Derrière les rivalités entre quartiers

Depuis trente ans, les « embrouilles » ont fait au moins cent vingt morts en France. Comme dans le cas de Veli, un adolescent de quinze ans, tué par arme blanche « par des individus en fuite », dit le rapport de police, ce qui entoure ces drames a été rarement explicité. L’ouvrage du sociologue Marwan Mohammed fera date, tant il satisfait notre besoin de compréhension de ce qui se passe sur l’autre scène, celle, comme on l’appelle, du « quartier ». Cette scène qui alimente les rubriques des faits divers, par la comptabilité morbide qui est présentée. Cette scène qui ne se donne pas à voir et qui est vue du côté des médias, des institutions, des appareils sécuritaires uniquement comme des espaces physiques et symboliques de violences, de trafics, d’illégalité. Cette scène qui nourrit les inquiétudes sur le plan de l’ordre public et qui irrigue les territoires de dispositifs visant à mettre fin aux « rixes ».

Marwan Mohammed | « Y a embrouille ». Sociologie des rivalités de quartier. Stock, 250 p., 20,90 €

Un des atouts de l’auteur est d’affirmer dès le départ qu’il ne s’agit pas de « rixes ». Ce terme recouvre des réalités très diverses et ne permet ni de saisir ces phénomènes ni d’agir dessus. En faisant le choix de parler plutôt d’« embrouilles », terme utilisé par les jeunes eux-mêmes pour désigner les conflits qu’ils vivent et leurs effets, il pose un acte politique fort, celui de prendre langue directement avec les publics visés pour saisir au mieux l’expérience qui est la leur. C’est cette expérience des jeunes qui va amener Mohammed à proposer la notion « des violences honorifiques découlant de rivalités entre groupes rattachés à des territoires ».  

En partant de la description d’une situation à travers sa lecture pénale, qui constitue une « représentation du réel construite à partir de faits sélectionnés et configurés pour les besoins du travail policier et judiciaire », Marwan Mohammed nous emmène au cœur d’une « embrouille ». À travers une cartographie des acteurs, des quartiers, des établissements scolaires, il décrit de manière précise comment se construit un conflit, ses variables, ses stratégies, ses jeux d’acteurs. À l’endroit même où le grand public ne voit que des unes de presse et les institutions des violences sans motivations, il présente des nuances, des mécanismes, des interactions, pour saisir ce qui se joue à travers une scène ordinaire d’embrouille. Les trajectoires des uns et des autres, les parcours de vie, les itinéraires scolaires, la place des réseaux sociaux dans la production du discours sont autant d’éléments qui mettent un ordre dans ce qui semble être du chaos. 

À la lecture de ce livre, les travailleurs sociaux et les acteurs associatifs entendent une voix qui peut faire écho à leur expérience, et perçoivent une possibilité de comprendre ce phénomène qui laisse trop souvent les acteurs de terrain désemparés. Derrière ce qui passe pour des violences gratuites, sans gain et sans intérêt, dans lesquelles on stigmatise « l’ensauvagement » de notre société, on découvre une mise en sens, politique, sociale et subjective. 

Les pratiques violentes des jeunes ont une longue histoire, qui va de l’Antiquité à l’époque moderne. Marwan Mohammed montre de quelle manière cette violence juvénile a été, à de nombreuses reprises, instrumentalisée et parfois évacuée hors du territoire national, que ce soit dans le cadre des guerres ou dans celui des colonies. Les apaches devinrent une figure des « bas-fonds » vers la fin du XIXe siècle. Dans l’immédiat après-guerre, il y eut les J3. Le phénomène « blousons noirs » décolle vraiment à l’été 1959 par la montée en épingle médiatique de deux « rixes » entre différentes bandes à Bandol et à Paris. Il y eut une époque où ces « franges, turbulentes, indociles et déviantes de la jeunesse populaire » pouvaient dans un contexte de plein emploi trouver un métier, se mettre en couple et accéder à un logement, en gardant la tête haute et sans avoir à s’inscrire dans un système scolaire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. 

Y a embrouille, sociologie des rivalités de quartiers. Marwan Mohammed embrouilles
Street art, par C215 (Vitry-sur-Seine) © CC BY 2.0/Jeanne Menjoulet

Marwan Mohammed met également en évidence ce que l’institution scolaire a pu produire de sentiment d’infériorité dans les familles et chez les plus jeunes. Là où la scolarisation de masse a provoqué de nombreux espoirs chez les personnes d’origine ouvrière, elle a également provoqué frustrations et tensions chez celles qui n’avaient pas pu se soumettre à la discipline scolaire et se sont retrouvées sans débouchés. Ces jeunes ont eu alors la sensation de ne pas être « à la hauteur » du fait de leurs importantes carences éducatives. Marwan Mohammed critique ainsi la notion de décrochage scolaire, préférant celle de « non accrocheur ». « Plus qu’avant, les désillusions scolaires deviennent de puissants leviers de formation des bandes » qui vont chercher dans ces dynamiques, dans les embrouilles, et dans la compensation que leur procure l’appartenance à une bande, un moyen de se valoriser et de valoriser des compétences qui n’ont que peu de place dans le système éducatif actuel. La question de la compensation va ainsi permettre de mettre en exergue les trajectoires et les parcours des personnes concernées.

C’est dans certains espaces, les « quartiers », que se déroulent ces trajectoires heurtées. Marwan Mohammed montre la signification de l’appartenance au quartier. Les interactions entre les habitants, et les rapports de force qui apparaissent « forment un paysage normatif qui donne à chaque quartier son empreinte particulière ». Chaque quartier a sa spécificité, chaque embrouille a sa propre dynamique, « chaque lieu a une histoire, dont les legs qui s’articulent aux évolutions du présent forment une configuration ». On voit ainsi émerger, à travers les trajectoires, les conditions de vie, les institutions, tout ce qui aboutit aux comportements violents des jeunes dont l’auteur aborde les aspects politiques, sécuritaires et pénaux, et dont les habitants des quartiers populaires sont la cible. Les mécanismes des politiques publiques pour « étendre le filet pénal » et ainsi répondre à la demande de l’opinion publique sur la question de la sécurité sont présentés de manière très précise, notamment en ce qui concerne la délinquance des mineurs. Marwan Mohammed analyse avec précision les mécanismes qui contribuent à renforcer le discours selon lequel la situation sécuritaire se dégrade et la violence est partout, et qui empêche tout débat « rationnel ». L’expression inadéquate de « violences urbaines » permet de regrouper indistinctement une somme de comportements collectifs très différents qui ont en commun le fait de pouvoir être disqualifiés, sans qu’on prenne le temps de les comprendre. Nous en saisissons encore les effets lorsqu’un ancien ministre de l’Intérieur dit qu’expliquer c’est déjà un peu justifier. 

Le livre de Marwan Mohammed permet ainsi de dépasser les images médiatiques. Mais c’est également un ouvrage qui fournit des repères théoriques et pratiques pour le champ de l’intervention sociale et des acteurs associatifs qui agissent pour « réduire les violences ». L’auteur présente de nombreuses initiatives qui se sont construites sur différentes terrains, comme la production de courts métrages. L’ouvrage aborde surtout des questions douloureuses : la mort, les séquelles, les traumas. Une approche scientifique rigoureuse s’allie à une empathie assumée : ce qui se passe actuellement dans les quartiers populaires mérite d’être pensé. Le livre majeur de Marwan Mohammed nous incite à cesser de voir de l’ensauvagement dans ce qu’il appelle les « embrouilles » des jeunes et à en rechercher le sens pour faire autre chose que surveiller et punir. 


Wajdi Limam est doctorant en sociologie à l’université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis. Sa thèse porte sur « l’accompagnement social face aux parcours de radicalisations ».