Tessinois, Daniel Maggetti écrit en un français accueillant aux tournures dialectales de ce canton italianophone, comme cette terre fut accueillante à une famille venue de la région de Brescia il y a un siècle, qui parlait donc un autre dialecte. Cette famille est la sienne mais ce qui lui importe est de se questionner « sur l’appartenance et l’identité, sur leur réalité et leurs intermittences ». C’est sans doute une bonne manière d’évoquer l’expérience de l’immigration.
Dans la campagne tessinoise du début du XXe siècle, on qualifiait de matlosa celui dont on ignorait la provenance mais que l’on percevait comme étranger au pays. Cette extranéité se reconnaissait moins aux modes de vie qu’à de menues différences dans la manière de prononcer tel ou tel mot qui, à notre oreille, serait toujours de l’italien. Des deux côtés de la frontière, qu’on soit dans la province de Brescia ou dans celle de Lugano, c’est la même civilisation rurale des Alpes du Sud, mais la présence des montagnes fait que, d’une vallée à l’autre, les distances culturelles sont perçues comme importantes. Elles sont évidemment creusées quand la frontière politique qui sépare ces vallées devient celle d’un pays gangrené par le fascisme. Certains alors vont de l’autre côté sans forcément formuler l’évidence qu’ils ne veulent pas avoir affaire à un tel régime. Ils n’arrivent pas en réfugiés politiques non plus qu’en « réfugiés économiques » comme on dit ces temps-ci, ils arrivent pour travailler.
Le personnage principal de ce livre est charbonnier, un métier ingrat et difficile qui requiert une expertise et peut donc procurer une véritable reconnaissance. Ce qui est raconté de sa vie pourrait être dit ordinaire en ce qu’il ne vit rien d’exceptionnel, sinon que c’est sa vie à lui, qui n’est ni héros ni victime. Il n’est pas chassé de son pays, il n’est pas mal accueilli dans le Tessin. Il subit bien sûr des paroles peu flatteuses comme ce « matlosa ! » mais c’est qu’il ne se mêle guère aux habitudes locales – et comment s’en étonner d’un charbonnier qui, par fonction, doit s’isoler au cœur des forêts durant les longues semaines qui vont de la coupe des arbres à la surveillance de la lente combustion du bois ? D’ailleurs, il est si peu rejeté qu’il ne peine pas à trouver un emploi.
La difficulté n‘est pas là mais dans la douloureuse coexistence de deux lieux éloignés d’une bonne centaine de kilomètres. Ce sont deux maisons, d’un côté celle où vivent l’épouse et la plupart des enfants, de l’autre ce qui en tient lieu aux charbonniers, la cabane en forêt où ils doivent s’abriter plusieurs mois durant. Quand le père part pour s’installer définitivement en Suisse, il exige que toute sa famille l’y rejoigne, et donc quitte son lieu de sociabilité. C’est-à-dire, bien sûr, rompre les relations que l’épouse et les enfants avaient pu nouer au fil du temps, mais surtout perdre une certaine liberté féminine alors moins restrictive que dans les villages d’un Tessin confit en religion et en machisme.
L’immigré est pris dans cette dualité des lieux entre lesquels il ne peut pas vraiment choisir. Il peut bien sûr décider de ne jamais retourner dans son lieu d’origine, mais moins aisément le chasser de sa mémoire. Et quand on a plusieurs enfants, on doit s’attendre à ce qu’ils ne fassent pas tous le même choix. Quant à l’épouse abandonnée à elle-même et à ses tâches maternelles trois années durant, comment s’imaginer qu’elle va de gaîté de cœur retrouver la soumission au père ? Lui ne se pose pas la question puisque tel doit être l’ordre des choses.
Le plus surprenant pour nous est sans doute que cette difficulté de l’immigration – que le père vit assez bien, à ce qu’il semble – n’est pas amoindrie par la grande proximité entre le lieu de départ et celui de l’installation. Des deux côtés, les paysages présentent les mêmes caractéristiques, et donc les mêmes métiers de la terre ; la langue urbaine est la même ; les cultures nous paraissent se ressembler beaucoup. Les personnages du livre sont sensibles à des différences qui nous semblent minimes. Ainsi en va-t-il de l’immigré, même s’il vient d’un autre village proche à tout point de vue – mais définitivement autre, sans que l’on puisse supprimer l’un des deux de la conscience, de l’imaginaire. À la génération suivante, certains retournent vers le village italien, les autres s’affirment pleinement tessinois. L’immigration a eu lieu.