Jacques Fressard, proche de Maurice Nadeau depuis l’aventure des Lettres Nouvelles puis de La Quinzaine littéraire, est mort le 6 décembre 2023 à l’âge de 89 ans. Grand critique des littératures hispaniques, il était l’un de ses piliers, fidèle, discret, modeste. Malgré la maladie et la fatigue, il avait fondé avec nous EaN et nous avait donné trois articles que nous republions aujourd’hui. Albert Bensoussan le connaissait depuis sa jeunesse. Il évoque, avec émotion et tristesse, son parcours, leur amitié, ses grandes qualités de traducteur et de lecteur.
Jacques Fressard était comme un frère, et nous nous aimions. Nous nous étions connus à l’oral de l’agrégation d’espagnol en 1960, dans la cour du lycée Henri-IV, reçus tous les deux, parmi seize lauréats, dont Jean Canavaggio qui nous a quittés, hélas ! cette même année. Jacques fut nommé, en octobre 1960, professeur au lycée de Savigny-sur-Orge et moi au lycée Bugeaud d’Alger. En octobre 1963 nous avons été recrutés, lui et moi, comme assistants à la Sorbonne où je suis resté trois ans, et notre amitié s’est alors renforcée. Nous étions les deux assistants officiels du directeur de l’Institut d’Études Hispaniques, travaillant de concert et nous épaulant ; et puis, après mon départ à l’université de Rennes, nous avons poursuivi notre étroite amitié.
Il fut l’un des premiers à rejoindre Maurice Nadeau, en 1966 aux Lettres Nouvelles et à La Quinzaine Littéraire. C’est lui qui m’a poussé à collaborer à ces deux revues et je lui dois de m’avoir sollicité pour un numéro spécial « Littérature de Cuba » des Lettres Nouvelles, où ma traduction d’un texte de Guillermo Cabrera Infante (qu’il avait soigneusement révisée) m’a aussitôt fait entrer chez Gallimard pour la version française de Trois tristes tigres, prix du meilleur livre étranger (jury dont faisait partie Nadeau) en 1970. Nous ne nous sommes jamais quittés, et Jacques ne manquait jamais de rendre compte de toutes mes publications, d’auteur et de traducteur, pendant cinquante ans et jusqu’à ces toutes dernières années, où la maladie l’a atteint, avant de l’abattre. C’était un critique honnête et exigeant, d’une grande compétence, qui avait l’oreille et l’amitié de Maurice Nadeau, et ses papiers sur la littérature ibérique, en langue espagnole et portugaise (il avait produit une biographie de Luís de Camoëns chez Seghers et traduit pour Gallimard L’invité de Job du romancier José Cardoso Pires), faisaient autorité.
Avant d’en rendre compte, il lisait chaque livre de deux à trois fois. Perfectionniste et appliqué, à chacune de ses critiques, il faisait mouche. Auprès de Maurice Nadeau, il jouait aussi un rôle non négligeable de conseiller, et, entre autres, les romans de Juan José Saer publiés aux Lettres Nouvelles lui sont assurément redevables. Son épouse, Raquel Linenberg, étant argentine, il passait à Buenos Aires bien des étés qui, forcément, étaient là-bas des hivers, et il s’en plaignait, en ironisant. Avec ce constant sourire qui signait son indulgence. Mais sa culture hispano-américaine s’en trouvait renforcée. Il m’informait souvent des belles vagues du Boom latino-américain et sut, parmi les tout premiers, exalter le génie romanesque de Mario Vargas Llosa, en même temps qu’il célébrait les talents singuliers de Borges et de Cortázar. Il fut aussi des premiers à parler chez nous de Lidia Jorge, d’Antonio di Benedetto, d’Eduardo Galeano ou de César Aira, sans lui voués à l’indifférence. Tout comme il s’attachait à la littérature d’Espagne, lui, éminent glossateur de Ramón del Valle-Inclán, dont il avait vu les Lumières de bohème sur la scène du Palais de Chaillot en 1963, et parmi les promesses d’alors, il sut privilégier des écrivains comme Juan Benet, Juan Goytisolo ou Rafael Sánchez Ferlosio, qu’il persuada Maurice Nadeau de lire.
Je me rappelle aussi sa relecture éclairante de mon petit essai sur la traduction : Confessions d’un traître dont la version terminale lui doit beaucoup. Que de fois, dans la marge, il sanctionnait mes défaillances en inscrivant : « Pas Beau ! » C’était mon grand frère (il me gagnait d’une année) et sa mort, qui me bouleverse, signifie aussi que ma vie, pour un peu, n’est que survie. Jacques le Majeur l’appelait Nicole, sa sœur. Raquel, son épouse, m’a averti de son décès hier en début d’après-midi, et depuis je me sens, bêtement — car la mort est stupide autant qu’absurde est la vie —, orphelin. Je le revois, lors d’un voyage que nous avions fait en Castille, avec sa haute stature (il me dépassait d’une tête), portant un magnifique chapeau noir, un Borsalino à l’ancienne qui lui venait de son père. Si noble et si digne, de belle élégance et le verbe si haut, dans les rues espagnoles, que les gens se retournaient sur son passage. Et je ne cesse maintenant de me retourner sur son passage vers l’absence éternelle, le saluant entre mes larmes, lui donnant une dernière étreinte. El último abrazo. Jacques, ah, Jacques !