Emmanuel Le Roy Ladurie : la joie de la pensée

Emmanuel Le Roy Ladurie vient de mourir à l’âge de 94 ans. Historien doué d’une bonne plume autant que d’une inventivité féconde, il a été porté par la vogue des sciences humaines, jusqu’à s’imposer comme une véritable figure auprès du grand public.


Emmanuel Le Roy Ladurie a d’abord travaillé comme toute sa génération sur une histoire quantitative de la France et de la France rurale quand, jeune professeur à Montpellier, il fit une énorme thèse sur les Paysans du Languedoc. On était alors au temps où la départementalisation des chantiers devait mener, par cumul de connaissances, à une vision de la France à elle-même, ce sur quoi on ironisait déjà avec Jacques Rougerie. La soutenance de Le Roy Ladurie fut âpre et d’une durée inédite ! Par un mémorable samedi de juin 1966, Pierre Vilar et Ernest Labrousse croisèrent le fer avec Roland Mousnier, outre Braudel, amphithéâtre Liard. Sa thèse annexe qui devint – sous l’œil du géographe Pédelaborde – sur Une histoire du climat depuis l’an mil ouvrait une brèche dont on n’imaginait pas la productivité. On l’en brocardait plutôt, car la dendrologie rendait les historiens circonspects.

Le grand public le découvrit en 1975 avec Montaillou, village occitan qui – paraît-il – se vendit à deux millions d’exemplaires. Mais sa trilogie du Carnaval de Romans 1979 à L’Argent, l’amour, la mort en pays d’Oc, Joan l’an prés, 1980, et à La Sorcière de Jasmin, 1983, ne sont pas d’un intérêt moindre. Il faut dire que sa navigation autour du monde baroque occitan l’émerveillait  et qu’il nous épatait car il concédait à ces sociétés saisies par des textes improbables et des situations conflictuelles une juvénilité – sans condescendance, ce qui aurait pu être fatal à toute autre plume – digne du personnage qu’il resta longtemps. Lui-même figurant en grand Duduche à vélo, circulant des Hautes Études (1965) au Collège de France (1973), bien avant d’entrer, vingt et trente ans plus tard, à l’Académie des sciences morales et politiques. C’est, plus singulièrement, en vrai lecteur érudit – et non point « usager » selon les terminologies actuelles – qu’il prit de 1987 à 1994 les fonctions d’administrateur général de la BN dans une situation perturbée. L’élection de François Mitterrand avec l’union de la gauche en 1981 lui avait donné des frayeurs propres à imaginer des tanks sur les Champs-Élysées… À croire qu’être fils d’un agrarien normand proche du catholicisme social et un temps ministre sous Pétain ne se guérit pas en passant par le PCF (avant de le quitter en 1956, ce dont il s’expliqua dans Paris/Montpellier : PC, PSU, 1945-1963)

Emmanuel leroy ladurie
Emmanuel Leroy Ladurie. © CC BY-SA 3.0/Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons

Ses travaux de synthèse, ses multiples préfaces, alimentaires ou non, ne font pas oublier qu’il n’est jamais aussi percutant que lorsqu’il écrit une histoire qui tient de l’énigme anthropologique – jusqu’à ses derniers chantiers Saint-Simon ou le système de la Cour avec Jean-François Fitou (1997) ou du Siècle des Platter en trois volumes (1997-2006). Ce qui intéressait Le Roy Ladurie et les gens qui pratiquaient son séminaire, c’est le jeu permanent qu’il maintenait entre les situations du passé qu’il sollicitait et son sens sociologique de la communauté dans laquelle les hommes s’inscrivaient. La chair de l’histoire prend alors en compte le poids du monde, ni pour le pire ni par noir cynisme, mais dans la jubilation de la volonté de savoir.

Passé comme bien d’autres du quantitatif lourd – comme il s’en explique rétrospectivement en 1997 dans L’historien, le chiffre, le texte – à un sens expansionniste du Territoire de l’historien (1973), Le Roy Ladurie a donc bien participé de cette joie de la pensée qui rendit une jeunesse à « l’atelier de l’histoire » (titre de François Furet en 1982). C’est qu’il se souciait peu des frontières disciplinaires et faisait feu de toutes les méthodes d’approche capables d’éclairer un texte, des documents de toute provenance. Il en donna une figure au très vert sire de Gouberville ou à des situations imprévues. Ce ne furent pas les prémices d’une histoire par objet, mais la volonté de rendre des couleurs à la démographie historique animée par le rapport différencié aux « funestes secrets », un cheval de bataille de l’église du XIXe siècle et Leroy Ladurie en conféra à l’évêque du Mans Mgr Bouvier une célébrité certaine. Qu’il s’agisse de la taille des conscrits ou de la grande enquête rurale de 1852, il resta au carrefour du chiffre et de la sensibilité propre au Normand qui a rencontré le Midi. Son sens des écarts lui permit des approches assez personnelles des synthèses qu’il a conduites jusque dans sa tardive Histoire de France des régions, la périphérie française des origines à nos jours (2001) que nous aurions intérêt à méditer.

Le Roy Ladurie – promotion Ulm 1949 – apparaît également emblématique d’une génération née à la fin des années 1920 et marquée par des proches rencontrés dans les khâgnes parisiennes, tel Denis Richet (décédé en 1989, le moins connu mais pas le moins brillant de cette cohorte), François Furet et Jacques Ozouf (disparus en 1997 et 2006). Ils ont enchanté des générations qui voyaient l’alma mater ailleurs qu’en Sorbonne. Et, sans en avoir subi les contraintes, ils bénéficièrent d’un support de publicité par L’Observateur et à la radio par Les Lundis de l’histoire, sous la houlette de Jacques Le Goff, et de l’influence d’éditeur de Pierre Nora chez Gallimard. Ils ont surtout su satisfaire un public curieux de ce qui se faisait de plus inventif en sciences humaines. On a aimé se laisser embarquer par leur audace. Assurément, il va sans dire, et selon une formule qu’Emmanuel Le Roy Ladurie prétendait avoir empruntée à Napoléon, que le travail de l’historien est « un art tout d’exécution » s’il prétend éclairer un matin du monde dans le bonheur du débroussaillage sauvage.