Hypermondes (29)
Dans une trilogie en cours, dont Pénélope, reine d’Ithaque est le premier tome, Claire North étudie avec ironie et subtilité les problèmes qui se posent aux femmes exerçant le pouvoir dans des sociétés patriarcales. En même temps, elle fait vivre de manière très évocatrice une île de la Méditerranée à la période mycénienne. En 2022 et 2023, ont également été traduits les trois tomes (Le serpent, Le voleur et Le maître, éd. Le Bélial’) de La maison des jeux, dont l’écriture témoigne de la finesse et de la maestria d’une autrice parmi les plus intéressantes de la science-fiction et de la fantasy actuelles. Pendant le festival des Utopiales, elle a répondu aux questions d’En attendant Nadeau.
Comment le projet de réécrire l’Odyssée du point de vue de Pénélope est-il né ?
Deux choses m’intéressaient pour Pénélope, reine d’Ithaque : d’abord, ce que serait une île d’où tous les hommes auraient disparu, ce qui, si l’on réfléchit à l’Iliade et l’Odyssée d’un point de vue géopolitique, aurait pu être le cas d’Ithaque. Ulysse aurait emmené à la guerre la fine fleur des hommes d’Ithaque, puis, pendant dix ans, il aurait mobilisé de plus en plus de garçons et de ressources, qui ne seraient jamais revenus. Ce qui signifie que les seules personnes à même de diriger l’île auraient été des femmes. Je voulais donc voir à quoi cela pourrait ressembler dans une société très patriarcale. L’autre chose qui m’intéressait vraiment était la position de Pénélope en tant que reine. Élisabeth Ire d’Angleterre a eu ce problème d’être une femme régnant à une époque où les femmes n’étaient pas censées exercer le pouvoir. En France, à la même époque, Marie de Médicis était une femme très puissante mais, parce qu’elle avait osé exercer le pouvoir, l’Histoire l’a présentée comme un serpent et une louve. Si une femme exerçait seule le pouvoir, elle risquait d’être considérée comme un tyran. Elle pouvait épouser un homme pour être légitime. Mais si la reine d’Angleterre avait épousé le roi de France, cela aurait entraîné la guerre avec l’Espagne ; si elle avait épousé le roi d’Espagne, la guerre avec la France ; si elle avait épousé le duc de Norfolk, la guerre avec le roi d’Écosse. Et si elle refusait un prétendant, elle courait le risque qu’il décide d’envahir l’Angleterre. Pendant des années, elle a donc jonglé entre ne pas dire tout à fait oui et ne pas dire tout à fait non. Comme je n’étais pas particulièrement intéressée par Élisabeth Ire, j’ai choisi Pénélope.
Avez-vous un lien particulier avec la culture classique en général ?
Je ne pense pas avoir avec la littérature classique de lien plus fort que celui de toute personne qui a baigné dans la culture littéraire occidentale. Par exemple, la représentation des femmes dans les récits de la Grèce antique obéit à trois archétypes : Pénélope, l’épouse chaste qui reste à la maison, Hélène, trop belle pour être intelligente, et Clytemnestre, ambitieuse et qui, pour cette raison, doit être tuée. Ces trois archétypes se retrouvent dans toute la culture occidentale. Chez Dickens, toutes les femmes un peu importantes sont courtisées par des prétendants alors qu’elles attendent patiemment un homme. Chez Shakespeare, Lady Macbeth veut le pouvoir : elle doit donc mourir. Hélène reste aujourd’hui encore l’archétype de la beauté pour laquelle les hommes doivent se battre. Ainsi, même si je ne me considère pas comme particulièrement versée dans la littérature grecque, je crois que tous les écrivains occidentaux ont ressenti son influence au fil des siècles.
Électre est un personnage formidable, très fort dans Pénélope. Comment en êtes-vous venue à intégrer l’histoire des Atrides à votre livre, car dans la mythologie, sauf erreur, Clytemnestre ne vient pas à Ithaque ?
J’ai triché là-dessus. Mais les légendes sont très intriquées. Tout le monde apparaît dans les histoires des autres, les familles sont liées par mariage. Les textes ne sont pas réalistes, Achille devrait avoir une cinquantaine d’années au moment de la guerre de Troie mais, mythologiquement parlant, ces personnages sont tous supposés vivre à peu près à la même époque et ils sont apparentés : Pénélope est la cousine de Clytemnestre. En relisant l’Orestie, j’ai pensé qu’il était logique que leurs actions aient des répercussions les unes sur les autres. Contrairement à Pénélope, qui est très secrète, Clytemnestre use ouvertement de son pouvoir, elle est fière d’être perçue comme une femme puissante. Lorsque j’écris un livre, l’une des premières questions que je me pose toujours est de savoir ce qui va le plus perturber un personnage. Dans le cas de Pénélope, c’était de voir la seule autre femme puissante de Grèce débarquer chez elle. J’ai donc décidé d’incorporer Clytemnestre et Électre parce qu’elles créeraient le plus gros problème possible pour Pénélope.
Vous accordez une grande attention aux problèmes de la vie quotidienne. Vous êtes-vous fondée sur l’archéologie ou avez-vous simplement imaginé ce que la vie pouvait être dans la Grèce antique ?
J’ai beaucoup étudié l’archéologie mais, si nous avons suffisamment d’éléments pour avoir une idée du régime alimentaire et des pratiques funéraires, nous n’en savons pas beaucoup plus. Or, c’est un cadeau pour un auteur lorsqu’il y a suffisamment de sources archéologiques pour qu’elles servent de point de départ, mais pas trop, ce qui évite de se tromper. J’ai été heureuse de trouver suffisamment d’éléments sur la période mycénienne pour construire un monde, mais pas assez pour en être étouffée.
Les questions de politique, de ce qui est acceptable par le peuple d’Ithaque ou par les autres royaumes – armer les femmes ou pas, protéger Clytemnestre ou pas – ont une grande importance dans Pénélope : aviez-vous le projet de démythifier, de désacraliser l’Odyssée, d’en donner une version plus réaliste ?
Ce qui m’intéressait avant tout était la géopolitique, la vacance du pouvoir après la mort d’Agamemnon. Et la violence de ce monde dans lequel des générations entières d’hommes ont été élevées sans leur père, ce que dix années de guerre avaient provoqué dans une société où le pouvoir est lié à la guerre. Cependant, mon éditeur, assez tôt, m’a rappelé qu’il publiait de la fantasy, en me demandant d’ajouter quelques éléments surnaturels. Ma concession a été de faire raconter l’histoire par Héra. Si on fait des recherches sur le pouvoir des femmes, on trouve dans l’archéologie beaucoup de preuves que les déesses-mères préhistoriques étaient plus puissantes, plus vénérées que les divinités masculines. On peut observer une évolution dans les récits : on passe de femmes puissantes, comme Clytemnestre, à la disparition pure et simple des femmes. Héra m’est donc apparue comme une bonne narratrice pour cette histoire, elle qui a certainement été une déesse-mère, vénérée pour son feu et son pouvoir, avant d’être transformée par les mythes en une épouse jalouse dont on se moque. Elle constituait l’outil adéquat pour explorer comment la narration peut changer notre façon de voir les femmes, et comment leur pouvoir a diminué au cours de l’Histoire.
Dans votre livre, la relation entre Pénélope et Télémaque est très complexe et assez amère. Est-ce lié aux enjeux de pouvoir (la question de savoir qui dirige Ithaque) ou au fait qu’il a grandi sans père ?
Télémaque a été élevé dans une société patriarcale, c’est un homme : il devrait donc commander, or ce n’est pas le cas. Ce personnage reflète dans une grande mesure la crise de la masculinité au XXIe siècle. L’une de ses causes me semble tenir à ce que des générations entières de jeunes hommes ont été élevées avec l’idée qu’ils pouvaient s’attendre à un bon emploi, une position assurée dans la société, une petite amie dévouée, etc. Toutes choses que les générations précédentes ont obtenues parce que la concurrence des femmes n’existait pas : il y a cinquante ans, un homme n’avait pas besoin d’être particulièrement bon pour obtenir un emploi. Aujourd’hui, ces promesses faites aux jeunes hommes ne se concrétisent pas nécessairement : le capitalisme implique qu’il n’y ait pas assez d’emplois disponibles, pas d’accès immédiat aux privilèges, et en plus les femmes concourent pour les mêmes emplois sur un pied d’égalité. Si vous avez été élevé dans l’idée que le pouvoir devrait être vôtre, mais qu’en réalité vous ne l’obtenez pas, je crois que vous devenez un jeune homme très en colère. Télémaque m’a permis de représenter cela. Il a également été élevé dans l’idée qu’un homme devait correspondre à cet idéal impossible et héroïque que décrivent les poètes à travers Ulysse, Achille, Agamemnon… Le poison de ces histoires est en train de le tuer.
Comment en êtes-vous venue à intégrer à l’histoire le personnage de Kénamon l’Égyptien, étranger qui semble bien moins toxique que les prétendants et qui pourrait faire un mari acceptable pour Pénélope puisqu’il joue le rôle de mentor de Télémaque ?
Je pensais qu’il était très important d’avoir dans cette histoire au moins quelques hommes qui ne soient pas horribles, des exemples de masculinité positive, et, bien que je ne sois pas une autrice de romance, je voulais aussi que le lecteur s’interroge sur la capacité de Pénélope à résister aux avances. Même s’il ne s ‘agit que d’une possibilité, d’une option, d’une promesse alléchante. Pénélope n’a pas couché avec un homme depuis vingt ans, si quelqu’un se présente et s’il se montre ne serait-ce qu’à moitié charmant et acceptable, que va-t-il se passer ? Cela ajoute au livre un élément narratif qui me plaît bien.
Vous avez dit que vous aviez mis un peu de fantasy dans Pénélope. Considérez-vous ce roman comme de la fantasy ?
Je me considère comme une écrivaine de science-fiction et de fantasy et j’en suis très fière. La littérature de l’imaginaire est souvent rejetée et dépréciée par une grande partie de la critique, alors que c’est le troisième genre le plus populaire au monde après, dans l’ordre, l’érotisme et le roman policier. C’est également un genre qui pose des questions fondamentales sur l’identité, l’humanité, le pouvoir, l’avenir, le passé… Je considère donc cette littérature comme très puissante et importante. En ce sens, j’affirmerai toujours être une autrice de fantasy. Le revers de la médaille est le snobisme littéraire. Il y a peu de fantasy dans Pénélope, mais des livres comme ceux de Jennifer Saint ou Madeline Miller, dans lesquels on trouve pourtant de la magie, des centaures, des sorcières…, bénéficient de plus d’attention littéraire, juste parce qu’ils ne sont pas publiés par un éditeur de fantasy. Je voudrais que tout le monde célèbre la science-fiction et la fantasy et reconnaisse que les livres de Jennifer Saint et Madeline Miller sont aussi de la fantasy. Je veux continuer à tenir cette position – comme je le fais depuis vingt-trois ans, bien que ce soit compliqué et fatigant – jusqu’à ce que l’égalité des genres soit reconnue !
Le style de Pénélope est plus simple que celui de La maison des jeux. Aviez-vous dans l’idée de rendre Pénélope accessible à un plus large public ?
Non. Mon intention avec le style de La maison des jeux était de créer un climat de méfiance à l’encontre de la narration. Les personnages jouent les uns avec les autres – les uns contre les autres – et le narrateur principal manipule le lecteur autant que les personnages, c’est pourquoi l’écriture de La maison des jeux est légèrement plus riche que celle de Pénélope, parce qu’elle est fuyante. Un narrateur peu fiable y dit des choses peu fiables, alors que dans Pénélope Héra est brutalement honnête à propos de tout ce qu’elle ressent, même quand elle est confuse et traumatisée. La suite de Pénélope, House of Odysseus, est racontée par Aphrodite, la déesse de l’amour et du désir. Parce que je suis autiste, cette voix ne m’est pas naturelle, mais, comme je suis assez douée en mimétisme, pour ce deuxième livre j’ai utilisé la voix de Jonathan Van Ness, le conseiller en relooking de l’émission de télé-réalité Queer Eye ! La narratrice du troisième livre sera Athéna.
Laerte « avec la dignité du centaure, s’enfuit fièrement », Pénélope fait semblant de s’évanouir pour accaparer l’attention lors de la mort d’Andrémon, le ton de la narration d’Héra est souvent ironique. Peut-on dire que l’ironie fait partie de votre style ?
Oui, et c’est sans doute lié au fait que je suis autiste. Une grande partie de mon expérience du monde consiste à ne pas vraiment comprendre des choses que les gens considèrent comme normales, et je crois qu’une grande partie de mon écriture tient à la représentation de personnages qui, regardant autour d’eux, se disent : « C’est très particulier, n’est-ce pas ? C’est très étrange ». Cela mène à un style assez ironique, où les personnages disent peut-être des choses inattendues parce qu’ils canalisent mon sentiment de confusion face au monde.
Pensez-vous nécessaire d’offrir aux jeunes filles d’aujourd’hui un plus large corpus d’histoires avec des protagonistes féminines ?
Oui. Il est beaucoup plus facile de s’imaginer en tant que héros de l’histoire si vous lisez des histoires avec des héros qui vous ressemblent. Pour les femmes qui grandissent, il est important d’être confrontées à des exemples de pouvoir féminin, de voir que le pouvoir féminin peut être une option, mais aussi qu’il ne doit pas nécessairement être une copie du pouvoir masculin. Dans la mode actuelle des relectures des mythes grecs du point de vue féminin, je crois que deux pièges menacent. D’abord, raconter l’histoire d’une femme qui regarde le héros agir, ce qui n’est pas la même chose que l’histoire d’une femme agissant par elle-même. Ou alors faire le récit des souffrances des femmes à l’époque antique. Au XXIe siècle, nous réussissons bien à reconnaître la souffrance des femmes, à dire que des choses horribles se sont produites, mais je crois que nous ne sommes pas encore parvenus, culturellement, à dépasser ce constat en nous demandant comment les femmes peuvent se réapproprier une part de pouvoir.
Dans Pénélope et dans La maison des jeux, les sentiments deviennent presque des êtres vivants. Selon vous, est-ce une partie importante du travail de l’écrivain d’exprimer à quel point l’être humain est complexe ?
Oui, c’est probablement la tâche la plus importante d’un écrivain. Fondamentalement, je pense que tous les écrivains, lorsqu’ils écrivent, reflètent ce qu’ils sont, ce qu’ils ressentent et quelles sont leurs valeurs. Si celles-ci ne les poussent pas à considérer les êtres humains comme complexes, riches et problématiques, alors ils écrivent probablement des articles de journal plutôt que des histoires de fiction sur l’expérience humaine. Je pense que la plupart des histoires fictives reposent sur la question fondamentale de savoir ce qui va amener un personnage d’un point A à un point B, ce qui va le perturber, et quel aspect de sa nature va lui permettre de surmonter ce qui le perturbe. Selon moi, les intrigues dépendent des personnages.
Les descriptions de la Thaïlande dans Le voleur sont remarquables. Le fait de parcourir ce pays avec votre personnage était-il une des motivations principales pour écrire le livre ?
J’aime les livres où l’on voyage, les livres d’errance. Mais souvent dans la fiction, le voyage est une métaphore. En ce sens, j’ai choisi la Thaïlande parce que j’avais besoin pour la narration d’un endroit chaud et suffocant. C’est aussi un pays coincé entre des puissances coloniales, au bord de la guerre, à un moment où on a l’impression que tout va exploser, et je voulais cette claustrophobie, cette tension et ce sentiment que tout n’est qu’à quelques années de s’effondrer complètement.
Propos recueillis par Sébastien Omont