Le courage et la bonté

En 2013, un grand livre bleu nuit, jalonné de photographies et intitulé Sur la scène intérieure,paraissait dans la collection « L’un et l’autre » des éditions Gallimard, quelques semaines à peine après la disparition de son créateur, Jean-Bertrand Pontalis. Marcel Cohen y rassemblait ce qui était resté, ce qu’il avait pu savoir, ce qu’il pouvait écrire des huit personnes de sa famille assassinées à Auschwitz. Au début de sa carrière, le même Pontalis avait conduit une partie de la psychanalyse d’un autre orphelin de la Shoah, Georges Perec. Cela n’eut pas lieu avec Marcel Cohen, dont il devint l’éditeur et l’ami. Mais dix ans après sa mort, ce sont les mots de Pontalis qui ouvrent Cinq femmes, sous-titré Sur la scène intérieure, II, rappelant et prolongeant le principe de la collection désormais close : « Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure. » Ou plutôt, celles.

Marcel Cohen | Cinq femmes. Sur la scène intérieure, II. Gallimard, 192 p., 19 €

Le visage, le regard, l’air, parfois le sourire des Cinq femmes de ce sobre livre apparaissent dans une photographie qui ouvre chacune de ses parties : Anne-Marie Françoise Voland (ou « Annette »), domestique ; Lily Salem, modiste ; Raymonde Duc Martin, plus ou moins employée de mairie ; Alice Gobin (ou « Mme Gobin »), ancienne institutrice ; Gabrielle Bertrand, exploratrice. Annette a travaillé auprès de Lily, laquelle a rencontré Raymonde dans un café, tandis que Mme Gobin était cliente et voisine de la boutique de chapeaux. Toutes sont plus ou moins de la même génération, certaines du même milieu. Mais ce ne sont pas ces liens-là que tisse Marcel Cohen ; et l’écrivain ne verse pas non plus dans le genre des « vies ». Il fait plutôt, successivement et en suivant l’ordre chronologique, le récit de l’intervention, le plus souvent par hasard, de chacune dans sa vie.  C’est bien cela qui les relie : chacune aura en effet croisé le chemin du jeune Marcel entre son enfance et son entrée dans l’âge d’adulte, de la guerre à l’après-guerre et à l’orée des années soixante. Et alors que cet enfant venait de perdre mère et famille, toutes l’auront sauvé, protégé, accueilli, nourri, éduqué, épaulé. Toutes les cinq, alors que, comme le dit de manière bouleversante l’homme et l’écrivain qu’il est devenu, « rien n’allait de soi ».

Rien, en effet, ne va de soi quand l’ancienne bonne d’une famille juive parisienne héberge, au péril de sa vie, pendant presque deux années d’Occupation, ce garçon juif en son village de Messac (Ile-et-Vilaine), le couvre en lui faisant vaguement surveiller les vaches, lui évite les dangers qu’il peut courir à l’école. Rien ne va plus de soi depuis que le 14 août 1943, la mère de cet enfant, Marie Cohen, âgée de 28 ans, et sa sœur Monique, âgée de trois mois, ont été emmenées par des policiers français venus dans l’appartement du boulevard des Batignolles pour les interner. Mère et sœur seront déportées le 17 décembre 1943, trois mois après son père et ses grands-parents. Entre temps, Marcel aura pu survivre.

Marcel Cohen Cinq femmes
Marcel Cohen © Jean-Luc Bertini

Le premier volume de Sur la scène intérieure avait raconté de manière brève comment la domestique l’avait pris en main, d’abord dans le parc Monceau, puis dans les rues et le métro, bientôt à Messac. Mais ce récit s’insérait alors dans celui qui concernait le grand-père Mercado, lequel l’avait embauchée à son arrivée de Bretagne à 14 ans et poussée à s’instruire. Le texte restait hanté par la question, difficile, de la dette d’Annette (« Serais-je, vraiment, passé à travers les mailles du filet si, bien des années avant la guerre, Mercado n’avait décidé de réinscrire Annette à l’école ? ») comme par l’ultime demande de Marie Cohen dans une lettre jetée du train parti de Drancy : « Dites à Annette qu’elle me le considère comme son fils ». Par un juste retour des choses qui plus que l’amoindrir approfondit son courage, Annette n’allait pas hésiter. Avec son mari, nommé Mathurin Gru, elle protégea l’orphelin jusqu’à la fin de la guerre. Mais son histoire, s’interrompant aussi brutalement que son lien avec Marcel, était restée inachevée (le passage d’alors se terminait par ces mots : « Annette est morte peu après la guerre, vraisemblablement d’un cancer foudroyant. Son mari est décédé prématurément lui aussi. Je n’ai revu ni l’un ni l’autre et ma famille non plus. ») Ni les archives, ni sa tombe, ni ceux qui l’avaient connu n’empêchaient qu’« après sa mort, et où que l’on cherchât, elle avait sombré dans l’anonymat ». Les multiples changements de nom et d’adresse avaient fait le reste : la bravoure d’Annette était restée inconnue, y compris de son village et de sa famille. Cette fois, après de longues années de recherche et d’attente, non seulement Anne-Marie Françoise Voland a son récit en propre, mais celui-ci est désormais si ce n’est complet, du moins complété.

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Mais la force de ce livre va au-delà même de cette restitution. Sa puissance vient du lien qu’il établit entre Annette et les quatre autres femmes se penchant elles aussi sur l’enfant, l’adolescent, le jeune homme. Car rien, non plus, ne va de soi lorsque cette tante, Lily, elle-même endeuillée et spoliée de ses biens, accueille le garçon une fois la guerre finie, comme elle peut, dans les effluves de son travail, se démène pour lui trouver une école et un meilleur logement ; quand Raymonde propose sa maison de Vaujours, en banlieue parisienne ; quand Mme Gobin le prend chez elle pour lui faire rattraper le retard scolaire accumulé depuis l’Occupation ; ou encore quand Gabrielle l’initie, à la sortie de l’adolescence, au journalisme, à l’Asie et à ses éléphants. Au fur et à mesure, tout dans ces gestes de bonté et de dignité semble, sous l’écriture de Marcel Cohen, immédiat, spontané, évident. Tout vient de cœurs qu’aucun discours, aucun commentaire ne saurait épuiser.

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Cette pudeur érigée au rang de règle de savoir-écrire n’est pas seulement une méfiance pour la complaisance introspective et les émanations littéraires de l’ego. Une telle force de refus est aussi agissante. Écrire en son nom, c’est ne dérober les mots de personne.

Dans ce livre, les hommes, quoique évoqués, restent hors-champ. Au côté d’Annette, il y a Mathurin et un prêtre résistant ; avec Lily, on croise l’oncle Emmanuel ; avec Raymonde, son mari François retraité des douanes. S’il a pu rencontrer « des hommes admirables », seules les femmes lui inspirent un sentiment de « devoir ». Mais parmi les cinq femmes, la cinquième a sans doute été plus que les autres sur la scène « extérieure ». Ancienne secrétaire d’Albert Einstein, journaliste à L’Intransigeant et au Petit Parisien, Gabrielle Bertrand (1908-1961), spécialiste de l’Inde et toujours sur le départ, a écrit plusieurs livres (en particulier Seule dans l’Asie troublée, en 1937) et fait partie de sociétés savantes. Cela se ressent dans le texte qui lui est consacré, mais sans doute est-ce aussi que l’écrivain est alors presque un adulte, partageant avec elle, lui qui fuguait chez Raymonde, le goût de la « fuite ». Ces cinq femmes ont en commun d’avoir agi d’une manière si démesurément digne qu’elles en deviennent parfois aussi étranges que les histoires incongrues, les détails insolites que Marcel Cohen collecte dans ses autres livres. Celui-là, assurément l’un des plus beaux qu’on a pu lire de lui, bouleverse autant par la simplicité de sa manière générale que par sa reconnaissance et sa fidélité devant les choix faits par ces femmes face au danger, à la pénurie ou à la détresse. 

Car ce n’est pas seulement parce qu’il est sous-titré Sur la scène intérieure, II que ce nouveau livre forme une suite à celui de 2013. Ce duo de textes — dont on peut penser ou espérer qu’il deviendra trilogie, et plus encore — se rattache aussi au reste d’une œuvre qui a établi les « faits »comme un genre littéraire à part entière, auquel Marcel Cohen a auparavant consacré trois volumes (Gallimard, 2002, 2007 et 2010) et que ces deux livres ont aussi en partage. Après avoir conclu un autre ensemble, celui des Détails (Gallimard, 2017 et 2021), ce grand écrivain de la mémoire sans l’autobiographie, de la narration sans la fiction et de l’histoire sans l’enquête reprend ici le fil d’un récit familial et personnel qui s’inscrit dans ce que Pontalis, toujours lui, appelait « l’autographie » selon une définition qu’il reprend à son compte : « j’écris en mon nom, mais je ne me regarde pas dans un miroir ».

Marcel Cohen Sur la scène intérieure

Cette pudeur érigée au rang de règle de savoir-écrire n’est pas seulement une méfiance pour la complaisance introspective et les émanations littéraires de l’ego. Une telle force de refus est aussi agissante. Écrire en son nom, c’est ne dérober les mots de personne. C’est aussi restituer un point de vue individuel non parce qu’il vaudrait ou signifierait en soi, mais parce qu’il est désormais le seul et le dernier vecteur permettant un accès, de plus en plus limité, aux vies, aux lieux, aux objets, aux histoires qui ne disent plus rien ou presque à personne. Comme si formuler l’oubli, désigner sa place était déjà de trop, Marcel Cohen ôte au frontispice de la collection de Pontalis ses derniers mots : « … sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms effacés, profils perdus ». Sur cette scène qui est par définition antérieure, Marcel Cohen se méfie par-dessus de placer des reconstitutions romanesques comme le fruit d’investigations documentaires. Fidèle à ce qu’il écrit depuis toujours (on le voit déjà dans ses trois premiers livres, rassemblés en 2021 dans le volume Villes), il ne crée aucun personnage — ce serait ajouter des fantômes aux absents — ni des histoires — ce serait ajouter du récit quand l’histoire en manque : « l’imagination complique ce qui est simple et le vrai n’est pas toujours vraisemblable ».

Mais comment faire, si l’écrivain s’évacue lui-même et met au ban de la scène d’écriture les créatures et circonstances que son imagination pourrait nourrir ? Comment continuer à construire ces « petites stèles » que sont les livres, comme disait celui de 2013 ? Le livre de 2023 rajoute même un problème : « comment ne pas parler de soi quand on est à la fois l’intéressé et le seul témoin ? » La réponse reste la même, depuis une vingtaine d’années : s’en tenir aux faits, rien qu’aux faits ; pas plus, mais surtout pas moins. Encore faut-il, comme les détails dans le tableau, les voir. Marcel Cohen a été longtemps journaliste, et quantité de ses livres sont constitués d’une acuité redoutable. Mais cette fois ce n’est pas seulement son œil qui aiguille ce livre admirable de part en part ; c’est son émotion, retenue et indirectement transmise, qui lui fait toujours voir, comme le Hugo des Choses vues qu’il admire, la singularité frappante des choses réelles. Toute l’originalité de Marcel Cohen — et sans doute notre émotion provient-elle aussi de là — est de traiter le courage et la bonté à sa manière : comme des faits, de simples petites choses réelles dont il faut témoigner avant qu’on les oublie.