Le premier roman d’un auteur, refusé ou resté inédit, s’apparente souvent à un coup d’épée dans l’eau. C’est loin d’être le cas de L’un contre l’autre de Serge Doubrovsky (1928-2017), qu’il a écrit à l’âge de vingt-quatre ans.
L’un contre l’autre : tout un programme… que le premier roman de Serge Doubrovsky contient comme une promesse, celle d’un homme qui s’aperçoit déjà dans le miroir du texte, comme d’une prouesse à venir : celle d’une œuvre prise dans les méandres tumultueux de la vie. L’auteur lui-même ne s’y était pas trompé, qui revenait sur le souvenir de son écriture dans Un homme de passage (2011) : « mon premier roman jamais publié que j’ai dû écrire dans la vingtaine son titre sans que j’aie pu le savoir résume toute ma vie toute mon œuvre L’un contre l’autre tout est dit si un jour on réunissait tous mes livres en un gros bouquin ce serait le seul titre possible ».
Petit rappel des faits : nous sommes, sans doute, en 1952. Serge Doubrovsky a vingt-quatre ans, il a intégré l’École normale supérieure cinq ans auparavant ; l’Histoire est derrière devant lui : il a échappé à la déportation qui sonnait à la porte de la maison familiale ; une fois c’est de trop, deux fois c’est mieux : un gendarme à vélo du Vésinet est venu prévenir le père tôt le matin : « à 11 heures je dois vous arrêter partez ». Rarement ordre aura été à ce point salvateur. Le petit juif s’en tirera : il deviendra grand.
Petit rappel des gestes : Jean Thévenot, le héros de L’un contre l’autre, est normalien ; il porte un nom presque commun. Il est attiré plus que de passion par la gent féminine, confond conquête et capture. Il doit sans cesse se prouver qu’il existe. Il lit à se morfondre : « Je restais enfermé avec Platon et relus les notes copieuses qui contenaient tout le suc des commentaires sorbonniques… Il était presque quatre heures et ça devenait triste un dimanche. Le royaume des idées m’intéressait ; trop peut-être. J’avais peur que ce ne fût le refuge de l’impuissance. »
Qu’il y ait du Doubrovsky dans ce Thévénot-là, il n’y a guère de doute. Romance d’amour avec une jeune Américaine qui se termine mal (trop puritaine ? trop protestante ? trop belle, ou trop elle ?), difficulté à séparer le besoin du désir, manière de draguer qui se confond souvent avec attaquer, étreindre avec éteindre (« – Tu ne m’aimes donc pas ? – Si, bien sûr, je t’aime. Tu m’as forcée à t’aimer », argumente du tac au tac Marilyn). Tous les ingrédients sont en germe qui évoquent les poussées de fièvre des livres à venir, y compris dans cette façon, remarquable, de relater une histoire par les deux voir, les deux bouts de la lorgnette. La relation d’amour sera duelle ou ne sera pas. Jusque dans ses plus profonds silences : « – Tu ne t’intéresses qu’au présent ? demanda-t-elle.
Je ne répondis pas. Ce qui comptait surtout, c’était ce que nous ne disions point. Sa peur du retour, et ma peur du départ. Ce heurt caché faisait mal. Deux forces de sens contraire, qui, après s’être rencontrées et apparemment confondues, continuaient à cheminer chacune dans sa direction. »
On apercevrait même, parfois, derrière le paravent romanesque, le théâtre d’une autre histoire, au moins son ombre projetée : « – Nous ne nous quitterons plus jamais, dis-je.
– Plus jamais.
Je poussai un profond soupir de rescapé. »
Qu’il n’y ait pas encore le Doubrovsky à venir, inventeur de l’autofiction, dans ce texte-ci, voilà qui n’est pas tout à fait étonnant non plus. La lame des mots n’est pas suffisamment aiguisée, le couteau du style demande à être affuté. L’éréthisme textuel, les glissements de sens sont pour demain. Quelques descriptions laissent pourtant déjà entendre un regard aigu, acéré, comme cette main qui glisse sous le chandail de Marilyn et remonte lentement, musicalement, « promenant mes doigts sur les vertèbres comme sur des touches » ; comme cette rue de « banlieue paisible et riche, étirée sur ses mille et mille numéros ». On se croirait parti de l’autre côté de l’Atlantique, dans Le livre brisé, ou ailleurs.
Deux ou trois titres de romans parus en 1951-1952 : La puissance du jour (Vercors), Le dimanche de la vie (Queneau), Les couleurs du jour (Gary). On pourrait trouver, ici ou là, une résonance thématique, ou stylistique, mais rien de vraiment convaincant. Sans doute l’écrivain le plus proche de l’imaginaire contenu dans L’un contre l’autre doit-il être cherché du côté de Sartre, ses chemins existentialistes, cette façon de camper l’être dans le doute de l’être, de ferrailler avec la liberté qui s’ouvre comme un gouffre devant soi. Du salaud au saligaud, de Mathieu Delarue à Jean Thévenot, il n’y aurait qu’un pas, qu’il n’est pas interdit de franchir. Maints exégètes ont d’ailleurs souligné le rapprochement Sartre/Doubrovsky, et l’auteur de L’après-vivre a plusieurs fois reconnu sa dette, écrit son admiration, démonté les rouages de l’inconscient de l’un à la lueur des connaissances de l’autre, comme dans son admirable article Sartre : retouches à un autoportrait.
Comparons ainsi, ou plutôt, laissons simplement reposer l’une et l’autre assertion :
« Toutes les femmes que j’ai eues, quand j’essaie de me les rappeler aujourd’hui, je me les rappelle toujours habillées, jamais nues… je les vois habillées, comme si la nudité était un rapport particulier, très intime, mais… » (Sartre cité par Doubrovsky dans Retouches…)
Et
« Elle sourit.
– Je n’aurais jamais cru que je pourrais jamais raconter ça à âme qui vive…
– On commence par se déshabiller, dis-je, et puis on se dénude par la suite. Nous en étions à cette nudité-là. » (L’un contre l’autre)
Un écrivain passe. Un autre le dépasse. Ou pas. Peu importe. L’essentiel est dans le sujet d’un premier livre qui n’a pas vu le jour. Le voit enfin. Un sujet qui dit je, déjà, ne parvient pas encore vraiment, ou complètement, à dire je. Ce je qui sera le sujet des livres futurs. Un je qui se risquera à être. Et qui restera.