L’aube des mythes apporte à la mythologie comparée et aux études anthropologiques relatives à la mort un volet d’une profondeur historique stupéfiante. Dans cet ouvrage, les plus anciennes sépultures du genre Homo comme les différentes migrations de peuplement sont étudiées et l’auteur propose d’y confronter des mythes qui, en partie, les expliquent ou permettent de reconstituer une histoire du temps long de nos relations à la mort.
Julien D’Huy poursuit ainsi l’entreprise colossale entamée en 2020 avec Cosmogonies. La Préhistoire des mythes, en se proposant de reconstruire une histoire des récits mythologiques depuis les prémices de notre lignée humaine. Cosmogonies nous avait donné une vision complète des procédés méthodologiques mis en place et avait permis d’asseoir la constitution de ce que Julien D’Huy nomme la phylomythologie. « L’ambition de la phylomythologie est de dépasser le simple catalogage des mythes et des motifs mythologiques pour en proposer l’histoire, mettre en évidence les liens généalogiques qui les unissent et remonter ainsi le temps. » Avec L’aube des mythes, ce n’est plus l’entièreté du champ historique et géographique de la mythologie qui est interrogée, ni les seuls enjeux méthodologiques de cette nouvelle approche, mais bien la singulière répartition et recomposition des mythes et des motifs mythiques liés à la mort dans l’histoire des Sapiens, voire de ses prédécesseurs parmi les homininés. Julien d’Huy propose, avec une érudition stupéfiante, de parcourir les récits de fin comme autant de témoignages de la puissance imageante de l’humanité et de son adaptabilité à cette donnée intangible qu’est la mort. En partant du postulat que « les mythes façonnent le monde à leur image » et que cela n’interdit en rien de les « reconnaître dans leur historicité et dans leur contingence », le livre entreprend ainsi de dresser des arbres phylogénétiques des mythes et motifs liés à la mort pour en saisir l’épaisseur temporelle, aux confins du paléolithique.
La force du projet réside d’abord dans la rigueur de l’approche phylomythologique qui, au-delà d’un usage statistique des bases de données collectées par de nombreux auteurs, propose un véritable paysage historique et historiographique de la manière dont ont été traités les contenus mythiques. Julien d’Huy se charge d’introduire les limites, les contradictions et le prolongement que les raisonnements qu’il avance peuvent provoquer, et il ne manque pas de rebondir – comme le motif mythique le fait sans cesse – sur les écueils que ses analyses peuvent rencontrer. La phylomythologie qu’il propose se pense ainsi comme un troisième temps prenant la suite de la tradition d’analyse structurale des mythes et de l’aréologie – l’étude des aires de répartition des mythes – développée notamment en France par Jean-Loïc Le Quellec. Cette nouvelle approche se fonde sur les données des précédentes et procède à la construction d’arborescences phylogénétiques produites à partir de bases statistiques ; « l’arrière-plan théorique de ces travaux […] est de considérer que les mythes évoluent partiellement comme des organismes vivants », explique Julien d’Huy.
À ce titre, il est possible d’en proposer des arborescences évolutives semblables à celles de la génétique. Les unités héréditaires sont alors des motifs présents au sein des mythes, c’est-à-dire des épisodes ou des images qui « [agissent] comme un accord dans l’œuvre musicale que constitue le mythe », là où les taxons s’apparentent à des versions d’un même récit. La méthode phylomythologique vient donc corroborer, prolonger ou certifier certaines des démonstrations des deux approches précédentes en mythologie comparée. Julien d’Huy veille, toutefois, à définir clairement l’objectif de cette méthode : en aucun cas il ne s’agit d’une manière de retrouver l’unité d’un récit originaire, universel et intangible. Il s’intéresse à la variabilité du mythe, à sa prolifération et à ses recompositions au fil des époques et des lieux. Il s’agit donc bien de faire Histoire. Toutefois, la pensée ne s’interdit pas de proposer des proto-récits qui ne figurent tels quels dans aucune tradition mais qui peuvent se déduire de substrats mythologiques communs. Ces proto-récits permettent d’avancer des hypothèses et de poursuivre l’entreprise historique qui guide l’ensemble.
L’objectif assumé de tout l’ouvrage est de procéder à « une archéologie de la psyché [qui] nous donne les moyens de distinguer ce qui est hérité de ce qui est nouveau ». Ainsi, le travail est d’abord celui d’une fouille procédant par couches stratigraphiques propres au récit analysé. Puis l’étude se déploie sur les aires géographiques où l’on retrouve ce récit. Migrations de peuplement, variabilités démographiques et échanges sociaux constituent alors les éléments de compréhension des dynamiques d’évolution des mythes et permettent de dessiner un parallélisme historique entre le développement de Sapiens à l’échelle planétaire et l’évolution de ses mythologies. Julien d’Huy arrive rapidement à un constat qui oriente toutes ses analyses : « La part invariante des résultats est significative, et suggère une origine africaine de la mythologie entourant la mort. » Cette origine supposée se trouve validée et explicitée par les différentes démonstrations au fil des pages et permet, au-delà de la géographie, d’assurer une datation très ancienne à de nombreux motifs mythologiques liés à la mort.
Ce résultat engage aussi le chercheur à interroger des sépultures africaines difficilement explicables par les seuls outils de l’archéologie. Si des mythes entourant la mort se sont propagés depuis l’Afrique, il est possible de considérer qu’ils datent d’une époque antérieure à la sortie d’Afrique et qu’alors ces mythes peuvent servir à expliquer des pratiques funéraires retrouvées sur le continent africain et datées d’il y a 130 000 ou 110 000 ans, c’est-à-dire contemporaines de la sortie d’Afrique. De la même manière, le nombre restreint de sépultures complètes livrées par le continent africain, pourtant berceau de l’homme anatomiquement moderne, pourrait s’expliquer par la reconstitution d’un proto-récit dans lequel « Sapiens pensait que la survie d’une partie de lui-même résidait dans certains de ses os. Cette croyance l’aurait poussé à dépouiller le corps et à n’en conserver que quelques parties solides, afin d’assurer la survie du défunt ».
Il ne s’agit donc pas de prétendre répondre à des mystères archéologiques comme ceux de crânes striés, d’ossements isolés, ou tout simplement liés à l’absence de données, mais d’apporter un éclairage mythologique à des pratiques observées par l’archéologie. Ainsi, la phylomythologie permet de construire des outils d’interprétation et des sens qui viennent s’ajouter aux autres modalités d’étude des vestiges entourant la mort.
Il y a derrière cet impressionnant projet une ambition freudienne, qui vient proposer une archéologie de la conscience de la mort et des enjeux qui se nouent dans l’expression que les peuples en proposent. Freud compare à plusieurs reprises la cure analytique aux techniques d’excavation de l’archéologie. Il postule ainsi une familiarité méthodologique qui conduit implicitement à rapprocher le passé lointain et souvent oublié – mettons le paléolithique – de l’inconscient. Chez Julien d’Huy, la fouille de motifs mythiques reconstitue une chronologie et postule des relations temporelles entre mythologie et psychologie. « Une autre possibilité serait que la mythologie précède la psychologie. C’est parce que les premiers Sapiens avaient envisagé une traversée vers l’Au-delà qu’ils ne pouvaient concevoir que le mort disparaisse tout entier et l’imaginaient en voyage. L’activation des processus psychologiques serait alors seconde, déterminée par les représentations mythologiques. » En traitant par le récit l’insondable de la mort, en proposant une galaxie de mythes pour l’accompagner, les Sapiens façonnent des attitudes psychiques collectives qui déterminent nos relations à la mort à travers le temps.
Avec humilité, Julien d’Huy entend d’ailleurs que les résultats obtenus par cette « archéologie de la psyché » aient une utilité prospective en servant « de guide aux historiens, préhistoriens et généticiens des populations, leur suggérant la présence de groupes apparentés génétiquement ». Cette dimension s’applique également aux analystes et théoriciens de la littérature ou de l’art, qui, à travers ces analyses, peuvent interroger les influences et les intertextualités en y adjoignant une carte du monde et un horizon du temps élargi.
De nombreuses pages sont consacrées à la figure d’Orphée et à l’antériorité de son mythe que Julien d’Huy parvient à faire remonter à une époque où Sapiens sortait juste d’Afrique. Il ne s’intéresse pas directement ici au tabou de la vision que sémantise particulièrement la tradition eurasiatique, mais plutôt aux modalités de passage entre le monde des vivants et le monde des morts. Sont passées ainsi en revue des traditions poétiques qui vont de Virgile aux aborigènes en passant par les recueils japonais du Kojiki et du Nihon shoki, les récits maori ou amérindiens. La démonstration est particulièrement intéressante, puisqu’elle adjoint au mythe une dimension cosmologique en poursuivant l’analogie poétique entre route des morts et Voie lactée mais aussi parce qu’elle permet d’expliquer les comportements rituels entourant la mort et notamment la sépulture. Si les Sapiens ont enterré leurs morts, souvent à l’écart, c’est sans doute pour faciliter leur voyage vers l’au-delà et éviter le retour des morts parmi les vivants.
Le motif du passage ou du voyage enserre l’ensemble des mythes concernant la mort. C’est que pour les Sapiens « les morts ne sont pas considérés comme des objets inanimés, inertes […] mais plutôt comme des êtres s’étant éloignés jusqu’à un endroit inobservable, où ils “vivent” leur vie de mort ». En cherchant à qualifier cet autre état, les mythes interrogent la possibilité d’une communication qui excède les frontières de l’humain et à ce titre s’insèrent dans une pensée du temps, de l’espace et des espèces beaucoup plus complexe et perméable.
L’un des points les plus intéressants et les plus continus de l’étude réside d’ailleurs dans l’usage fait des motifs non humains dans les mythes ayant trait à la mort. Le premier constat issu des bases de données de la mythologie comparée est la permanence du motif animal dans la construction d’un imaginaire de la mort. Julien d’Huy évoque en introduction les relations qu’entretiennent d’autres espèces à la mort avant d’expliciter sa méthodologie en poursuivant une analyse des écotypes de chant d’oiseaux. Le parallélisme produit entre variabilité du chant d’oiseau et variabilité du mythe à travers le temps et l’espace est parlant et assoit une contiguïté humain/non-humain. Avec le chant, le mythe gagne presque le statut de comportement naturel et rien n’interdit alors de faire débuter ses premières variations très loin dans le temps.
L’analyse s’arrête aussi à plusieurs reprises sur la figure du chien qui scande le cours des chapitres. Un « interlude » après chacune des grandes parties lui est consacré. Cette organisation générale décalque la position intermédiaire du chien dans les mythes liés à la mort. Psychopompe ou gardien des enfers, le chien est intermédiaire ou intercesseur entre deux mondes, deux états. Au-delà de la simple recension de cette figure, l’analyse mythologique permet à Julien d’Huy de tenter une explication singulière de la domestication de l’animal. Puisqu’il figurait dans des mythes précédant la domestication et qu’il jouait un rôle central dans la négociation avec la mort, le chien devait accompagner les humains dans leur quotidien. La domestication serait probablement passée par un certain type d’alliance et expliquerait la constitution d’une « communauté hybride » inter-espèces qu’on retrouve sous des formes nombreuses : union maritale, dieu ou homme à tête canine… Julien d’Huy parle alors de « domysthication» en précisant que « cette proposition ne saurait rendre compte à elle seule de l’ensemble des faits concernés [mais vient] compléter, plutôt que remplacer, les autres explications possibles ».
Le livre parvient à densifier, sans toutefois les expliciter, les problématiques contemporaines concernant la représentativité du non-humain et leur appréhension par le récit. Si, comme le montre cette recherche, l’antériorité des mythes relatifs à la mort place l’Homo Sapiens en ordonnateur du monde se distinguant du « nous » de l’animal, ou du « nous » de la Nature, depuis la sortie d’Afrique, la déconstruction de sa position dominante doit, elle aussi, procéder à une archéologie lointaine pour être quelque peu efficiente. La question de l’espèce rencontre également dans les propos de Julien d’Huy une question d’état, tout aussi, voire plus nettement, distinctive : entre morts et vivants. L’antériorité de ses mythes place l’Homo Sapiens dans une sphère ordonnatrice qui le distingue depuis la sortie d’Afrique et il devient alors nécessaire, pour espérer en proposer une critique actuelle, de penser nos relations depuis le paléolithique « avec et contre les morts » autant qu’avec et contre le non-humain. Selon Julien d’Huy, « croire [au mythe], ou du moins feindre d’y adhérer, est une condition nécessaire pour faire société » mais pouvoir en produire l’histoire permet sans doute de remodeler les contours de cette société.
Enfin, le texte propose, dans le dernier temps de son analyse, de concevoir les conditions d’émergence de ces mythes entourant la mort et d’expliciter certaines raisons de leur succès évolutif. La mort devait être mesurée, racontée, les Sapiens devaient négocier avec elle et avec les émotions, les vertiges et les questions qu’elle impose. Parlant de la mort, ces récits étaient dépositaires d’émotions puissantes et usaient d’une dramatisation qui « conduit à une rétention durable de l’information ». Ainsi, leur succès évolutif était assuré et c’est ce succès qui autorise aujourd’hui à en reconstituer de la manière la plus scientifique l’histoire. La consolation existait déjà, pour les premiers Sapiens, avant même la sortie d’Afrique. Depuis le paléolithique, le mythe a tenu un rôle plus prospectif qu’illustratif, en donnant des outils pour l’évolution de la lignée humaine.
Ce qui se joue se joue ici à l’échelle de l’Homme et bien que les non-humains, les astres, les mouvements du sol, tiennent leur partition dans la destinée mortelle de l’homme, le livre ne déplace jamais son analyse d’une mort de l’homme vers une mort du monde. Ainsi, la fin du monde n’est pas une question traitée par l’ouvrage et elle manque parfois pour prolonger l’analyse d’échos ou d’angoisses contemporaines sur la finitude. On conçoit que l’Apocalypse nécessite sa propre histoire et on espère alors que la phylomythologie en donnera rapidement une lecture aussi lointaine et aussi vivifiante que celle que propose ici Julien d’Huy.
Néanmoins, en ne se consacrant dans cet ouvrage qu’aux mythes ayant trait à la mort de l’homme, les démonstrations sur l’antériorité des mythes proposées par la phylomythologie se radicalisent et gagnent en pertinence. La longue histoire déroulée dans ces pages permet une pensée prophylactique du mythe et de nos relations à la mort. « La mythologie demeure nécessairement première », y compris quand il s’agit de traiter de la fin.