dizaines de milliers de coquilles de formes, de tailles et de couleurs diverses, et dans les collections privées, constituées à grands frais pendant tout le XVIIIe siècle, où il s’en est fait un véritable commerce. Les grappes d’escargots arboricoles qui pendaient des frondaisons, semblables à des fruits, ont disparu, et il ne reste que ces dizaines de milliers d’enveloppes calcaires pour imaginer ce monde disparu. D’où a-t-il débarqué ? L’archipel de Hawaï est isolé au milieu du Pacifique, comment des mollusques terrestres ont-ils pu arriver jusque-là ? Ont-ils flotté, comme le pensait Darwin, ont-ils navigué sur des feuilles ou des brindilles, ont-ils été transportés par des oiseaux ? Une fois les premiers arrivés, comment leurs descendants ont-ils évolué en populations distinctes et façonné leur environnement ? Comment fonctionnait leur monde ? Un escargot est pratiquement aveugle et se déplace avec une lenteur proverbiale, laissant derrière lui une traînée gluante. Ce chemin de bave, d’autres escargots peuvent le reconnaître et l’emprunter, et c’est ainsi qu’ils communiquent. Chaque population correspond à un réseau de chemins particuliers, qui permet à ses membres de rester groupés et de se reproduire. Le monde des escargots est fermé sur lui-même, comme un réseau internet, et chargé de sens, mais ce sens est inintelligible aux mondes d’autres animaux, comme nous-mêmes.
Il n’empêche qu’à force de vivre ensemble, le monde des humains s’est ouvert sur le monde des escargots. Cela commence par le langage, cela se prolonge par la culture : chaque espèce d’escargots a son nom, et a sa place dans les chants, les histoires et les mythes. Ces deux mondes coexistent pendant des siècles, et sont détruits ensemble à partir de l’arrivée des Européens. Leur point de jonction, le langage, est le premier détruit. De même que le capitaine Cook « découvre » un archipel peuplé au milieu du Pacifique, et le baptise « îles Sandwich », du nom d’un diplomate britannique qui n’y mettra jamais les pieds, sans même se demander s’il ne convenait pas de demander aux habitants comment ils s’appelaient, de même les savants européens vont « découvrir » les espèces endémiques et les faire rentrer dans la classification de Linné, les affublant des noms de nobles politiciens ou de savants collègues. Comme l’enseignement de la langue locale sera interdit pendant des décennies, le savoir correspondant se perdra avec le nom, et plus personne aujourd’hui ne sait expliquer la référence omniprésente au « chant des escargots » dans la culture kanaka. Avec l’ignorance apparaît l’indifférence, les diverses espèces sont confondues sous le nom générique d’escargots et se fondent dans un environnement indistinct, et le désastre que constitue leur disparition ne sera pas perçu : un escargot en vaut un autre. Il est même terrifiant de constater combien l’ardeur des collectionneurs n’est pas freinée par la raréfaction des spécimens : bien au contraire, plus les belles coquilles sont dures à trouver, plus elles sont prisées (et chères) et plus on se donne du mal pour les trouver, et se débarrasser de l’individu qui a le mauvais goût d’y avoir élu domicile.
L’histoire des escargots à Hawaï se confond avec l’histoire de la colonisation. Colonisation politique, avec l’arrivée des colons, puis la création d’une république, puis l’annexion par les États-Unis, puis la création de bases militaires où l’armée peut essayer ses armes loin du territoire métropolitain. Colonisation économique, avec la privatisation de terres ancestralement exploitées en commun, la destruction des forêts pour exploiter le bois, l’exode des populations rurales, l’introduction de bestiaux et de cultures commerciales, aux dépens de la faune et de la flore endémiques, et des espèces invasives comme les rats, grands destructeurs d’escargots et d’oiseaux, ou un escargot géant africain, qui s’attaquait aux cultures. Pour y remédier, on alla chercher un escargot carnivore (eh oui, cela existe) qui, loin d’aller s’attaquer aux escargots géants auxquels on le destinait, se rua sur les populations locales et acheva le nettoyage commencé par les colons et les collectionneurs
Ce livre traite de la profondeur avec laquelle nous comprenons le monde. Il commence par nous décrire le monde des escargots sur l’île d’Oahu, fait de fils ténus soutenus par une forêt luxuriante, dont il ne reste que des bosquets épars, voire quelques arbres où s’abritent les survivants de toute une espèce. Il se termine par le monde des militaires, pour lesquels l’île en question n’est qu’un point d’appui commode : elle abrite 50 000 soldats répartis dans sept bases militaires, et les terrains d’exercice proprement dits, comme la vallée de Matua, sont truffés de munitions non explosées. L’accès est interdit aux civils, pour des raisons de sécurité, et ce qui était un monde vivant et organisé, traversé de chemins et parsemé d’autels, dont chaque relief et chaque espèce vivante étaient répertoriés dans la mémoire collective, est devenu un chaos déstructuré, un espace où l’homme n’intervient que par les bombes qu’il lance ou qu’il laisse, et dont il ferme l’accès, comme s’il voulait l’effacer de la surface terrestre. Paradoxalement, ces terrains dévastés et interdits recèlent un certain nombre d’espèces en danger, ce qui a permis aux Kanaka Maoli d’obtenir un droit d’accès à leurs terres ancestrales en se réclamant des lois américaines sur la protection de celles-ci. Comme ils le disent avec tristesse, ils ont pu obtenir pour les animaux ce qu’ils n’arrivaient pas à obtenir pour eux-mêmes.
Ces considérations très concrètes, et même au ras des pâquerettes, nous mènent progressivement à réfléchir à la condition du dernier homme, celui du XXIe siècle. Il perd la planète comme les indigènes ont perdu Hawaï, avec ses compagnons de tous les jours, les plantes, les animaux et les sites sur lesquels repose sa culture. La langue part avec les objets qu’elle nommait et les survivants de ce désastre deviennent des exilés sur une terre qu’ils ne connaissent plus et où plus rien ne les retient. Nous ne pouvons pas conserver le passé, peut-être même ne pouvons-nous plus le comprendre. Les espèces disparues ne sont plus présentes que par leurs coquilles, nous pouvons nous émerveiller de leurs couleurs et de leurs formes, elles ne nous aideront pas à reconstituer l’habitat où vivaient ces escargots et la place qu’ils y occupaient. Les espèces présentes aujourd’hui disparaîtront avec leur habitat, on peut tenter de préserver quelques individus dans des endroits protégés, ce ne sera qu’un zoo d’une infinie tristesse, où ils rejoindront les fauves tournant en rond dans leur cage. Et que dire de l’immense majorité des espèces animales ou végétales, qui disparaissent sans même avoir été répertoriées ? Les forces qui ont transformé Hawaï, la cupidité des Européens et des Américains appuyée sur leur puissance militaire et leur manque de scrupules, sont toujours là aujourd’hui et s’étendent sur toute la planète. Mais n’oublions pas l’ignorance. Elle est abyssale, non seulement pour la biodiversité mais aussi pour le dérèglement climatique. Elle permet les pires méfaits : qu’il est facile de détruire ce que l’on ne connaît pas ! L’ignorance, nous pouvons la combattre. Ce livre nous aidera à le faire.