Les éditions Gallimard publient coup sur coup deux livres d’Hélène Cixous : Incendire. Qu’est-ce qu’on emporte ? et Il faut bien aimer. Séminaire 2004-2007. Dans le premier, Cixous plonge son lecteur dans un flot autobiographique et poétique déclenché par l’expérience traumatique de l’incendie survenu en 2022 dans le bassin d’Arcachon. Le second regroupe les séances de trois années du séminaire inauguré par Cixous à l’université de Vincennes voilà presque cinquante ans et qu’elle continue de donner à ce jour. D’un volume à l’autre, on est saisi par la vigueur, la perspicacité et l’inventivité avec laquelle cette grande figure de la pensée française poursuit son entreprise de déchiffrement du monde, servie par une puissance de lecture inouïe et une écriture virtuose.
Incendire. Qu’est-ce qu’on emporte ? s’ouvre sur l’évocation d’une « Guerre » dont la violence apocalyptique enflamme l’histoire et la géographie. Nous sommes quelque part entre Oran et Osnabrück, entre 1492 et 2022, à moins que ça ne soit 1942. On humilie, on expulse, on tue des juifs qui fuient « de vie en vie » ou finissent « en Stolperstein, pavé modeste incrusté dans le trottoir comme la plupart des Jonas », ces membres de la famille maternelle de Cixous morts en déportation. Que se passe-t-il ? En surface, en juillet 2022, Hélène Cixous se trouve dans sa « maison d’écriture » près d’Arcachon, lorsque la forêt prend feu et que d’épais nuages gris envahissent le ciel. Dans les profondeurs, « cette odeur crématoire » ravive (triggers, dirait-on en franglais) un flot de souvenirs et d’images, un flot de morts et de mots. La voilà à nouveau plongée dans les cryptes et les ruines du Grand Incendie Nazi qu’elle parcourt depuis quelques années, notamment dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem (Galilée, 2016), 1938, nuits en 2019 ou encore dans Ruines bien rangées en 2020.
Mais cette fois-ci, quelque chose a changé. Une digue a cédé sous la pression du danger immédiat : « Il me vient à l’idée que pour la première fois de ma vie je fais l’expérience du “Traumatisme”. Ce trouble ne se loge pas simplement dans l’âme et ses localisations secrètes. Il est physique, il fracasse les membres. Trait particulier : tout l’être est fendu. » Le livre vient capter cet état d’alerte, ce présage de mort qui met l’être sous tutelle et réveille l’instinct de fuite déposé en elle par les générations qui la précèdent. « Fuir recommence, c’est plus fort que moi. » D’où la question inscrite sur la couverture du livre : Qu’est-ce qu’on emporte ? Qu’est-ce qu’on emporte lorsqu’il faut fuir d’une minute à l’autre ? Que doit-on emporter avec soi du monde que l’on doit quitter pour se sauver ? Comment emporter avec soi ce lieu qui se consume sous nos yeux ? Un cortège d’exilés familiaux et familiers l’aide à préparer son « Sac-de-Fuite » : Énée fuyant Troie en emmenant Anchise, son père-patrie, sur son dos, Walter Benjamin fuyant vers l’Espagne avec son cartable rempli de manuscrits, ou sa mère, Ève, fuyant l’Allemagne avec « deux valises, gros berceaux ventrus pleins de photographies ». S’engage alors une lutte avec le livre que Cixous poursuit par écrit à la découverte d’autres temps, lieux et aïeux, tous marqués par la violence de l’exode et de l’incendie. Et si « l’odeur de cramé » finit par s’estomper, « l’Incendie ne s’éteint jamais ».
Si Incendire se lit vite, quasiment dans l’urgence, Il faut bien aimer, le volume qui regroupe les séminaires que Cixous a donnés de 2004 à 2007, demande une lecture patiente et attentive. Après un premier publié en 2020, c’est le deuxième volume de l’édition du séminaire commencé en 1974 et que son éditrice, Marta Segarra, projette de publier dans son intégralité. Admirablement retranscrit et édité à partir d’enregistrements, il nous est donné d’entendre-lire la voix de Cixous « performant » son séminaire. Ces années-là sont placées sous le signe du deuil, du rêve et de l’amour, trois thèmes que Cixous travaille au contact rapproché des textes de Marcel Proust. Roland Barthes organisait dans son dernier cours au Collège de France, La préparation du roman, un face-à-face entre Proust et le haïku pour explorer les rapports qui existent entre deuil et écriture. Hélène Cixous, elle, croise ses lectures de Proust avec celles de Jacques Derrida, son compagnon de pensée mort un mois avant la première séance transcrite dans le volume. Ces deux-là forment ensemble l’armature essentielle des cours, mais d’autres auteurs fétiches apparaissent au fil des séances : Montaigne, Freud, Benjamin, Lispector, Flaubert, Balzac et d’autres encore.
Cixous les lit avec minutie et agilité, en déployant un art consommé de la glissade métaphorique et métonymique. Elle attire notre attention sur des mots « qui passent inaperçus parce qu’on n’a pas l’habitude de lire comme il faut, à la loupe » et qui, une fois agrandis, dépliés, traduits et transportés, s’avèrent illuminer tout un rayon de sa bibliothèque intime. Ainsi d’un « champignon » qui apparaît dans L’interprétation des rêves de Freud et à partir duquel elle explore le rapport de la littérature au rêve en conviant dans la danse de son commentaire ces autres grands rêveurs que sont Benjamin, Rimbaud et Kafka. Ou de l’« abandon » d’un chien qu’elle relève dans un récit de Clarice Lispector dont l’exploration étymologique l’amène à une réflexion philosophique passionnante sur le pouvoir, la responsabilité et le rapport à l’autre. Une réflexion nourrie de la lecture d’un séminaire de Derrida intitulé La bête et le souverain, qui ouvre à son tour sur l’oubli d’Albertine chez Proust, un motif qui sert de basse continue à ces trois années de Séminaire. Chaque fois, Cixous tire des fils avec lesquels elle tisse, de séance en séance, une chambre d’échos où la littérature et le monde se tiennent enchâssés : « Nous sommes toujours dans un univers assez mystérieux, fantastique, mystique, celui de la littérature qui est le monde autre dont on peut considérer qu’il hante celui qu’on appelle le monde réel, qui le hante à son tour. » Un monde double dans lequel elle nous guide généreusement, le long des chemins de lumière qu’elle trace au fil de ses lectures.
Lire ensemble ces deux volumes offre en définitive une expérience étonnante : le livre de fuite que Cixous poursuit par écrit dans Incendire et le livre de mort et d’amour qu’elle raconte au fil des séances d’Il faut bien aimer se mettent l’un et l’autre à apparaître sous les traits de la Valise qu’Ève emportait déjà dans sa fuite dans un livre précédent, Ruines bien rangées : « Tout d’un coup tout est dans la Valise. […] Elle est pleine de voix. Elle contient des années, les bureaux de la mémoire, les signes des émotions. Vie portative. »
Tout d’un coup, tout est dans le Livre : un réservoir de voix, de mémoire et d’émotions. Et par un de ces retournements magiques dont Hélène Cixous a le secret, on se retrouve à notre tour emporté par ces livres qui nous aident à mieux appréhender ce monde « qu’on appelle le monde réel » et qui continue de brûler.