C’est peu de temps après la publication d’Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine que l’historien ukrainien Serhii Plokhy rédige, comme à la hâte, son étude historique sur la guerre russo-ukrainienne des années 2014-2022. Les deux ouvrages ont été écrits et publiés en anglais – Plokhy est enseignant à Harvard –, le premier en 2015, objet d’un travail au long cours, le second en 2023. Les deux ouvrages pourtant ne sont pas gigognes : l’un plongeait dans les tréfonds de l’histoire ukrainienne, se livrant à une mise au grand jour de l’histoire européenne de l’État. Avec La guerre russo-ukrainienne. Le retour de l’histoire, l’auteur prend acte à la fois de l’accélération des événements et du changement des outils d’analyse : l’histoire à l’heure d’Internet ne peut s’effectuer au même rythme qu’à celle d’Hérodote.
Mais comment l’analyse historique peut-elle apporter ses lumières à un conflit dont on ignore le dénouement ? Serhii Plokhy applique à l’histoire immédiate les mêmes principes – et les mêmes précautions – qu’à un travail portant sur plusieurs siècles et il pratique la méthode qui lui est propre : il multiplie les approches, les sources, les documents de toutes natures pour embrasser un spectre aussi large que possible dont on comprend que, s’il est bref dans le temps, huit années, il connaît de multiples rebonds. C’est une histoire mondiale du conflit que l’historien veut approcher.
Pour décrypter chacun des éléments, il s’agit d’avancer pas à pas. Serhii Plokhy est capable de s’arrêter longuement sur la signification d’un timbre-poste ou de décrypter les témoignages postés sur Facebook par des citoyens ukrainiens. Toutes les données sont prises en compte, retournées en tous sens. Et c’est parfois par quelques menus détails que l’histoire confine au mythe ou que l’héroïsme se manifeste. Car il s’agit de ne pas se tromper d’héroïsme : au plus fort de la guerre, dans le sud du pays, souligne l’auteur, les « véritables héros » furent les maires locaux dont les villes et villages étaient encerclés, confrontés à des responsabilités que parfois Kyiv ne pouvait plus assumer.
Le récit redimensionne ainsi chacun des moments de l’histoire. Il n’accorde pas davantage de place à la révolution de la Dignité, qui explose au centre de Kyiv fin 2013, qu’aux difficultés rencontrées par la présidence Eltsine fin 1991. Et l’histoire de la Russie est invitée à de plus justes proportions. Ce que Serhii Plokhy cherche à dégager, ce sont des lignes de continuité, des moments où passé et présent entrent en résonance, pour faire émerger des récits alternatifs. Hésitations identitaires russes depuis « le temps des principautés », retour des Ottomans ou atermoiements autour de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, ces lignes de fracture vont s’étendre de façon inattendue jusqu’à Taïwan que Pékin veut voir comme une province sécessionniste : Taïwan accueillera l’Américaine Nancy Pelosi avec les drapeaux bleus et jaunes de la guerre d’indépendance ukrainienne. On suit ainsi du regard l’occupation de la Crimée.
Cette traque du temps long n’exclut pas de pointer des moments qui peuvent faire figure de « commencements ». La guerre ? Elle a commencé le 27 février 2014, lorsque les forces armées russes se sont emparées du bâtiment du Parlement de Crimée. Mais l’Empire russe, lui, est confronté à la question nationale dès le premier soulèvement polonais de 1830 opposé aux Empires russe, prussien, habsbourgeois et dont les Ukrainiens vont s’inspirer.
Les différents acteurs puisent dans leurs cultures respectives pour nourrir leurs stratégies. Les historiens et philosophes Kostomarov et Chevtchenko trouvent dans la langue et les récits populaires matière à revendiquer l’existence d’une nation ukrainienne distincte de la nation russe. Les formations militaires ukrainiennes portent des noms cosaques et emploient des tactiques proches de celles des Zaporogues, fondant sur l’ennemi là où il ne s’y attend pas, attaquant les Russes par l’arrière pour leur donner l’impression qu’ils sont déjà cernés. L’historien n’hésite pas à saluer l’intérêt d’associer l’héritage cosaque à l’entraînement de l’OTAN.
Le projet russe, de son côté, s’inspire des différentes conceptions en cours dans les années 1990 : l’eurasisme qui cherche la restauration de l’ancien espace impérial russe, les mémoires du général Denikine ou du philosophe Ivan Iline dont l’article « Ce que le démembrement de la Russie promet au monde » inspire Vladimir Poutine jusqu’aux temps présents. Il ne faut pas sous-estimer non plus l’influence d’Alexandre Soljenitsyne qui prône d’abord une séparation entre les Slaves orientaux et les républiques non slaves de l’Union soviétique, avant de plaider en faveur de l’annexion de l’est et du sud de l’Ukraine dans « La Russie sous l’avalanche » en 1998.
Le face-à-face était-il d’emblée belliqueux ? Ce sont deux projets politiques distincts qui se côtoient, se comparent, puis vont s’affronter, dans un temps relativement bref. L’attaque de 2014 se fait au nom de la « nouvelle Russie », la novorossia, conception issue du XVIIIe siècle, dans la lignée des guerres impériales, sans prendre en compte qu’une « nouvelle Ukraine » est en cours de mutation et va s’imposer sur la scène internationale. Les deux États ne se reconnaissent plus et même les sociétés ont le sentiment d’appartenir à deux civilisations différentes.
Pour comprendre cette séparation, l’historien invite à revenir à ce début des années 1990, période confrontée à un défi majeur : comment transformer la Russie post-soviétique en un État-nation européen ? La réponse ne se fait pas attendre : « pour que les réformistes l’emportent, il fallait que l’empire disparaisse ». Plokhy ajoute : « Ce qui s’est réellement passé pour l’URSS cette année-là, c’est ce qui est arrivé “à l’heure dite” à d’autres empires, quand la durée potentielle qui leur était allouée par l’histoire a expiré. »
On comprend que l’analyse de ce conflit – non achevé – ne se termine pas par une interrogation, encore moins par un diagnostic. S’il est une conclusion, elle se trouve en filigrane, dans cette date de péremption que l’empire aurait déjà dépassée.
La Russie n’est pas seule dans cette épreuve. « L’Europe et le monde ont pratiquement épuisé les dividendes la paix qui avaient suivi la chute du mur de Berlin en 1989, et sont entrés dans une nouvelle ère dont on ignore encore la nature. » Serhii Plokhy, également spécialiste de la guerre froide, a préparé les armes pour le retour de l’histoire, ou même sa suite, non pour sa fin, sinon la fin de l’empire.