« Mort du père de Freud (23 octobre 1896) et début de la passion de ce dernier pour les antiquités. Le deuil l’amène à tenter sur lui-même le travail d’investigation qu’il conduit sur ses patients, c’est le début de “l’auto-analyse”. » Il y a ainsi, de nombreuses fois, dans la somme monumentale et inédite que vient de produire le psychanalyste Olivier Douville, certaines phrases qui peuvent vous faire rêvasser aussi longtemps que certaines Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon. Avec ce même art du sens qui gît dans la béance produite par la synchronicité (comme chez Fénéon ou dans l’analyse). Par cette mémoire stratifiée phrase après phrase dans le temps qu’est un texte (comme chez Fénéon ou dans l’analyse).
En coagulant ou en synchronisant deux informations presque sous la forme d’un télégramme ou d’un télex, Olivier Douville laisse entendre qu’elles pourraient être inconsciemment liées comme si la mort de son père engendrait chez Freud un fétichisme de la mémoire. La chasse aux souvenirs est donc ouverte et le père de la psychanalyse va se lancer dans une opération finalement moins périlleuse qu’il n’y paraît : une « auto-analyse ».
Sans trop de risque de se tromper, on peut en effet admettre que toute analyse n’est au fond qu’une auto-analyse que produit l’analysant sous la direction éditoriale de son analyste. « Il ne faut pas écouter l’analysant, mais le lire », disait Lacan. Sans trop de risque de se tromper non plus, on peut néanmoins affirmer que cette cascade dissociative est réservée aux professionnels de la profession en notant que, parmi eux, les écrivains se sont particulièrement distingués : Sartre en premier lieu avec Les mots dont il a toujours dit qu’il s’agissait là de l’analyse qu’il n’avait pas faite et qu’il a parfaitement accomplie dans une écriture resserrée qui l’avait complètement abandonné depuis La nausée ; André Gorz, suivant l’exemple de son maître Sartre avec Le traître ; avant cela sans doute, tout le groupe surréaliste dont l’écriture automatique est contemporaine de l’association libre ; et bien sûr Michel Leiris dans toute son œuvre jusqu’à ce texte admirable de vieillesse auto-analysée qu’est Le ruban au cou d’Olympia. C’est-à-dire le ruban, aussi, de sa machine à écrire : une Olympia.
Avec La psychanalyse dans le monde du temps de Freud, ce projet de raconter de façon chronologique (il faudra quand même revenir sur ce terme), Olivier Douville a inventé une machine à écrire la psychanalyse qui serait tout autant une machine à la décomposer comme un cheval au galop chez Eadweard Muybridge. Son livre, écrit-il, s’adresse « aux jeunes psychanalystes » qui pourront ainsi voir naître puis grandir la psychanalyse comme un organisme ainsi que dans ces films en accéléré où pousse une fleur, éclot une renoncule ; mais aussi la voir progresser dans le monde entier, y compris en Asie, à la manière d’une onde de choc dont l’épicentre est Vienne. Une onde de choc et non un virus. Selon Douville en effet, et c’est important, « contrairement à une mention faite par Lacan d’une confidence de Freud à Jung, et souvent reprise telle quelle sans précautions, il est très douteux que Freud, alors que le paquebot arrivait le 29 août (1909) au port de New York, ait dit qu’il apportait la peste aux Américains ».
Si la psychanalyse part de Vienne, ce n’est pas seulement parce que Freud y vit, mais aussi parce qu’il y a alors dans la capitale autrichienne, résume Douville, tout un biotope de cercles intellectuels masculins et organisés autour d’un homme, dont le mouvement Sécession qui tourne autour du peintre Gustav Klimt (1862-1918), celui s’intéressant à la composition musicale dodécaphonique avec Arnold Schoenberg (1874-1951), ou encore l’assemblage de talents autour de Karl Kraus (1874-1936) et de son journal Die Fackel. Des cercles qui intéressent peut-être plus la psychanalyse que les cercles scientifiques qui regardent au microscope éclore la renoncule avec suspicion.
D’une chronologie, on suppose qu’elle ne va retenir que les grandes dates, les faits saillants. Mais Douville sait tout à fait prendre le temps de l’anecdote s’il la juge éclairante ou savoureuse. On pourrait rêver d’écrire un roman ou de faire un beau film avec l’information suivante : « Lors de ses vacances en Hollande, malgré son habitude de n’accepter aucun rendez-vous professionnel, Freud répond à un appel du compositeur Gustav Mahler (1860-1911) qui souffre de troubles sexuels. Il le « psychanalyse » pendant quatre heures, le 26 août (1910), lors d’un après-midi de promenade à travers la ville de Leyde. C’est Alma Mahler qui a persuadé Gustav de consulter. Le processus créateur chez le musicien est analysé ainsi que ses liens avec le symptôme sexuel. » Que demander de mieux à un livre sur la psychanalyse que de nous faire rêver ?
D’une chronologie, on peut aussi s’attendre à ce qu’elle soit… chronologique. Toutefois, ce serait une conception assez plate du temps, en tout cas très peu analytique. Si Douville construit son livre année par année depuis la naissance de Freud, cela ne l’empêche pas d’injecter du passé et du futur dans les veines de son marbre. Comme Gustav Mahler, Yoshibide Kubo ne fait qu’une seule et brève apparition dans ce récit, en 1915. La voici : « Yoshibide Kubo, après un séjour à la Clark University où il fut introduit aux thèses psychanalytiques par S. Hall, publie une série de textes sur le rêve. Il tentera par la suite d’adapter le test d’intelligence de Binet et Simon à la population japonaise ». Là encore, ce sentiment de roman comprimé, de short short stories à la Fredric Brown dans cette économie de moyens (ainsi, qu’il est beau et fielleux, ce : « il tentera »). En deux phrases, Douville montre d’une part comment, dès 1915, la psychanalyse se diffusait à l’autre bout du monde, le parlêtre se déjouant immédiatement des langues et des alphabets : en Chine, au Japon ou en Russie, même si Lénine n’y était guère favorable. D’autre part, avec cette histoire de test d’intelligence, il pointe comment la psychanalyse a dû se débattre, depuis son origine jusqu’à aujourd’hui, contre une inféodation par ce qu’il appelle les « sciences affines » : la psychologie, la psychiatrie, la médecine (cette bataille permanente et acharnée depuis Freud pour qu’on puisse être psychanalyste sans être médecin), les sciences sociales, la philosophie, voire l’anthropologie (même si, anthropologue de formation, Douville ménage peut-être plus cette dernière dans ses désirs d’annexion) pour devenir, comme dira l’Autre nécessaire de Freud et de la psychanalyse, « un discours qui ne soit pas du semblant ».
Plus qu’à un livre, La psychanalyse dans le monde du temps de Freud fait donc penser à un film réalisé et monté par Olivier Douville, s’attardant à la focale sur tel ou tel personnage traversant cette histoire en silhouette incarnée défiant le temps, et où le droit d’antéposer de façon signifiante une séquence n’est pas interdit, bien au contraire. C’est ainsi que les deux phrases impliquant la mort du père de Sigmund Freud, citées au début de cet article, sont précédées dans le livre par un événement qui se passe en réalité six semaines après. Le 6 décembre 1896 (alors que son père est mort le 23 octobre) « dans une lettre à Fliess, Freud décrit un appareil psychique avec ses trois plans, inconscient, préconscient, conscient. Et il situe la différence entre sa théorie et celle des autres auteurs et praticiens se référant à l’idée d’un inconscient par la démarcation suivante : la mémoire se développe par un processus de stratification, « la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois ». Freud découvre une dimension supplémentaire dans le transfert qui ne le réduit pas un phénomène intersubjectif. Ce qui oriente le transfert est « cet autre inoubliable que nul n’arrivera à égaler sur la scène de la réalité ».
Pourquoi Olivier Douville a-t-il décidé de nous parler de cette lettre où Freud donne une définition inoubliable de la mémoire et plus encore du transfert sur lequel tout le monde ira ensuite s’arracher les cheveux, avant d’annoncer brutalement que le Père du Père de ce qui deviendra une horde mondiale de psychanalystes était mort depuis déjà six semaines ? Voilà qui donnera aux jeunes analystes de quoi rêvasser pour quelque temps encore, du moins l’espère-t-on.