Zéro gravité de Woody Allen, son premier recueil de nouvelles depuis quinze ans, repose sur son don pour l’exagération et l’absurde, expression d’une pensée sceptique. Sa méfiance s’étend jusqu’aux codes mêmes de la littérature, rejetés en faveur du gag, unité de base utilisée comme la séquence répétée d’un brin d’ADN, créant une qualité homogène, reflet d’une âme désespérée.
Woody Allen et Philip Roth ne s’appréciaient pas, ce qui pourrait surprendre vu leur penchant commun pour la judéité, les shikses, les intellos, l’ironie, la névrose et la psychanalyse. Et pour des amies communes, notamment Mia Farrow, premier témoin dans le documentaire sur Roth sorti en 2013. La femme partagée serait-elle l’incarnation d’un amour homosexuel, comme le prétend Freud ? Ici, on la voit comme un acting-out du comportement des personnages fictifs de Roth – la vie imite l’art –, Nathan Zuckerman et ses avatars cherchant, en chevaliers blancs, à guérir leurs maîtresses lors des conversations post-coïtales, où la femme victime se confie sur les maltraitances subies dans le passé.
Pourquoi évoquer Roth dans un article sur Woody ? C’est qu’en choisissant de mettre de côté sa caméra pour prendre la plume, ce dernier s’inscrit, qu’il le veuille ou non, dans l’histoire littéraire ; il n’est plus question de se situer par rapport à Bergman ou à Fellini, mais de se démarquer des grandes figures des lettres américaines, et notamment du courant juif, dominé par Roth, l’homme qui a récupéré la mère de son seul enfant biologique.
Philip Roth est agaçant à plus d’un titre, surtout parce qu’il est entré dans le canon : dans les salons de Manhattan, il vaut mieux avoir lu Portnoy que le Talmud. En tout cas, la littérature a montré sa capacité à traverser le temps ; après seulement un siècle d’existence, le cinéma peut-il en dire autant ? Enfin, les Juifs sont le peuple du Livre ; Bob Dylan a eu beau gagner le prix Nobel, on a du mal à imaginer Woody en lauréat pour ses scénarios.
Que faire ? Le New Yorker publiait régulièrement la fiction de Woody Allen – dont huit nouvelles de ce recueil –, l’admettant dans le club restreint d’auteurs estampillés importants par la revue quasi officielle de la capitale. Pourtant, son projet tranche nettement sur ceux de ses confrères : ses nouvelles font abstraction de la psychologie, du lyrisme, du réalisme, de la poésie. Comment l’expliquer ? Woody Allen est-il un intello standard, ou représente-t-il le cheval de Troie de l’intelligentsia new-yorkaise, un être subversif déterminé à ébranler la doxa concernant la définition de la littérarité ?
Au premier abord, on a affaire à un livre convenu : la couverture de l’édition américaine annonce la préface de Daphne Merkin (supprimée dans la traduction française), critique au New Yorker, tandis que, sur la quatrième de couverture, on voit une photo de Woody dans sa bibliothèque personnelle, avec une échelle pour atteindre les étagères supérieures. On comprend que l’auteur est lui-même lecteur, reste à savoir l’usage qu’il fera de son érudition.
Le titre de la nouvelle initiale – placée à la fin dans la version française – renvoie à Thomas Wolfe, à You Can’t Go Home Again (L’ange banni) : « You Can’t Home Again – And Here’s Why ». En français, ça donne : « Ça tourne à Manhattan ». D’emblée, on aperçoit que ce texte est difficilement traduisible.
Le clin d’œil au roman de Wolfe, référence énorme pour la génération de Woody et Roth, est essentiel. Il s’agit d’une épopée autofictionnelle traversant les décennies, allant de la Caroline du Nord jusqu’en l’Allemagne nazie. La prose de Wolfe est exaltée et mégalomane, elle se situe au cœur de l’Histoire, les phrases sont baroques à n’en plus finir. Dans sa nouvelle, Woody compresse les cinq cents pages de l’original en dix, alors que le déplacement épique, voire le « voyage spirituel » (sous-titre du livre), devient un récit sédentaire : le narrateur ne quitte pas son luxueux appartement de Manhattan.
Lorsqu’on habite cette île, a-t-on besoin de regarder ailleurs ? Sur la célèbre couverture du New Yorker dessinée par Saul Steinberg, elle occupe les trois quarts de la carte du monde. Woody partage cette conception géographique : dans un univers régi par l’argent et l’égoïsme, il n’y a plus d’évasion, Manhattan vaut la planète. La nostalgie de Wolfe n’a pas lieu d’être, la dépossession est un concept factice, personne n’a de véritable chez soi, même le propriétaire d’un penthouse.
D’où la flemme de Woody vis-à-vis de ce qu’on appelle « littérature », que ce soit la nouvelle ou, quel ennui, le roman. Dans la fiction, il y a malheureusement une quête : trouver l’amour, réussir son métier, identifier l’assassin, ruminer son passé, découvrir de nouveaux paysages. Ou, tout simplement (surtout dans l’Hexagone !), prouver qu’on sait écrire. Inventer en prose, c’est afficher sa croyance qu’à la fin on aura réalisé quelque chose, trouvé une sorte de salut.
Cela n’a rien à voir avec l’objectif de Woody : chacune de ses phrases constitue un livre en soi, contient l’intégralité du message. Il se dispense du lien, on saute sans cesse du coq à l’âne ; s’il manque de suite dans les idées, c’est parce qu’il n’y a qu’une seule idée : l’absence de Dieu, de toute possibilité de transcendance. L’ambivalence affichée par Woody envers le « high art » (la culture de l’élite) vient de là ; s’il le confond avec le « low art » (la culture de masse), ce n’est pas pour accorder des titres de noblesse à ce dernier – tendance banale –, mais pour conspuer l’un et l’autre.
Il faut que ça pète, comme dans l’incipit de « Ça tourne à Manhattan » : « Quiconque ayant déjà jeté une allumette enflammée dans la citerne d’un dépôt de munitions sera d’accord avec moi pour dire que le geste le plus infime peut déclencher une gigantesque quantité de décibels. » Ah bon ? S’agit-il d’un événement d’importance monumentale ? Détrompez-vous, cher lecteur, c’est juste qu’une boîte de production cherche à investir l’appartement de Woody le temps d’un tournage. On est loin du voyage spirituel de Thomas Wolfe : si le narrateur ici ne peut « retourner chez soi », c’est à cause de la société du spectacle, du fric. L’argent est omniprésent, comme dans la blague où Woody demande combien Jésus facturait son travail de charpentier. Les soucis matériels auront toujours raison de la grandiloquence : « De fait, un maelstrom aux proportions assez sismiques se produisit dans ma propre vie il y a quelques semaines à peine, provoqué par un simple billet doux glissé sous la porte de notre maison de ville. Le prospectus fatidique annonçait qu’une production hollywoodienne tournée à Manhattan avait décidé que l’extérieur de notre maison était absolument parfait pour la bubbe-meise de celluloïd qu’ils étaient en train de mitonner… »
Le français (« billet doux » dans le texte américain) et le yiddish (« bubbe-meise », conte de grand-mère) sont des fioritures, symboles de l’élégance européenne d’autrefois, de la richesse perdue des traditions ancestrales. Les patronymes ashkénazes, tordus de manière rabelaisienne, accentuent la rupture temporelle : M. Pudnick, M. Glenfiddish, Mme Barracudnick, Harvey Grossweiner, Al Chaponne, Jay Butterfat, Abe Moscowitz, Moe Silverman, Anders Wurm, Wasservogel, Nestor Grossnose, M. Wasserfiend, Harvey Nagila, Morris Prestopnick, Hal Roachpaste, Murray Inchcape, etc.
On pense à Roth, à sa Leçon d’anatomie, où Zuckerman (« l’homme au sucre », quel pathos !) erre dans un cimetière à Chicago, enragé par les tombeaux et l’injonction des pères : « Tes Finkelstein honoreras ! Tu ne commettras pas le Kaufman ! Tu n’érigeras point d’idoles à l’image de Levine ! Tu ne prononceras pas en vain le nom de Katz ! »
Le nom juif pèse, il est démodé, signe d’une loi avachie, d’un abattement, de l’anéantissement européen, de la faiblesse face à la virilité américaine. Quant à Allan Konigsberg, alias Woody Allen, il entend le ridicule plutôt que la prescription. Contrairement à Roth, il ne croit pas à l’Amérique, pays rêvé des aïeux, lui qui refuse de traverser le Hudson. Sa litanie burlesque des patronymes est insulaire comme Manhattan, ce sont des chemins qui ne mènent nulle part si ce n’est à un passé révolu, où on lisait des histoires en yiddish – des bubbe-meise –, et où l’on pratiquait la langue de Racine. Dans le royaume du dollar, à quoi bon dépenser son esprit, il suffit d’enchaîner les gags.