La rue est un espace de transit, de rencontre, d’activité, de police, de sommeil aussi avec toutes ses petites inventions. Trois ouvrages la saisissent : espace habité en toute urgence par notre somnambule de nuit, Ervé ; lieu de transit à répétition depuis 2016 pour les expulsés Rroms de Montreuil évoqués par un texte de Juliette Keating et des images de Gilles Walusinski ; espace d’une histoire de la mendicité et du don dans la longue durée pour Étienne Helmer. On n’en finit pas avec ces pauvres, familles rroms, mendiants qui entraveront très prochainement les sauts périlleux, acrobates et coureurs de fond des jeux Olympiques de Paris. Nettoyer les rues pour laisser place à l’athlète et au culte de la performance : gare à vous, gens de la rue.
« Et suis reparti sur le trottoir. » Dans son précédent et premier livre, Écritures carnassières, Ervé nous avait prévenus : il avait « besoin d’évacuer« , afin de se délester de ses souffrances et de ses nuits si agitées. Dans Morsures de nuit, il revient à la charge, en charge de ce qu’il a vu : « Je suis un survivant qui a vécu la disparition de trop nombreuses personnes sans abri, précaires, paumés, avec pour certains les stigmates de la DDASS. » Et de revisiter ses « trop plein la tête », ses envies de partir, de fuguer, de lâcher la vie, à travers ses « toits d’occasion » qu’il parcourt depuis vingt-cinq ans.
D’une écriture dense et habitée, ses notations font diagonale entre nomadisme et attachement, bagarre et affection, perte de liens et espoirs de tenir une main une heure seulement. Juste pour sentir l’autre, d’une même condition. De ses carnets écrits au fil des mois, les séquences se succèdent comme des flashs : nuit d’hôtel, ruelles exigües, veilleuse de nuit, dortoir, l’œil gauche poché, obsèques en veux-tu en voilà. Car Ervé en a fait, des enterrements ! Il en a vu des morts de la rue et des amis perdus entre tremblote, désir d’aimer et coma prématuré. La vie à la rue a ses dangers. Il faut des années pour l’adopter. Reste pourtant collées comme du sparadrap les marques de l’enfance en maison collective, avec ce mot : placé.
Le stigmate de la DDASS ? Être entre enfants extraits de leur famille ou encore délaissés. Se trouver entre orphelins et une cohorte de non-héritiers, sans propriété et sans attache sociale, collés en institution jusqu’à dix-huit ans. La toile de fonds est faite d’errements entre des établissements, dans l’ombre du travail social, au carrefour de la psychiatrie et de combien de centres de rééducation.
Dans la rue, la nuit, ces lieux lui reviennent à la figure. Impossible de dormir seul. Et ces éducateurs, gardiennes de nuit, infirmières qui défilent dans sa mémoire, parfois avec un baiser sur le front ; ses cauchemars et sa peur de se faire frapper. Puis ce seront les foyers d’adolescents, puis les logements de fortune avec quelques compagnons, joyeux et bagarreurs. Même à cinquante ans, l’orphelin dévisse. Ses décennies de vie à la rue trébuchent sur ces nuits éveillées, à guetter les moindres rencontres, à souffrir d’insomnie, « saloperie d’ombre ». C’est cette colère qui le fait écrire, lui fait cracher le morceau, le fait se venger du temps perdu, sur les routes de souffrance, les hébergements de fortune de Valenciennes, les rues de Londres ou le canal Saint-Martin avec ses caves préférées. Au fil de très brefs chapitres, nous errons du « bistro des Oies » à des squats d’occasion, du cimetière Montparnasse au bourg d’Odomez et ses 989 habitants, du foyer de l’enfance d’Artres à la gare de Quimper. Et de se cogner la tête sur les souvenirs, les jours de visite des parents au centre éducatif : « sauf moi ».
La discontinuité du récit est le rythme obligé. Ervé va de quartier en quartier, de gare en gare, de cimetière en cimetière, de cave en cave, de chantier en chantier en pensant à ses deux filles – qu’il appelle ses deux poumons – si éloignées de lui. Et pourtant, entre deux errances, il s’approche d’elles pour quelques heures, le temps d’une balançoire-crème-glacée… mais les blessures à nouveau s’ouvrent, l’éloignement encore. Alors, rejoindre une autre fille qui pleure sur les marches froides des escaliers de la Défense ? des pêcheurs sur un ponton à Calais ? Un militaire paumé et « sa fille mariée à un con » ?
Au hasard des routes et des cheminements, l’intermittence du temps fabrique des minutes de récits, des tableaux aussitôt ravalés. Ainsi les alliances avec des frères de sang, rituel du coup de canif sur les vaisseaux de la main, mélange sanguin, frère de sang pour toujours, les guerriers. Le rejet par les éducateurs de ce danger public : « Ils ne me voyaient pas triste. Ils ne me voyaient que fugueur. Un petit con sans famille, audacieux, bravant leur autorité. Un puni facile […] j’étais voyou à leurs yeux ». Le regard absent de son frère ainé. Ses fugues. L’encadrement éducatif souvent hautain. Parfois doux. Rarement.
Sa mémoire va de la rencontre à la perte, de l’attirance d’une nuit à l’amour réessayé une fois encore, de l’insulte à la bagarre, quelques restes d’appartenance à un nouveau bannissement. Avec Morsures de nuit, être perçu comme « un danger public » s’incarne à chaque séquence. Il nous rappelle les effets de la présence d’autrui, l’oxygène du possible, à défaut desquels notre monde perçu s’écroule. Et de laisser le dernier mot à Ervé : écrire pour guérir. Vulnérabilité extrême.
Il y a les hommes à la rue et il y a les plus haïs, les Rroms étrangers, la communauté sans doute la plus discriminée, la plus victime de rumeurs malveillantes, de préjugés négatifs avec un bannissement à cœur ouvert. Juliette Keating et Gilles Walusinski témoignent de cette lutte collective montreuilloise contre cette chasse à l’homme avec photographies à l’appui et un fidèle journal de bord (publié sur Mediapart au fil des années). C’est un récit de lutte avec le ton tranchant de Juliette Keating, autrice, graphiste, sociologue qui enseigne la littérature dans la Seine-Saint-Denis.
2016-2023, après l’expulsion d’un terrain le long du boulevard de la Boissière, s’enchaîne un très long périple fait de tentes sur les trottoirs du Haut-Montreuil entrecoupées de quelques nuits d’hôtel, du refuge en camionnette le long d’un cimetière ; les années suivantes, direction un bâtiment vide, très exigu ; l’inévitable incendie qui les en a expulsés, direction un gymnase. Puis retour à la rue, à l’errance, de squat en squat, pour déboucher sur un terrain municipal. Refaire cabanes et cabanons, masure de bois faite de matériaux de récupération. Refaire son coin. Refaire des protections en bois. Refaire la route des matériaux. Ne pas lâcher. Chercher le passage. Trouver la bonne interlocutrice, le bon recours, la médiation. Des associations les épaulent pour la scolarisation, l’accès au travail, le suivi social. Juliette Keating raconte par le menu le bannissement quotidien.
Et les auteurs de s’interroger : pourquoi ces six années de délogement en délogement, de bidonville en baraquement ? Pourquoi tout ce temps perdu ? Certes, il y a eu, au cours de ces six années et demie, des moments de moindre précarité, des contrats d’insertion par le travail, des droits ouverts à la couverture santé, aux allocations familiales, des moments où les dossiers étaient complets, les demandes de logement recevables. Mais pourquoi avoir tant attendu ? Pourquoi attendre encore ? L’hiver, lui, n’attend pas.
Gilles Walusinski nous offre une trentaine de photographies qui ponctuent le parcours des combattants : tentes, caravanes, poussettes, occupation d’une place. « Nous disons squat, bâtiment occupé, cabane, bidonville ou lieu de vie, les familles disent : la maison. » L’une de ces photos nous montre une bicyclette avec derrière une carriole surmontée de treize matelas posés les uns sur les autres et ceinturés d’une toute mince ficelle qu’on distingue à peine. Le tout va-t-il tomber à terre ? Après la prise photographique, certainement. Matelas sur rue, couchage sur route, attirail sur bitume. « La maison » tient sur tous les sols, croûte de terre, raidillon, pavés et ruelle en pente. Dès lors, pendant combien de générations ces familles roms montreuilloises connaîtront-elles une telle précarité de leurs conditions d’existence ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour que les enfants roms de Montreuil vivent enfin une vie d’enfant ?
En rapprochant ces deux premiers ouvrages très brûlants d’actualité et une réflexion historique et philosophique sur le mendiant, se tisse une toile solide des figures de l’accusation. Le présent révoltant d’Ervé et des Rroms prend place dans un panorama, comme des personnages dans un tableau bien plus stable, la place des corps dans l’économie générale. Ainsi, dans Mendier peut-être, Étienne Helmer examine l’apparition du mendiant dans les ouvrages de philosophie morale de la tradition occidentale. Le corps du mendiant plus précisément, archétype pris comme un système de construction sociale, politique, religieuse, économique et culturelle. Pour cela sont convoquées la Grèce ancienne, les publications sur le rôle qu’y tient le corps, tant les images mentales que les pratiques dont il est l’objet pour immédiatement les plonger dans la littérature contemporaine, autant dire les sciences sociales du jour.
Le bain est saisissant. Peu de choses ont changé : le mendiant est toujours du côté des incapacités, des indociles, des inaptes, des inemployables. De l’absence du contrôle de soi dans la maîtrise des plaisirs du corps, dans l’inconduite de dépenses sans fin, faisant ainsi obstacle à l’autarkeia, la conduite de soi-même, le mendiant porte toutes les déviances du monde. Lorsque le passant de la rue lui tend la pièce, de quelle main la prendre pour affirmer une maîtrise de soi et devenir un bon oikonomos, c’est-à-dire un bon gestionnaire de la maisonnée, en mesure d’accroître son domaine au lieu de le dilapider ?
Helmer reprend les discours théoriques anciens dont l’objet est la bonne administration de la maison pour y lire cette figure repoussoir sans capacité d’échange et réduite à ses manques. Le mendiant accusé, dans une relation unilatérale : de celle qui va vers lui, jamais dans l’autre sens. Sont questionnées les préoccupations du donateur potentiel, jamais celles du mendiant. Toujours vu comme un objet, ce dernier est placé dans une situation de minorité morale en se voyant dénier la capacité de juger.
Les philosophes ont ainsi construit un partage des vies, entre les plus légitimes, promesse d’une existence accomplie, et les autres, énonçables uniquement par la négation des attributs des premières. Ainsi, le terme mendiant est une figure nommée aux quatre coins du globe, sur le seuil de la maison d’Ulysse à Ithaque ou dans la cour des Miracles en France sous l’Ancien Régime, ou aujourd’hui sur les trottoirs de Niamey, de Canton ou de Paris.
Helmer fait le tour de ces vies destituées, les hobos d’Anderson et le « clochard » de Vexliard, de Gaboriau ou de Declerck, les SDF de Damon et de Rullac, soulignant à chaque page le primat du négatif, le manque ou la soumission servile, tel Diogène le cynique marqué du sceau de la pauvreté extrême, le dénuement. Le corps mendiant, « trop sale, avachi, exhibant son corps parfois mutilé et souvent souffrant, injurieux, voire agressif, il est trop mendiant […] il franchit les limites du (re)présentable, et brise le lien de symétrie qui le rattache encore à son modèle positif ». Le don alors n’aura pas lieu. Pour Elmer, il ne peut découler que d’une autre position : « le mendiant apparait sous le mode du « dis-paraitre », qui n’est pas tant la disparition ou transparence – le mendiant est bien perceptible dans l’espace– qu’une apparition minimale, suffisante pour être repérable, intelligible et faire l’objet d’un don éventuel, sans toutefois heurter le regard, c’est-à-dire la représentation ».
Rien à faire, Ervé et les Rroms de Montreuil font trop de bruit pour recevoir. Ils crient trop fort, et, qui plus est, ils prennent la parole. Il n’empêche que l’espace rue est une colle de l’intime et du social qui fait éclater les plus grandes vulnérabilités.
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Médiapart.