Avec Quand la Chine vous espionne, Alex Joske, ancien analyste de l’Institut australien de stratégie politique, propose une formidable enquête sur le fonctionnement du ministère chinois de la Sécurité d’État. On y découvre derrière les affaires relayées par les médias des stratégies complexes dont il semble essentiel de réaliser la portée.
Août 2023 : Meta, la maison-mère de Facebook, supprime des milliers de comptes liés à une opération de désinformation chinoise. Septembre 2023 : le Sunday Times révèle l’arrestation d’un collaborateur parlementaire britannique soupçonné d’avoir fourni des renseignements à la Chine. Octobre 2023 : un homme politique allemand, tête de liste du parti d’extrême droite AfD aux élections européennes 2024, est accusé par un site d’informations en ligne de frayer avec des réseaux d’influence chinois….
Les tentatives d’ingérence chinoises sont de plus en plus souvent exposées dans les médias occidentaux. Il s’agit parfois d’espionnage en bonne et due forme, à l’image des ballons chinois interceptés dans le ciel américain en début d’année. Certaines opérations sont frontales, comme la présence d’une centaine de bureaux de police non déclarés à l’étranger (dont quatre en France), dénoncée l’an dernier par l’association Safeguard Defenders. D’autres relèvent de manipulations plus discrètes, mises en œuvre par le Front Uni, dont les activités sont désormais mieux documentées et visent à rallier à la cause du Parti communiste chinois (PCC) des personnalités en Chine et dans sa diaspora à l’étranger.
Mais à en croire Alex Joske, ancien analyste de l’Institut australien de stratégie politique (Apsi), spécialiste des opérations d’influence du PCC, il ne s’agirait là que de la partie visible d’une stratégie bien plus ambitieuse et structurée que ne le laissent penser les fils d’actualité. Cette stratégie serait conçue et coordonnée par l’un des organes les plus opaques du pouvoir chinois, le ministère de la Sécurité d’État (MSE). Quand la Chine vous espionne tente d’en décrypter le fonctionnement et met en lumière certains de ses agents, de ses cibles et de ses opérations les plus emblématiques.
« La théorie du grain de sable, au lieu de chercher à percer les structures, les missions et les agents sur lesquels s’appuie le PCC pour sa politique extérieure d’influence, choisit la facilité en supposant que ceux-ci sont, pour la plupart, autonomes et gérés par des patriotes d’origine chinoise, en Chine ou hors de Chine. » C’est l’un des points qu’Alex Joske s’attache à démonter dans son ouvrage : l’effort de renseignement chinois ne repose pas sur une masse d’informations glanées par des patriotes transformés en espions amateurs. Il est au contraire organisé, professionnel et pensé sur le temps long. Il est aussi discret, souvent dans les limites de la légalité, ce qui lui a permis de passer sous les radars du contre-espionnage. Il s’appuie sur des individus soigneusement ciblés dont des agents sous couverture flattent l’ego : ils leur offrent des opportunités, leur entrouvrent les portes du pouvoir chinois, voire les aident à gravir des échelons professionnels dans leur propre pays. Ce sont des relations construites sur la durée, à bas bruit mais d’une efficacité redoutable.
Car le MSE dispose d’une multitude de canaux pour exercer ses activités qui touchent à la politique, l’économie, la culture, la recherche, la religion. Alex Joske dévoile ainsi les liens avec le MSE d’institutions a priori au-delà de tout soupçon. Ainsi, le Centre d’échanges culturels internationaux (CECIC), « façade civile du MSE », a réussi à la fin des années 1980 à prendre le contrôle du Fonds Chine créé par George Soros. Sous couvert de contribuer à une meilleure connaissance mutuelle, le CECIC a ensuite créé des liens avec la fondation politique États-Unis-Chine, point d’accès pour le renseignement chinois à des hommes d’affaires et représentants politiques américains de premier plan.
Plus récemment, le forum pour la Réforme et l’Ouverture, officiellement un think tank libéral, a servi d’appât pour les universitaires et diplomates étrangers qui pensaient y gagner l’oreille des dirigeants chinois grâce à son directeur, Zheng Bijian. Selon Alex Joske, il s’agirait là de la plus efficace et durable opération d’influence du MSE. Zheng Bijian est en effet le théoricien du concept de « l’essor pacifique de la Chine » et les activités du Forum auraient eu pour objectif de diffuser ce concept dans le monde entier, faisant ainsi croire au caractère inoffensif de la montée en puissance de la Chine sur la scène internationale. « La politique étrangère américaine a fait sienne l’idée que les États-Unis devraient encourager l’essor pacifique tel que formulé par Zheng Bijian… Si les efforts d’influence politique du PCC avaient été perçus à leur juste valeur, ils auraient dû provoquer des réponses différentes de la part des gouvernements et de leurs agences de renseignement. »
Grâce à un formidable travail d’enquête exploitant des sources en chinois exhumées d’internet, Alex Joske parvient à identifier des agents doubles, dont un certain Yu Enguang, officiellement journaliste de l’agence Xinhua aux États-Unis, plein d’esprit et parfaitement anglophone, qui ne serait autre que Yu Fang, espion professionnel ayant rang de vice-ministre, « l’un des officiers de renseignement les plus gradés du parti communiste ». L’auteur australien pointe également bon nombre d’institutions universitaires chinoises, notamment la célèbre Académie chinoise des sciences sociales, comme étant pourvoyeuses d’agents infiltrés du MSE. Plusieurs chercheurs chinois de renommée internationale sont cités. Ainsi, Wang Jisi, président de l’École d’études internationales de l’université de Pékin mais aussi membre du conseil d’administration de l’International Crisis Group et membre de l’Asia Society de New York, serait « proche du MSE depuis des décennies. Il est devenu membre du CECIC dès le début des années 1990 ». Jin Canrong, spécialiste des relations internationales bien connu pour ses positions nationalistes, doyen de l’École des études internationales de l’Université du Peuple, « a été membre du forum pour la Réforme et l’Ouverture ainsi que de l’Association chinoise des relations publiques internationales ».
Les étrangers, individus et institutions, ne sont pas épargnés, même s’ils sont plus souvent présentés comme des victimes de leur naïveté que comme des agents actifs : George Soros, Henry Kissinger, la fondation Carnegie, la Rand Corporation… Plus proche de nous, l’Institut français des relations internationales (IFRI) est pointé du doigt pour avoir organisé de nombreuses conférences en partenariat avec le forum pour la Réforme et l’Ouverture.
L’ouvrage d’Alex Joske est très dense, plein de révélations et a l’avantage d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche pour tous ceux qui s’intéressent aux opérations d’influence de la Chine. Toutefois la démonstration souffre parfois de son parti pris de dénonciation systématique des actions chinoises et de l’absence de réaction de la communauté internationale. Les étrangers qui fréquentent la Chine, diplomates et universitaires notamment, sont systématiquement et parfois outrageusement accusés de naïveté. Ainsi des relations entre la fondation politique États-Unis-Chine et le CECIC : « Le CECIC travaillait avec la Fondation pour faire venir en Chine des collaborateurs de congressistes et d’autres politiciens pour des voyages d’étude. En retour, le MSE envoyait ses agents et officiers aux États-Unis pour étudier le pays, rencontrer leurs agents, faire du réseautage de haut niveau et étendre l’influence du Parti. Les officiers du MSE se sont certainement émerveillés des portes qui s’ouvraient à eux, sans la moindre résistance apparente des autorités américaines. »
Or, l’influence fonctionne souvent à double sens, et les Américains ne sont pas les derniers à y avoir recours : leur candeur en la matière est probablement exagérée. On apprend d’ailleurs une centaine de pages plus tard que le lien entre l’Institut de relations internationales contemporaines de Chine et le MSE est bien connu des États-Unis puisque « les télégrammes diplomatiques américains le notent consciencieusement chaque fois qu’ils mentionnent des chercheurs de cet institut ». Et l’espionnage américain n’a pas été totalement floué par les actions du MSE, Joske reconnaissant lui-même que « les vecteurs d’influence et les organismes de façade comme l’Institut chinois de stratégie et de gestion (ICSG) ont souvent la vie courte. Ceux du MSE ont pris un sacré coup lorsque celui-ci a commencé à découvrir à quel point la CIA avait infiltré ses rangs, vers 2010 ».
De même, l’importance accordée par l’ouvrage au concept de « l’essor pacifique » peut étonner. Certes, le concept est brillant puisqu’il fait peser sur la communauté internationale la responsabilité d’offrir à la Chine les conditions de cet essor pacifique ; l’idée sous-jacente étant que, puisque la Chine est pacifique, si tensions il devait y avoir, elles seraient dues aux autres pays. Mais la propagation de ce concept est-elle si différente de celle des innombrables slogans dont nous abreuve la politique chinoise ? Certains d’entre eux semblent même avoir une carrière internationale bien plus impressionnante que « l’essor pacifique ». Ainsi, il n’est pas rare aujourd’hui de voir des communiqués émanant d’agences des Nations unies, voire des résolutions de l’assemblée générale des Nations unies, mentionner la « coopération gagnant-gagnant » et la « communauté de destin ». Ces expressions, directement issues du bagage rhétorique de Xi Jinping, ont réussi à s’imposer dans les instances de gouvernance mondiale. L’efficacité de la propagande chinoise n’est pas réservée à « l’essor pacifique ». C’est donc davantage la description des mécanismes de diffusion du concept que le concept lui-même que l’on retiendra de la lecture des chapitres qui lui sont consacrés.
La recherche et les renseignements anglo-saxons s’intéressent depuis longtemps aux activités d’influence de la Chine. Ce n’est pas un hasard si l’auteur de cet ouvrage est australien : son pays a été secoué par des scandales politiques à répétition liés aux ingérences chinoises. La traduction de ce texte est une bonne nouvelle car la France semble encore très en retrait sur le sujet. Certes, le rapport de l’IRSEM, « Les opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien », publié en 2021, a apporté un précieux éclairage sur les modes opératoires internationaux, en pointant quelques exemples français. À la suite de cette publication, une mission d’information du Sénat sur la recherche et l’université puis une commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères ont été lancées. Mais leurs travaux n’ont eu que peu d’écho et encore moins de répercussions concrètes. À lire Alex Joske, on se dit que la France n’a peut-être pas tout à fait pris la mesure du problème.