Paul Colin (1920-2018), Prix Goncourt 1950 inattendu 

Alban Bensa (1948-2021), anthropologue engagé, internationalement reconnu, était un homme de culture, féru de littérature et de poésie. Ses publications dans En attendant Nadeau témoignent de cet éclectisme. Si l’on connait le parcours scientifique d’Alban Bensa, on ignore combien a compté pour lui un personnage hors norme, son beau-père, Paul Colin, intellectuel autodidacte, philosophe mystique, écrivain qui obtint, pour son premier livre, Les jeux sauvages, un prix Goncourt inattendu en 1950, avant de retourner à sa passion, la nature, dans sa ferme de Provence. Leurs correspondances témoignent de leurs échanges depuis l’adolescence d’Alban Bensa jusqu’au décès de Paul Colin en 2018. Nous avions commencé avec Alban à écrire cette biographie du méconnu Paul Colin, généralement réduit à un prix Goncourt oublié. L’achèvement de ce travail sous forme d’un article dans En attendant Nadeau qui documente le mystère du prix Goncourt 1950 constitue aussi un hommage à la mémoire d’Alban Bensa.

Drouant, 4 décembre 1950. La surprise du prix Goncourt 

Le jury du prix Goncourt 1950 se réunit chez Drouant le 4 décembre, avant le déjeuner rituel. Parmi les favoris évoqués par la presse, deux ne connaîtront qu’ultérieurement un destin particulièrement mérité : Georges Arnaud pour Le salaire de la peur et Marguerite Duras pour Un barrage contre le Pacifique. D’autres sont aussi présentés comme des candidats sérieux, ainsi Serge Groussard, La femme sans passé, Hervé Bazin, La mort du petit cheval, Roger Nimier, Le hussard bleu, ou Jean Hougron, Tu récolteras la tempête.

Colette, qui préside le jury, est immobilisée par l’arthrite et a voté par correspondance [4]. Pierre Mac Orlan, nouveau membre, annonce à la presse à 12 h 55 qu’au cinquième tour le prix a été attribué par cinq voix à Paul Colin pour Les jeux sauvages, édité par Gallimard, contre deux à Bernard Pingaud pour L’amour triste, une à André Dhôtel pour L’homme de la scierie et une à Michel Zéraffa pour L’écume et le sel.

Paul Colin est un total inconnu, et les journalistes se précipitent sur un représentant de Gallimard qui distribue devant le restaurant une courte biographie romancée de l’auteur, rédigée à la hâte. Le Monde présente ainsi le lauréat : « M. Paul Colin, né à Sens en 1920, est un débutant. Il est venu à Paris à l’âge de dix-huit ans et y a étudié l’architecture. Il s’est engagé en 1939. Démobilisé en 1940, il a passé la période de l’Occupation en Provence et dans les prisons allemandes, d’où il s’évada. Négociant en 1945, il abandonna la profession quatre ans plus tard. Il a écrit ensuite Les Jeux sauvages, son premier livre. M. Émile Henriot consacrera demain mardi une partie de son feuilleton littéraire au roman de M. Colin ».

Dans son long article, Émile Henriot, de l’Académie française, reconnait le talent prometteur de l’auteur de belles pages bucoliques, mais est effrayé par les valeurs morales destructrices portées par ses personnages : « Voici les Jeux sauvages de M. Paul Colin, débutant, qui vient d’obtenir le prix Goncourt. Ce n’est pas le Grand Meaulnes, ce ne sont pas les Hauts de Hurlevent, à quoi l’auteur a sûrement pensé, pour se perdre en route, à égale distance de ces deux chefs-d’œuvre, dans les vaines poursuites de son livre effréné, indocile et désordonné. Pour rester dans l’esprit des images qu’il aime, le jeune cheval a du sang, mais il ne supporte pas encore la bride ni la selle, et il a besoin du dressage ».

L’hymne à la nature le séduit : « Cela commençait pourtant joliment, avec la description des rêveries d’un enfant heureux, héritier d’un beau domaine en Sologne, bruissant de feuillages et d’eaux, des envols et des cris de la sauvagine, dans une bonne odeur de bois, de terre spongieuse et de brume autour des étangs. Une grande rumeur animale retentit à travers cette première partie du livre avec une merveilleuse vérité, dans un vaste remuement d’oiseaux, d’insectes, de chevaux, de bêtes sauvages, cependant que, mêlés à ses émotions de la poursuite et de l’affût où guetter le passage nocturne d’un cerf ou le glissement feutré d’un rapace, les souvenirs prestigieux d’une vieille famille abondante en types singuliers, guerriers, conquérants et chasseurs, remplissent l’imagination du petit François Gane, maître futur de La Hêtraie, roi déjà d’un vaste royaume ».

Mais Émile Henriot s’insurge contre « la férocité gratuite » qui suit. « Comment l’homme qui a écrit les trente premières pages de ce livre, après cet exquis début si poétiquement évocateur de la nature bien sentie, a-t-il pu se laisser détourner ainsi de lui-même par l’absurde histoire de ces énergumènes de treize ans ? Rien n’est croyable de leurs aventures et de leurs ignobles passions. Je ne vois aucun modèle possible à ces puérils fanfarons du vice, et l’ivresse de la liberté a bon dos au nom de laquelle on expliquerait leur frénésiePlus que ses invraisemblables personnages, elle me parait être seulement le fait de l’auteur, qui mêle aussi beaucoup de système à son roman, comme le marquis de Sade prétendait justifier les abominables pratiques décrites dans ses livres sanglants et si parfaitement ennuyeux par ses préoccupations de réformateur et de moraliste. Le goût de la violence, le besoin de détruire, le plaisir pris à torturer et à haïr, l’exaltation et la jouissance dans le mal, la sensualité liée à la douleur et à la vue du sang, le bonheur de sentir que l’on porte en soi un enfer, l’illusion d’être libre en cédant orgueilleusement aux plus bas appels de l’instinct, ce sont là sans doute des vérités d’observation, mais elles sont exceptionnelles, et à les faire passer de la Salpêtrière sur la place publique je ne vois pas en quoi elles aident à faire toucher du doigt le problème de l’existence, comme semble gravement le penser M. Paul Colin ».

Le respectable académicien a attentivement lu l’ouvrage et parfaitement saisi la personnalité de l’auteur, entre son hymne à la nature et la violence animale de ses fantasmes. L’éducation bourgeoise de Paul Colin voulait pourtant le préparer à une tout autre destinée.

Une jeunesse engoncée dans la bourgeoisie provinciale sénonaise

Paul Colin nait à Sens le 10 février 1920 dans une famille de la bourgeoise catholique locale. Son grand-père paternel, Auguste Colin, est notaire à Crécy-en-Brie (Seine-et-Marne). Son grand-père maternel, Frédéric Vernis dit « le mexicain », est un ingénieur des mines qui a construit des chemins de fer au Caucase et au Mexique avant de revenir en 1894 à Sens développer une entreprise de matériel agricole. Son oncle, Léon Vernis, et son père, Pierre Colin, reprennent après la Seconde Guerre cette entreprise familiale de fabrication et de vente de machines agricoles au moment où le plan Marshall provoque l’arrivée en masse du matériel provenant des États-Unis. 

Pierre Colin est une notabilité locale. Il préside le tribunal de commerce de Sens, est depuis les années 1930 président du Syndicat national des marchands-réparateurs de machines agricoles, fonction qui l’amène à vivre une partie de son temps à Paris.

Extrait du reportage à Baumefort dans le magazine L’Illustré suisse du 4 juin 1959 - Paul Colin © D.R.
Extrait du reportage à Baumefort dans le magazine L’Illustré suisse du 4 juin 1959 © D.R.

Paul Colin, élevé dans un milieu conservateur, est rétif à l’enseignement classique et attiré par la nature et les arts. Il obtient la première partie de son bac lettres en octobre 1937 et se prépare à entrer à l’École des Beaux-Arts en section architecture à Paris au moment où la guerre éclate. Il s’engage le 16 octobre 1939 dans la cavalerie où il suit la formation des élèves-officiers de réserve. Aimant passionnément les chevaux, il s’entraine à la charge sabre au clair sur l’ennemi allemand qu’il n’affrontera toutefois jamais directement. La débâcle le surprend à Montauban. Démobilisé le 9 août 1940, il revient à Sens en zone occupée. Les Allemands l’incarcèrent trois semaines, en uniforme avec culotte de cheval, bottes et guêtres (il s’habillera toujours ainsi jusque dans les années 1960). Transféré à la caserne de la Pépinière à Paris, il profite d’une opportunité pour passer, ainsi habillé, devant le gardien, un porte-document sous le bras, la veille d’être transféré outre-Rhin. Sa carte d’identité est restée entre les mains des Allemands.

Avec l’aide son père, Paul Colin se cache en Sologne et vit à l’hôtel dans le petit bourg de Bracieux, non loin de Chambord, dans l’arrondissement de Blois. Il travaille comme aide-géomètre et effectue des relevés topographiques en découvrant bois et marécages qu’il décrira dans Les jeux sauvages. Il rencontre celle qui deviendra sa muse et sa femme, Charlotte Serre, née en 1924, alors en cure pour tuberculose. Ils louent une petite maison en pleine nature à La-Tour-de-Sologne, dans un hameau composé de trois fermes. Contacté par la Résistance, Paul Colin ne souhaite pas s’engager.

En 1943, réfractaire au STO, muni de faux papiers, Paul Colin est arrêté par les gendarmes et détenu à la maison d’arrêt de Bourges. Il leur fausse compagnie lors de son transfert vers Paris, fuite « négociée » grâce à l’intervention, sans doute monnayée, de son père. À l’aide d’un ami de ce dernier, il se cache dans une ferme à Heudicourt (Eure) et Paul Colin, « aide agricole », s’y marie discrètement le 23 octobre 1943 avec Charlotte Serre.

Après la guerre, Paul et Charlotte Colin vont s’installer à Nyons (Drôme) au milieu de la nature qu’il aime tant, dans les petites baronnies du nord de la Provence, où réside sa tante. Leur fille Hélène y nait en 1946. Paul Colin s’exerce sans succès à la vente d’herbes aromatiques et médicinales, à la fabrication de savon et d’huile d’olive, de farine d’épeautre (blé rustique drômois), puis à l’élevage de souris blanches. Il préside la Société des saleurs d’olives de Nyons… Ne vendant pas ses souris blanches, qui se multiplient, il les lâche dans la ville. 

Contrat NRF Paul Colin du 21 mars 1950 pour « Les corps sont perdus » (Premier titre qui deviendra « Les jeux sauvages ») © D.R.
Contrat NRF Paul Colin du 21 mars 1950 pour Les corps sont perdus (premier titre qui deviendra Les jeux sauvages) (Détail) © D.R.

Les dettes s’accumulent. Paul Colin passe ses journées retiré dans une pièce où il est censé s’occuper de ses comptes. Charlotte découvre un jour qu’il a rédigé un manuscrit sur ses cahiers d’écritures comptables à l’entête « Les plantes des Baronnies ». Elle le décide à dactylographier le texte et à l’envoyer à un éditeur. Il adresse le 11 octobre 1949 aux éditions Gallimard le tapuscrit d’un roman intitulé Les corps sont perdus, accompagné d’une lettre maladroitement dactylographiée dont le contenu aurait pu en dissuader la lecture (extraits) : 

« Monsieur,

Le sérieux nous emplit de honte, mais soyons attentifs, la grâce nous ennuie, mais nous prisons le pathétique… ». Ainsi parle François Gane de la Hêtraie, petit hobereau de campagne, seigneur de Neuvy-l’église et illuminé dont on ne sait quel mélange de grâce divine et de mystérieuse force ancestrale.

D’un pays que j’aime comparer à la Grèce antique riche en vagabonds, félibres, poètes et autres sortes de paresseux chers aux dieux, je vous parle de mon premier roman « Les corps sont perdus ».

[…] C’est donc à une vision mystique de l’homme que je convie mes lecteurs. Mon Homme à moi, je l’ai soustrait à l’homme et l’ai soumis à une électrolyse, puis après polarisation de ses éléments autour de l’esprit et de la matière, pôles positif et négatif, je l’ai rendu à sa liberté. Pour lui « je est un autre » est devenu un « Je est deux autres ».

[…] Comme un bonimenteur de foire, avec la même emphase et la même fatuité je puis encore vous dire : Monsieur, coupez mon livre en longueur, en largeur, en profondeur. Coupez-le même dans cet autre sens qu’il offre à chaque page, il en découlera une source, une flamme, et quelques belles fusées. Pour moi, je suis tranquille, car j’en ai travaillé la pâte dans tous les sens, le résultat donne à penser…. Mais si vous me demandez si c’est là un bon livre je resterai coi car je suis le seul homme du monde qui ne puisse le juger, car c’est la seule chose au monde que je ne puisse juger. C’est pourquoi je serai [sic] très heureux si vous vouliez le faire et s’il méritait l’édition…».

L’envoi reste sans réponse. Entre-temps, la petite entreprise de Nyons sans activité a fait faillite. Le jeune couple monte à Paris en décembre 1949 et loue à une amie de la famille, Mme de Saint-Pierre, 12 rue Barye (17e) un appartement partagé avec le père Martin, prêtre qui dirige la chorale de Saint-Eustache. 

Inscrit au chômage, sans ressources, Paul Colin se rend aux éditions Gallimard pour savoir ce qu’est devenu son manuscrit et il y apprend que son livre va être édité. Le rapport de lecture de Jacques Lemarchand avait en effet été très favorable. Il rencontre Jean Paulhan qui, en janvier 1950, suggère à Gaston Gallimard de faire accélérer la publication. Le 21 mars 1950, Gaston Gallimard signe un contrat d’édition à Paul Colin ». L’avance tombe à propos car Charlotte est enceinte et le 12 août naît Michèle, leur seconde fille. 

Le titre devient Les jeux sauvages. Après la correction de deux jeux d’épreuves successifs, l’ouvrage est envoyé pour lecture aux membres du jury du prix Goncourt et sort en librairie le 18 octobre 1950. Combat du 27 novembre 1950 consacre une pleine page à huit candidats aux prix littéraires. André Brissaud y relève que « les scènes audacieuses mais sans vulgarité se mêlent à une poésie enivrante – poésie de l’enfance sauvage, de la liberté, de la passion dévorante, sans détruire l’unité romanesque », avant de souligner de façon prémonitoire que Paul Colin « ferait un excellent Goncourt 1950 ». Dans ce même quotidien, Jacques Lemarchand, lecteur du manuscrit, ami d’Albert Camus, tient la rubrique théâtrale. 

Les Nouvelles Littéraires, peu avant, avaient aussi mis en évidence l’ouvrage pour l’obtention d’un prix : « Le début des Jeux sauvages est éclatant et Paul Colin a beaucoup de talent ». Robert Kemp souligne « l’effervescence de ses personnages, leurs âmes hallucinées […] Je ne vois pas Boileau lisant les Jeux sauvages, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni même Voltaire… Mais nous sommes si amoureux du talent, si dévots de l’art pour l’art, que M. Paul Colin peut tout dire, nous faire accepter l’incroyable, tolérer l’illogique, fermer les yeux au monstrueux. C’est un virtuose – déjà. Mais pourra-t-il hausser le ton ? Pour un jury de la découverte, voici une chance à jouer ».

Les raisons dune demi-surprise

Demi-surprise, donc, puisque la critique avait parfaitement repéré les qualités – et les défauts – de ce jeune auteur d’un premier roman, comme c’est la vocation du Goncourt, ce qui comporte évidemment un risque et des incertitudes.

Mais si Paul Colin a obtenu le prix Goncourt 1950, c’est aussi parce que le déroulement des débats a incontestablement joué un rôle et que Gallimard a soutenu son candidat par divers moyens. Lors des quatre premiers tours, les voix s’étaient dispersées sur différents noms et Hervé Bazin, Georges Arnaud, Roger Nimier et Jean Hougron avaient aussi obtenu chacun une voix. 

Au cinquième tour, alors que l’heure du déjeuner approche, afin de sortir de l’impasse, Philippe Hériat suggère le nom de Paul Colin, soutenu par Armand Salacrou (édité à la NRF). Les jeux sauvages l’emporte avec cinq voix, car se sont ajoutées lors du vote final celles d’Alexandre Arnoux, Gérard Bauër et Pierre Mac Orlan. Ce dernier avait jusque-là voté pour André Dhôtel, comme son vieil ami Francis Carco, qui persiste. Mais, nouveau membre du jury, Pierre Mac Orlan est lui aussi édité à la NRF et il entretient depuis longtemps une relation amicale avec Gaston Gallimard qui l’avait chaleureusement félicité pour son élection en lui écrivant : « Vous seul pouvez lutter contre cette littérature réaliste et bourgeoise qui est primée aujourd’hui ». Deux raisons pour se résigner à voter Paul Colin. Colette avait voté par correspondance pour Bernard Pingaud, soutenu aussi par André Billy, Roland Dorgelès soutenant toujours Michel Zéraffa.  

Sur la qualité de l’œuvre récompensée, on ne peut pas porter une appréciation sans remise en contexte. Paul Colin obtient le Goncourt après Robert Merle pour Week-end à Zuydcotte (Gallimard) en 1949 et avant Julien Gracq pour Le rivage des Syrtes en 1951 (José Corti). Pierre Assouline, plus d’un demi-siècle plus tard, porte une appréciation méprisante, qu’il veut définitive : « entre les deux, le néant. Il avait pour nom Paul Colin, c’était un inconnu et il le demeura. Un accident de l’histoire littéraire. Qu’un roman aussi insignifiant que Les Jeux sauvages parvînt à paraître avec le soutien de son premier lecteur Jacques Lemarchand, sous la prestigieuse couverture blanche de Gallimard, du temps où Jean Paulhan y officiait, relève déjà du mystère propre aux comités de lecture…».

L’article de Pierre Assouline est représentatif d’une antienne, celle des Goncourt oubliés. Dans la revue littéraire La corne de brume, Christian Pelletier répond par un long article analysant finement Les Jeux sauvages pour montrer combien ce roman correspondait à la sensibilité d’une époque, d’une génération, « d’une classe sociale aisée qui s’ébat dans la France de la reconstruction. Logement et ravitaillement ne sont pas leurs soucis majeurs. Un lustre plus tard, leurs sentiments seront plus faisandés entre les téléphones blancs, le whisky et l’alka-seltzer de Française Sagan. Leurs interrogations, leurs doutes, leurs foucades et paradoxes sentimentaux sont teintés d’authentique romantisme. Leur sauvagerie est celle des purs. Ni badinage ni marivaudage bourgeois. Exaltation en union avec la nature ». 

Il considère que Paul Colin, qui s’est volontairement retiré en achetant un domaine viticole avec l’argent de son prix Goncourt, est « un météore qui frôla la planète Littérature en y laissant une petite trace qui n’est d’ailleurs évoquée qu’à l’aune de son retrait : le-Goncourt-qui-n’a-plus-rien-publié. Il n’est pas l’auteur d’une œuvre mais d’un seul ouvrage puisque peut-être inspiré par le menu chez Drouant pour le prix 1950 – Pouilly Fuissé Le Clos 1948 –, il fut décisivement attiré par le verjus».

La vocation du prix Goncourt est aussi de raconter son époque. Il est significatif que Régine Desforges, dans un épisode de sa série La bicyclette bleue, lorsqu’elle évoque le début des années 1950, fait lire à son personnage principal la première page des Jeux sauvages.

Extrait du manuscrit de Paul Colin rédigé sur le papier de son entreprise d’huiles végétales © D.R.
Extrait du manuscrit de Paul Colin rédigé sur le papier de son entreprise d’huiles végétales (détail) © D.R.

La polémique sur la diffusion des Jeux sauvages

Gaston Gallimard ne s’attendait pas à ce que Paul Colin fût le lauréat du Goncourt cette année-là. Sans doute comptait-il plus sur son autre candidat, Serge Groussard, qui obtint le Femina, et il n’avait fait imprimer que quelques centaines d’exemplaires des Jeux sauvages. Face à la demande, il fait faire un nouveau tirage en urgence et adresse une lettre manuscrite le 7 décembre à son réseau de libraires, annonçant une remise exceptionnelle négociée avec Hachette, leur distributeur. Il valorise l’ouvrage de Paul Colin, « la haute récompense dont il vient de faire l’objet, l’estime dont chacun l’entoure, la violence et le caractère sauvage de l’œuvre, l’engouement du public, laissent prévoir dès maintenant qu’il aura un succès égal aux précédents Goncourt ». Il négocie par ailleurs la publication intégrale de l’ouvrage dès la semaine suivante en trois parties dans France Dimanche. C’est le résistant communiste Dionys Mascolo, amant de Marguerite Duras, qui gère chez Gallimard, où il est lecteur, les contrats d’édition passés avec France Dimanche et Paul Colin.

Pierre Assouline évoque une rumeur d’échec commercial que Gaston Gallimard aurait combattue en faisant publier le 9 février 1951 sur deux pages de la Bibliographie de la France, organe de la profession, « 122.500 exemplaires, tirage justifié par huissier ».  Maisconclut-il, de même que souffler n’est pas jouer, « imprimé » n’est pas « vendu ». Qu’importe : le lendemain, la rumeur était morte. Pierre Assouline se trompe, puisque les relevés de compte annuels montrent que, outre la publication dans France Dimanche – qu’il ignore –, les droits d’auteur versés par Gallimard à Paul Colin au 30 juin 1962 concernent 117 126 exemplaires vendus des Jeux sauvages auxquels s’ajouteront plus tard 2 900 d’une autre édition dans une collection des prix Goncourt. 

Une autre vie commence grâce au prix Goncourt

« Paul Colin ex-chômeur peut enfin payer son loyer », titre le lendemain en première page Le Figaro. « On l’a arraché de son petit appartement des Batignolles pour le livrer dans un hôtel particulier où le champagne coulait à flot, aux questions de cinquante journalistes, aux éclairs des flashs […] Le nouveau lauréat a fait tous les métiers et vécu dans la misère ; chômeur secouru et nouveau prix Goncourt, il a connu hier à midi le « coup de foudre de la gloire » […] « Je ne croyais pas au succès, avoue-t-il aujourd’hui. Des projets je n’en ai pas. Peut-être vais-je m’acheter une voiture pour aller aux Indes… Aviez-vous confiance dans ce qu’entreprenait votre mari ? ai-je demandé à sa jeune femme ; qui a eu cette réponse bien sincère : Ma fois non. La seule fois où j’ai cru en ce qu’il faisait, c’est quand il a entrepris d’écrire ce roman [30]». Dans les mois qui suivent, Paul et Charlotte multiplient les rencontres avec la société littéraire qui gravite autour des éditions Gallimard, notamment lors des éclatantes soirées cocktails. La beauté et le charme de Charlotte se conjuguent avec le personnage qu’est et que se compose Paul Colin. 

Beaumefort

L’écrivain prometteur très sollicité est attendu pour son second roman. Il faudra attendre près de dix ans pour cela car Paul Colin, grâce à l’argent des ventes du prix Goncourt, réalise son rêve, acheter une ferme en Provence pour retrouver la nature et les animaux. En 1952, Paul et Charlotte font l’acquisition d’un mas entouré de cinquante-quatre hectares de terres et bois au lieudit Beaumefort, commune de Montdragon (Drôme), dans la vallée du Rhône, à proximité de Bollène, où ils élèvent chèvres, moutons, poules, lapins, pintades et dindons d’Amérique. Ils habitent ce mas du XVIe siècle aux murs de chaux, sans aucun confort, où il faut aller pomper l’eau au puits. Il cultive la lavande et le blé avant de passer à la viticulture. Ils y vivront jusqu’au début des années 1990.

Paul Colin entretient une correspondance régulière avec Gaston et Claude Gallimard, Jean Paulhan, Jacques Lemarchand, Marcel Arland, Louis-Daniel Hirsch. Le 13 mai 1952, il explique à Claude Gallimard, qui en est désolé, qu’il vient de jeter son second roman dans une corbeille à papier : « Le Goncourt m’a causé de grands dommages, et je m’aperçois que je ne pourrai écrire qu’après une période de profond silence, lorsque je serai oublié… Il est nécessaire pour sentir juste de demeurer le plus obscur et de se garder d’un certain égocentrisme stérilisateur. Pour satisfaire ce besoin d’isolement j’ai décidé de m’enfouir dans une ferme et d’y travailler moi-même avec un compagnon ». 

Les Jeux sauvages Paul Colin

Paul Colin, passionné de lecture, de mystique, de philosophie, de poésie, reçoit beaucoup et échange avec les intellectuels qui, dans ces années-là, prônent le retour à la terre et à l’essence de l’être confronté à la nature. Les jeux sauvages s’est inscrit, dans un courant de pensée antimoderne et élitiste, liant retour à la terre, ésotérisme et pensée mystique, illustré par l’immense succès de l’ouvrage de Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le matin des magiciens, paru en 1960 et de la revue Planète, publiés l’un et l’autre chez Gallimard, avec le soutien de Jean Paulhan. Mais s’il y a bien un auteur de référence pour Paul Colin, c’est le mystique René Guénon, dont Gallimard a publié la version définitive de La crise du monde moderne en 1946, lui aussi succès d’édition, au moment où, autour de personnalités, s’installent en Provence des communautés dont certaines vont connaitre des dérives sectaires. Paul Colin rencontre ainsi régulièrement Lanza del Vasto, qui en 1954 s’est installé dans la commune voisine de Bollène.

Un phénomène de même nature, plus modeste mais réel, se passe alors autour de Paul Colin, le Prix Goncourt qui a quitté le monde de l’apparence pour retourner à la vérité de la nature. Il reçoit un courrier abondant et Beaumefort devient un lieu de rencontres. Alban Bensa, qui découvre avec sa mère le lieu en 1961 avant d’y être accueilli tous les étés avec son frère Olivier à partir de l’année suivante, se souvient du nombre impressionnant de visiteurs. Il garde l’image de Paul Colin, recevant assis dans son fauteuil, pantalon de cheval, veste velours et pipe, dans une atmosphère de vénération. Pendant des années, de grands dîners rassemblaient périodiquement des admirateurs autour de Paul Colin. 

« Le deuxième séjour donna le ton de tous ceux qui suivirent ensuite durant trente ans. Nous mangions tous ensemble sur la grande table de la cuisine. Paul et Lou s’animaient les repas par leur propos hors norme pour moi : omniprésence de la sexualité, de l’excès et de l’exagération drolatique chez Paul ; questionnements non conventionnels à notre endroit par Lou qui se plaisait à bousculer son auditoire par des références à une psychologie profonde lancée sous forme de boutades dans des éclats de rire et par la narration d’anecdotes hilarantes se moquant de toutes celles et ceux qui lui semblaient engoncés dans des normes morales, des faux-semblants, des codes sociaux. Ainsi Paul se levant d’un coup lors d’un dîner et s’écriant « Satan ! Si tu existes, apparaît ! ». Avec nos hôtes tout était tourné en dérision, ridiculisé mais étaient toutefois exaltés la poésie, le surréalisme et aussi le surnaturel. Paul occupait une place centrale dans ces jeux de langage qui prônaient la supériorité du rien sur ce que nous essayions d’être ». 

Alban Bensa, qui vit désormais avec Hélène Colin, décrit le Beaumefort de la fin des années 1960 : 

« À l’époque, la maison ne disposait pas de l’eau courante et il fallait aller jusqu’à un puits distant d’une centaine de mètres du mas pour y jeter un seau au bout d’une corde puis le remonter et le transporter jusqu’à la cuisine. Ce système fut remplacé ensuite par une pompe à bras amenant l’eau jusque dans la maison. Celle-ci n’était pas vraiment meublée. Tommettes cassées, chaises branlantes, salpêtre sur les murs et un grand froid l’hiver. Un poêle à bois dans une grande pièce vouée au rez-de-chaussée, le « salon ». Et, image forte de cette époque, Paul près du feu dans un vieux fauteuil, pipe à la bouche qu’il vidait dans une coupe de bois en la frappant contre les parois ; tandis que Lou, talons aiguilles, servait le café. Et Paul parlant, parlant, de sa voix un rien nasillarde comme celle de beaucoup d’hommes d’avant-guerre, parlant et parlant encore. Il privilégiait le monologue et traitait à bâtons rompus de ses obsessions sexuelles, de ses souvenirs de jeunesse dans la ville de Sens et de mystique. Il mesurait toute chose, me semblait-il alors, à un monde mystérieux qui ne serait atteignable qu’au prix d’exercices spirituels, de solitude intense pouvant déboucher sur des extases. Et tout cela prenait le nom d’amour. On sentait bien qu’il fusionnait dans ce moment la jouissance sexuelle la plus physique avec l’expérience du divin. L’ensemble s’appuyait sur l’idée que seuls quelques êtres d’exception, dont lui-même, avaient accès à cette aventure. Difficile pour quiconque de trouver une place dans cet univers dont l’accès était réservé à une élite ; « ceux qui habitent au sommet de la pyramide », disait Paul. 

Une telle perception du monde nous rappelait sans cesse que nous vivions, selon l’expression de saint Jean de la Croix (référence majeure avec sainte Thérèse d’Avila), « dans une nuit obscure » ; c’est-à-dire dans la tragédie de notre impuissance à nous élever. Mais ce drame était compensé par le rire (« la politesse du désespoir », disait Lou citant Kierkegaard), et chez Paul par une sorte de paillardise ironique se moquant de tous et surtout de toutes et tournant en ridicule toute attitude moralisatrice, éducative, attentive à l’autre comme sujet respectable. Le monde était peuplé d’imbéciles satisfaits à l’exception de quelques humains supérieurs libérés de toute règle. 

Paul allait au champ dans la journée. Il entretenait de bons rapports avec ses voisins agriculteurs mais n’en fréquentait aucun. Ces « paysans » n’entraient pas dans le cercle des discussions de Beaumefort, sauf sous une version fantasmée, tantôt idéalisée (surtout par Lou, fille d’une famille pauvre de corréziens éleveurs), tantôt moqués par Paul qui semblait voir dans leur misère passée une figure littéraire de la déchéance humaine qui lui donnait tant de jubilations. 

Paul et Charlotte fréquentaient un milieu d’artistes, de professeurs, d’écrivains en herbe locaux. Paul rédigea plusieurs préfaces de catalogues d’exposition, fit des conférences dans des festivités culturelles de la région. Invité en tant que prix Goncourt, en tant qu’original cultivé, gentleman farmer qui aimait la conversation, et venait rapidement en occuper le centre. Beaucoup d’admirateurs et d’admiratrices, fiers de le rencontrer mais ne pouvant pour leur part guère s’exprimer en sa présence, tant Paul Colin semblait exercer de fascination sociale auprès de ces personnes. Peu d’artistes et d’intellectuels chevronnés à Beaumefort, si ce n’est quelquefois Philippe Jaccottet qui demeurait non loin de là, à Grignan et surtout le poète Alain Borne (1915-1962) qui fut un ami, voire l’ami très proche, de Paul et Lou des années 1950 à sa mort prématurée en 1962 ».

Sont aussi accueillis à Beaumefort des artistes habitant dans la région, tels les peintres Claude Fontaine, autiste (-1972), et Jean Lamouroux (1933-2008). Grand ami du cinéaste Jean Fléchet, son voisin, Paul Colin fait une apparition dans son film Traité du rossignol, dans lequel il interprète un apiculteur lubrique ! Il écrit dans des revues locales et entretient une abondante correspondance.

L’activité d’agriculteur, quand il s’y consacre, ne rapporte pas grand-chose et la situation financière continue de se dégrader. Pour se procurer un peu d’argent, Charlotte et Paul accueillent, en qualité de « lieu de vie », des patients adressés par un psychiatre de Marseille. Profitant de ce que sa vigne a bénéficié d’une extension de l’appellation Côtes-du-Rhône en 1957, il revend ses terres, et ils ouvrent une brocante en 1971. 

Terre paradis

Paul Colin a continué d’écrire et a adressé à Gallimard début 1958 un manuscrit, intitulé Terre paradis. Jacques Lemarchand, premier lecteur, le soutient et lui annonce que le comité de lecture de Gallimard vient de décider de publier l’ouvrage et il termine sa lettre en lui disant qu’il « aime beaucoup Terre Paradis » . Il lui suggère de « l’émonder de quelques « merde ! » dont l’abondance risque de pousser à la dévaluation de ce grand mot ». 

Louis-Daniel Hirsch, directeur commercial de Gallimard, qui lui dit être en accord avec les propositions de corrections de Lemarchand, lui écrit une lettre très élogieuse : « C’est un très beau livre, et souvent un grand livre : un immense poème, un blasphème et des actions de grâce alternés. Vous dirai-je même que j’y ai entendu comme un écho de quelques-unes de nos causeries. Je n’allais cependant pas jusqu’à votre exaltation, mais je la comprends et je la ressens ».   

Marcel Arland, le second lecteur, avait proposé à Jean Paulhan et Dominique Aury la modification de certains termes pour éviter une possible saisie. Il regrette que Paul Colin n’ait pas apporté lui-même les corrections suggérées, sans trahir la force et la violence du texte. Il lui dit douter « que les 175 « merde ou dérivés » et autres gentillesses dont vous parlez apportent grand-chose à cette violence ». Mais Paul Colin refuse de supprimer certains passages. 

Claude Gallimard estime qu’il s’agit « d’une œuvre d’un très grand lyrisme, d’où n’est pas exclue une certaine drôlerie et l’ensemble est plein d’inventions. C’est un livre violent et sincère et, en même temps, assez déchirant ».

L’avance de 100 000 francs qui lui est adressée constitue un ballon d’oxygène. Terre Paradis sort en librairie en février 1959, ainsi présenté par Gallimard : « Second roman de Paul Colin, qui obtint le Prix Goncourt en 1950 pour « Les Jeux Sauvages »,  » Terre Paradis » qu’il livre au public après huit ans de silence, témoigne d’un enrichissement et d’un approfondissement considérables. C’est un livre étrange, subversif, une sorte de chant énorme où le lyrisme se mêle au réalisme, un poème animé d’une sincérité éperdue, et qui conserve jusqu’à la fin un humour violent en même temps qu’une tristesse déchirante. On y lira des pages admirables sur la nature, les bêtes, l’instinct de vie ». 

La violence de l’ouvrage, sa crudité, l’exaltation du retour à la nature et la foi envers les animaux, la démesure poétique, découragent la critique. Gallimard effectue un tirage de 3 000 exemplaires. Il ne s’en vendra pas plus.

Paul Colin, Prix Goncourt 1950, reste un ovni littéraire. Il ne vivra pas de sa plume qui lui a permis de trouver le paradis sur terre à Beaumefort. Agriculture, élevage, brocante, avec ses moutons, chèvres et poules, il y vivra de peu jusqu’en 1991 où l’âge le décide à la vente de son domaine pour revenir vivre à Sens. L’intellectuel exalté, amoureux sans limite de la nature, revient se constituer prisonnier dans la ville de son enfance et la bourgeoisie de province. Mais il reste libre dans ses fantasmes et sa vision d’une civilisation qui détruit et disparaitra. Paul Colin, fort de ses « hauts et puissants protecteurs » du monde des esprits, construit de ses mains dans son jardin une immense volière pour ses oiseaux exotiques, à la fois cage et paradis.  

Paul Colin meurt le 20 mars 2018 à Clamart et est inhumé avec sa femme Charlotte Serre au cimetière de Sens. Reste du « Goncourt oublié », de Paul Colin personnage hors normes et écrivain, ce qui fut pour lui la reconnaissance de son ancrage dans sa terre de Provence, le nom donné par le village de Mondragon à sa bibliothèque publique .


Jean-Paul Jean est magistrat, ancien président de chambre à la Cour de cassation, secrétaire général de l’Association des cours suprêmes judiciaires francophones et historien, auteur notamment de nombreux ouvrages sur la justice.