L’ouvrage de Yuri Felshtinsky et Vladimir Popov se présente d’emblée comme un livre de politique et d’histoire-fiction, comme le souligne son sous-titre. L’avis au lecteur, dans un avertissement quasiment apocalyptique, affirme : « Ce livre a été écrit et préparé pour être publié avant le début de la troisième guerre mondiale déclenchée par Poutine le 24 février 2022 lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine ».
Que faire pour empêcher la catastrophe annoncée ? Selon Felshtinsky et Popov, la première condition pour « arrêter cette guerre dans sa phase initiale et éviter une catastrophe thermonucléaire est de vaincre en Ukraine », car si Poutine met la main sur l’Ukraine, « alors il rappellera au monde l’ultimatum qu’il a déjà lancé dans deux discours hystériques en février 2022 avant l’invasion de l’Ukraine » et il exigera qu’on lui livre les trois États baltes, puis « le retour de toute l’Europe l’Est et du Sud-Est dans la sphère d’influence russe et la dissolution de l’OTAN ».
L’ouvrage se conclut sur une vision, si c’est possible, encore plus apocalyptique : « La Russie de Poutine […] apporte la guerre, la destruction, l’appauvrissement et la mort à l’humanité ». Mais ils tirent une leçon du passé récent : « L’histoire nous apprend qu’il ne faut parler avec le fascisme qu’à partir d’une position de force », donc en brandissant la menace de la guerre, dès lors inévitablement mondiale….
Tout remonte à décembre 1917
Selon Felshtinsky et Popov, « depuis décembre 1917, date de la création de la Tcheka, il est une constante : la lutte pour le pouvoir entre le Parti communiste et l’organisation multiforme connue sous les noms de Tcheka, OGPU, GPU, NKVD, MGB ou KGB […] Du point de vue du Parti, ceux qui contrôlaient la Tcheka-KGB ont essayé d’usurper le pouvoir des décennies durant ».
Bref, l’histoire de l’URSS serait pour l’essentiel celle d’un affrontement sanglant entre la direction du Parti communiste et les chefs successifs de la police politique, qui aurait abouti à la victoire de cette dernière, comme l’affirme le chapitre IV, intitulé « L’an 2000. Les services de sécurité prennent le pouvoir », avec l’élection de Poutine à la présidence.
Cette énorme entreprise commencerait avec la fondation de la Tcheka ? Mais lorsque les bolcheviks créent la Tcheka, le 7 décembre 1917, c’est pour eux essentiellement un instrument de combat contre leurs nombreux adversaires intérieurs. La Tcheka inaugurant une entreprise de conquête du monde alors même qu’elle avait grand-peine à vaincre les ennemis intérieurs du régime, soutenus par nombre d’États étrangers, et que le régime s’est trouvé plusieurs fois au bord de l’effondrement, cette vision relève plus du roman-feuilleton que de l’histoire.
Une cinquième Internationale ?
Non contente de cette domination absolue sur la Russie, la police politique, qui porte désormais le nom de FSB, aurait décidé de prendre une envergure internationale qui constitue le fond du cinquième chapitre, intitulé « La Cinquième Internationale et le nouvel ordre européen ». Cette prétendue « Cinquième Internationale » a été créée par Poutine » mais, précisent les auteurs, « contrairement aux précédentes, sa formation n’a pas été annoncée ». Cette Internationale clandestine d’agents et d’espions, enfin, « est une alliance de forces néo-fascistes de droite et de forces pro-soviétiques de gauche ».
Donald Trump… agent du KGB-FSB ?
Cette Internationale fantôme a de superbes atouts. Le chapitre VII, intitulé « Stratégie de division » et sous-titré : « Un brise-glace nommé Trump », affirme : « Les dirigeants russes ont décidé d’utiliser Donald Trump comme un autre brise-glace ». Pourquoi un autre ? Par allusion au rôle attribué à Hitler de « brise-glace de la révolution par Staline ».
Nos deux géopoliticiens énumèrent une liste d’entreprises commerciales, en général ratées, ébauchées en Russie par Trump, qui se rendit souvent en Russie à partir de 1987, année où il tenta, en vain, de négocier la construction d’un hôtel de luxe dans le centre de Moscou et la rénovation de l’hôtel Moskva ; il retourne plusieurs fois à Moscou, sans plus de succès, pour négocier la rénovation de l’hôtel Rossia, puis pour tenter de construire un gratte-ciel, puis une tour Imperia. En 2008, lors de la grave crise financière aux États-Unis, « l’empire de Trump est au bord de la faillite », mais, un « Russe fou », Dimitri Rybolovlev, simple agent de Poutine, sauve Trump de la faillite en lui versant « 95 millions de dollars pour une villa qui, au prix de 2008, ne valait probablement rien ». Ainsi, « à ce moment-là Trump est déjà chez lui en Russie et sa confiance dans Poutine, le gouvernement et l’État russes est absolue », si absolue qu’il a envoyé ses enfants à Moscou en hiver. Néanmoins, les deux historiens, prudents, jouent l’incertitude : « Laissons de côté la question de savoir si Trump a été recruté par le KGB ou non, car nous n’aurons jamais de réponse. » Probablement.
Cette incertitude n’empêche nullement les deux auteurs d’évoquer un « projet russe […] important : l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis » ; ce serait « l’opération secrète de Poutine, du Kremlin et de la Loubianka pour installer Trump à la présidence des États-Unis » et ils citent, sans référence, le propos d’un ancien directeur par intérim de la CIA, Michael Morel, selon qui Trump était « l’idiot utile », un naïf manipulé par Moscou et secrètement méprisé. Si c’est secrètement, comment le savent-ils ?
Une longue liste d’assassinats
L’un des éléments essentiels du récit est une longue liste d’assassinats et de tentatives d’assassinats, incarnant l’affrontement prétendu entre le pouvoir politique et la Sécurité d’État, conclu, on l’a vu, par la victoire de cette dernière, incarnée par Poutine. Cette liste suscite de nombreux doutes : les assassinats dénoncés par les deux auteurs sont, dans la majorité des cas, dénués de toute preuve. Certes, les assassins ne se soucient nullement de favoriser le travail des futurs historiens en leur laissant le maximum possible de traces de leurs exploits, mais encore faut-il avoir en main autre chose que des hypothèses, ici très souvent incertaines.
Liquidé pour un changement de nom ?
Or, nombre d’assassinats évoqués dans l’ouvrage pour étayer la thèse centrale du livre sont le plus souvent purement hypothétiques, voire invraisemblables. Un exemple éclairant : un certain Menjinski dirige la police politique, alors dénommée OGPU, de 1926 au 10 mai 1934, date de sa mort. « Il était gravement malade, affirment nos deux auteurs, et rien n’aurait indiqué le caractère « non naturel » de sa mort si plusieurs circonstances n’avaient attiré l’attention ». Quelles sont ces circonstances susceptibles de transformer une mort naturelle en assassinat ? Le changement de dénomination de l’OGPU (qui signifie Direction politique unifiée de l’État) en NKVD (qui signifie Commissariat du peuple à l’intérieur), puis la suppression du poste de président de l’OGPU… évidemment, puisque le chef du NKVD est, vu le sens du mot, commissaire du peuple et non président. Malgré le caractère purement formel de ces deux changements, nos auteurs commentent : « Cela indique que quelqu’un attendait avec impatience la mort de Menjinski afin de mener à bien les réformes nécessaires. » Un assassinat pour un changement de nom ? Jugeant sans doute eux-mêmes le raisonnement bien fragile, ils ajoutent un nouvel argument : lors du troisième procès de Moscou, contre un prétendu « Bloc des droitiers et des trotskistes antisoviétiques », le successeur de Menjinski, Iagoda, a « avoué » l’avoir fait assassiner. Utiliser un aveu imposé à sa victime par les tortionnaires de la police politique, c’est reconnaitre involontairement la faiblesse de l’argumentation, puisque les victimes des procès de Moscou étaient accusées de multiples assassinats et actes de sabotage imaginaires. Si l’on prend au sérieux cet « aveu », il faudra accorder la même portée aux autres aveux de Iagoda, contraint d’avouer qu’il avait tenté de tuer son successeur, Iejov, envoyé de l’argent à Trotsky… et autres balivernes. Enfin, rien dans le procès ni dans les déclarations dictées à Iagoda ne suggère le moindre rapport avec un affrontement entre le Kremlin et la police politique.
Un régime fasciste ?
Cet affrontement, en réalité virtuel, s’efface en 1991 avec la chute de l’URSS, qui se traduit entre autres par la liquidation du Parti communiste, jusqu’alors centre de l’État, dont le continuateur prétendu, le parti communiste de Ziouganov, n’est qu’un fantôme de l’ancien parti de Staline, Brejnev, Andropov et autres. Des deux combattants que nous présentent les deux auteurs, il ne reste plus que la seule Sécurité d’État, à laquelle Felhshtinsky et Popov consacrent plus de deux cents pages riches en détails multiples sur l’écheveau d’intrigues, de corruptions, de manœuvres, de complots et d’assassinats, cette fois bien réels, qui marquent l’histoire de cette période et ne peuvent qu’ébranler l’unité de la Sécurité d’État. Mais, selon nos auteurs, la fusion de la machine étatique et des grandes entreprises permet à l’État d’exercer un contrôle sur les entreprises par l’exercice d’une pression sur les actionnaires et les gestionnaires où ils voient « un élément d’un régime fasciste ». Mais un régime fasciste un peu particulier, sans chemises brunes ou noires, car, selon eux, la Sécurité d’État a tiré un enseignement des convulsions passées : la seule issue est de s’emparer du poste de président du pays.
Nos deux auteurs, en conclusion, rappellent les menaces brandies par le président russe, qui, interviewé dans le film Ordre mondial, réalisé à sa demande, affirme : « si un combat est inévitable, il faut frapper le premier », puis, interrogé sur l’éventualité d’une troisième guerre mondiale, déclare : « Il y en aura une et nous la gagnerons ».
Un trait de plume magique ?
Comment réagir face à cette menace ? Le titre de l’épilogue définit la solution en une formule ramassée : « La dissolution de la Sécurité d’État, condition de survie pour l’humanité ». Certes, certes, mais comment y parvenir ? La réponse tient en sept lignes : « Pour sauver la Russie et l’humanité d’une nouvelle guerre thermonucléaire, dont Poutine, qui prévoit de rester président jusqu’en 2036, agite la menace de plus en plus souvent ces dernières années, il suffit d’un trait de plume, il suffit de rédiger un décret qui dissout et interdit la Sécurité d’État russe, sans droit de renaissance, sous un nouveau nom et un nouvel acronyme. » D’un simple trait de plume ? La recette, simple, semble peu coûteuse, moins en tout cas que l’augmentation des crédits militaires des pays membres de l’OTAN. Mais une question subsiste, que Felshtinsky et Popov laissent sans réponse : qui peut avoir l’autorité et la force suffisantes pour imposer un tel décret à l’homme qui menace le monde d’un cataclysme thermonucléaire ? Ils se contentent de leur avertissement final : « Mais n’attendons pas 2036 pour signer ce décret. Parce qu’il se peut qu’en 2036 il n’y ait plus personne pour le signer » ni, probablement, pour lire le roman policier de Felshtinsky et Popov.