L’écriture est un deuil impossible

Lire Le temps est une mère d’Ocean Vuong, c’est faire l’expérience d’une grande lecture de poésie. L’écrivain américain né au Vietnam rappelle les pouvoirs incommensurables de remémoration de la poésie et combien elle permet de donner une autre forme à la vie. Dans son deuxième recueil, avec une virtuosité et une inventivité formelles stupéfiantes, sans jamais oblitérer l’émotion et une dimension lyrique, il rassemble les morceaux de son existence, entreprend l’impossible deuil de sa mère et fait, finalement, un bouleversant apprentissage de la liberté.

Ocean Vuong | Le temps est une mère. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle. Gallimard, 128 p., 16 €

Écrire, c’est convoquer des fantômes, semble nous murmurer Ocean Vuong. Ou plutôt, c’est faire entrer des fantômes dans la vie. Leur redonner, en soi, dans nos gestes, dans les remémorations qui suspendent le passage terrible du temps, une place, un champ dans l’existence. C’est convoquer, refaire, le passé, sans s’abandonner à la mélancolie, affronter ce que l’on fut, ce que l’on est, accepter d’être en vie dans le grand silence des disparus. C’est faire le deuil de l’enfance sans y renoncer, accepter les plaies que l’on s’inflige, se ressouvenir sans sombrer, affronter la disparition, accepter d’être libre. 

C’est que les souvenirs sont ici des traces sur la neige ; les mots, des frissons dans les arbres. Il faut dire que dans la poésie de Vuong le plus prosaïque est habité d’une bizarrerie. Ou plutôt d’une étrangeté. Car celui qui écrit ces poèmes est différent, il fait comme une tache dans le monde qui l’entoure, qu’il disjoint, qu’il refuse, qu’il oblitère. Qu’il passe dans le monde, dans le passé, avec des yeux vivants qui affrontent la vraie vie – la peur, la douleur, l’homosexualité, la drogue… Il en ressort une sorte de tension extrême qui se confronte à un lyrisme rentré, intériorisé. On a l’impression d’une brûlure, de quelque chose qui laisse une trace. 

Ocean Vuong  Le temps est une mère
Ocean Vuong (2019) © Tom Hines

Oui, c’est probablement de cela qu’il s’agit, de traces. De flottements de la mémoire que le poète essaie de saisir, de retenir, d’écrire tout simplement. Et combien on lui dit que c’est inutile, que cela ne sert de rien. Le temps est une mère raconte cette résistance d’un jeune homme qui se débat avec ce qu’il est, ce d’où il vient. D’un père ambigu, d’un frère, d’une mère dont la disparition ouvre une sorte de gouffre stupéfiant devant lui et qu’il tente de remplir, de combler, par une écriture rétrospective qui retrace des épars de sa vie, de ses expériences, de ses souvenirs, avec une obstination farouche et, pour tout dire, bouleversante. 

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La poésie d’Ocean Vuong résiste, incandescente, le lecteur s’y brûle.

Ce sont eux les fantômes qu’il faut saisir, retrouver, écrire. Et finalement c’est soi-même que l’on dessine en confiant le trouble qu’il y a à ne pas les retrouver vraiment, à affronter le vide de la mémoire, ses inconséquences propres aussi, les troubles de la provenance. La poésie de Vuong confronte une intériorité à la fois à son environnement, c’est-à-dire son réel propre, celui d’un jeune Américain d’origine asiatique et homosexuel, et à un passé, composé d’une multitude d’éléments minuscules, qui le surplombe, des origines qui échappent, d’une violence héritée. Cela ordonne une langue habitée par une tension effarante, quelque chose qui résiste à toutes les tentatives d’introspection et les reconduit, faisant passer d’un poème à un autre, sans que l’on puisse vraiment y résister. 

Et pourtant le recueil, composé de quatre parties bien distinctes qui racontent des étapes de l’existence du poète et y mêlent des interrogations existentielles et portant sur les moyens mêmes de l’écriture, propose une variété assez stupéfiante de tons et de formes. Certains poèmes semblent obéir à une tendance objectiviste alors que d’autres, plus sentimentaux, introspectifs, redoublent d’un lyrisme qui confine à une mystique intérieure ou à un éprouvement de la conscience. Il y a ainsi des poèmes narratifs assez longs, compacts, comme « Riens », « Künstlerroman » (le plus long) ou « Le petit loser magnifique », mais aussi des textes plus opaques, déstructurés, comme éclatés sur la page. Ils sont plus violents et plus stupéfiants peut-être, racontant des souvenirs plus négatifs, plus tournés vers le passé et des pertes que rien ne semble pouvoir réparer ou amoindrir. 

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La poésie d’Ocean Vuong résiste, incandescente, le lecteur s’y brûle. On est frappé par une audace de la coupure, de la manière dont le langage relève d’un heurt, de quelque chose qui se brise, ou en tout cas s’arrête. Il y a dans ce lyrisme une grande retenue, une sorte de stupeur de la voix poétique à pouvoir être. Le poète se confronte à ce qui manque, obstinément. Toujours il s’interroge sur le temps perdu, sur les instants manqués, sur les douleurs primordiales, les pertes insupportables, sur les excès qui y répondent. Mais surtout, sa poésie interroge ses moyens, son utilité ou sa nécessité, dans des textes qui reviennent toujours à l’obstination qu’il y a à les écrire, qui figurent une sorte d’appel poétique, impérieux, à l’écriture. Et c’est là que le poète touche juste, sonne juste, toujours. La grande affaire qui occupe Vuong ne semble être que la confrontation de l’existence avec le passé, une longue interrogation sur la mémoire, sur ce passé composé « toujours plus long », sur les corps qui le peuplent, ce passé auquel on ne peut que revenir, pour s’en libérer ou s’y arrimer. 

C’est le corps du père dans une voiture, celui de Peter aussi, celui des amants qui le touchent, celui de la mère qui n’est plus et dont tous les gestes reviennent, ou encore celui du taureau au « yeux bleus kérosène » du poème inaugural qui figure « Non une réponse mais / une entrée en forme / d’animal. Comme moi. » Ces corps vivent dans les poèmes, littéralement. Car, au-delà des expériences passées ou présentes que saisit chacun des textes, c’est retrouver leur absence, éprouver leur perte, qui occupe l’écrivain. Et s’il les raconte, les confie, tantôt avec une brusquerie et une provocation violente, d’autres fois avec une douceur languide, il revient toujours à l’expérience du corps qui confirme la mémoire. 

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Les poèmes de Vuong sont comme un deuil infini. Ils rassemblent les morceaux d’une vie altérée, inconfortable.

Car Vuong ne parle de rien d’autre finalement que d’une provenance, du malaise à être au-delà de ce qu’il est au départ. C’est le grand sujet terrible de la longue lettre à la mère de son roman fulgurant intitulé Un bref instant de splendeur. Il revient toujours à l’étrangeté des origines, à l’inconfort à être, à l’impossibilité de s’en dépêtrer, à l’illégitimité aussi. Le temps est une mère – quelle superbe inversion de genre ! – raconte tout simplement l’impossible deuil, le véritable chagrin, de la perte de la mère, de ce qu’elle porte en elle comme dans sa disparition de la ferveur, du possible même, de l’écriture. On est hanté par une voix absente, par une présence impossible, fantomatique. Car l’écriture procède d’elle, d’elle qui ne sait pas lire, forme de paradoxe qui porte l’écriture d’Ocean Vuong avec la simplicité du vertige. Elle est celle pour qui on écrit et celle qui lit dans son absence, elle est le lecteur idéal que l’on devient finalement. Il écrit ainsi dans un des derniers poèmes – le plus émouvant : « tu m’as acheté des crayons toi qui me lis je ne savais / pas parler alors je me suis écrit dans le / silence où je restais à t’attendre Maman / pour me lire me lis-tu à présent », ajoutant : « chère lectrice qui ne / sait ni lire / ni écrire tu as écrit un fils au monde sans un / mot ». 

Les poèmes de Vuong sont comme un deuil infini. Ils rassemblent les morceaux d’une vie altérée, inconfortable. Hantés par des images – de la neige, des arbres, de mystérieuses fourmis – par des êtres disparus, au premier rang desquels cette mère qui fait l’écriture, la rend possible. Celle qui donne la possibilité d’une voie venue d’ailleurs, d’un passé terrible, de la guerre au Vietnam, donne une voix qui charrie le passé, trouve les images justes, permet de casser, de briser le langage pour toucher à une émotion incandescente. Celle qui, dans sa disparition même, rend tout possible, celle qui quand on lui ressemble, dans un instant fugace, fait dire au poète : « Et puis ça m’est venu, ma vie. Je me suis rappelé ma vie / comme la poignée d’une hache, en plein vol, se rappelle l’arbre. // & j’étais libre. »