On n’en finit pas, en France, de prétendre « revaloriser l’apprentissage ». En dessinant une vaste fresque historique, qui nous mène de l’époque de Colbert jusqu’au début du XXe siècle, l’historien américain et francophile Steven L. Kaplan (connu, en particulier, pour ses travaux sur la culture du pain) expose les heurs et malheurs d’un système de formation peu prisé sinon décrié dans notre pays, quand il prospérerait ailleurs, dit-on. Y aurait-il une aversion française à l’égard de l’apprentissage, et pourquoi ?
L’apprentissage professionnel est une question d’actualité sans cesse reposée en France. Les plans de « relance » mis en œuvre par les gouvernements successifs depuis les années 1970 n’en finissent pas de produire leurs (faibles) effets, sans que la « revalorisation » attendue se produise. L’image de l’enseignement professionnel demeure négative, et les formations techniques restent des filières de relégation, synonymes d’échec scolaire. La France est désavantageusement comparée à l’Allemagne qui ne semble pas souffrir d’un tel discrédit de l’apprentissage et des filières dites « professionnelles ».
De fait, dans l’Hexagone, les professions artisanales peinent à recruter des apprentis et s’inquiètent pour leur avenir. En reprenant à nouveaux frais, avec le recul historique nécessaire, le dossier de l’apprentissage, Steven L. Kaplan s’aventure assurément en terrain miné, entre représentations stéréotypées et présupposés idéologiques qui obèrent nos conceptions du travail manuel et de l’excellence en matière éducative. Mais l’auteur est solidement outillé pour mener à bien son entreprise. Il a, en effet, la double particularité d’être l’un des meilleurs spécialistes de l’artisanat et du monde du travail du XVIIIe siècle et de côtoyer depuis longtemps l’univers de la boulangerie, étant régulièrement sollicité pour contribuer aux formations et aux réflexions des professionnels de ce secteur, qui constitue son second sujet de spécialité. Il nous offre ici une vaste synthèse érudite et massivement documentée sur un sujet malheureusement trop délaissé par les historiens, malgré quelques travaux récents très stimulants sur l’histoire de la formation professionnelle et l’enseignement technique, auxquels il faut ajouter les recherches en cours de publication de Clare Crowston et de Claire Lemercier, qui ont travaillé avec l’auteur sur ce sujet.
Pour cela, Kaplan applique la méthode qui a fait le succès de ses livres précédents : tenir ensemble l’analyse des discours des différents acteurs et celle des pratiques concrètes telles qu’il est possible de les restituer. Ce qui suppose un énorme travail de compilation des sources, mettant en coupe réglée les archives notariales, mais aussi les archives de la police et de la justice (et notamment les prud’hommes), à la recherche de la moindre querelle, du moindre litige ayant pu donner lieu à une intervention réglementaire, administrative ou judiciaire. Quelques rares récits, mémoires et correspondances viennent compléter cette documentation massive (à défaut d’être très dense, tant elle est fractionnée et dispersée). L’ambition n’en est pas moins celle d’une histoire complète de l’apprentissage vu comme un fait social total ; une histoire tout à la fois sociale et culturelle, « avec des touches d’histoire politique, économique et institutionnelle », explique malicieusement Kaplan. Si le plan du livre, mi-thématique, mi-chronologique, n’évite pas certaines répétions, il expose tous les aspects du sujet de façon exhaustive, et le propos est toujours alerte et vif.
Le principe de l’apprentissage est simple : c’est sur le tas, en situation, que l’on peut apprendre les gestes du métier. Imitation et répétition sont les piliers de la formation. Mais l’apprentissage n’est pas simplement une forme d’éducation par inculcation lente de tours de main et de savoir-faire ; il est aussi inculcation d’un savoir-vivre, un apprentissage de la vie même, et de ses cadres sociaux. D’où les trois verbes qui composent le titre du livre : « transmettre, soumettre, socialiser ». La transmission non livresque de savoirs techniques s’accompagne d’une éducation totale, explique l’auteur : « Tout en dessinant une chronique de l’enfance et de la jeunesse, l’apprentissage touche les structures fondamentales de la société, l’organisation de l’activité industrielle […] et la gestion de l’économie domestique de centaines de milliers de familles ».
Sous l’Ancien Régime, l’apprentissage est organisé dans le cadre institutionnel des corporations, selon une évolution de carrière strictement codifiée : ayant terminé sa période d’apprentissage et obtenu son brevet, le jeune ouvrier devient compagnon, salarié au service d’un « maître » (son patron), et peut espérer un jour devenir maître à son tour, se faire admettre dans la corporation et s’établir à son compte, soit en réalisant un chef-d’œuvre qui démontrera sa qualification et son expertise, soit en achetant des lettres de maîtrise. La période d’apprentissage correspond à une sorte de noviciat dans l’univers de l’échoppe et de l’atelier ; entamée à l’âge de seize ans environ (avec des variations, entre treize et parfois vingt ans), elle dure en moyenne quatre à cinq années (à Paris). Un contrat écrit est établi devant notaire ou sous seing privé, moyennant parfois une indemnité versée au maître par les parents. Le maître s’engage à former l’apprenti, et à lui apprendre tous les « secrets » du métier ; en général, il est convenu qu’il loge l’apprenti, le nourrit, et parfois le blanchit également, et veille à compléter au besoin son éducation religieuse. Ainsi l’ouvrier débutant est-il totalement pris en charge, son contrat opérant une manière de transfert de l’autorité paternelle au maître qui le prend en charge et l’héberge. Véritable père de substitution, le maître s’engage justement à se conduire en « bon père de famille », et, réciproquement, l’apprenti lui doit respect et obéissance. De façon très originale, l’auteur consacre un chapitre entier à examiner l’attitude des parents, qui confient ainsi leur enfant pour quelques années à un professionnel qui aura toute autorité sur lui. En revanche, les sources ne permettent guère d’entendre la voix des apprentis eux-mêmes.
En somme, au XVIIIe siècle, l’apprentissage revêt une double dimension : d’une part, la reproduction de la main-d’œuvre qualifiée, dans un cadre idéologique qui est à la fois familialiste et corporatif ; et d’autre part, la régulation du marché du travail. En effet, pour les corporations d’Ancien Régime, le contrôle de l’accès à l’apprentissage est crucial : il constitue le verrou par lequel il est possible de réguler non seulement l’entrée dans le métier mais aussi la possibilité ultérieure d’accéder à la maîtrise, et donc de déterminer le nombre de boutiques ou d’ateliers dans la ville. Contrôler le recrutement est décisif pour l’avenir du corps, autant en termes d’effectifs, et donc de répartition de l’activité, qu’en termes de mentalité, d’état d’esprit, d’identité collective spécifique.
Tout cet édifice se trouve ébranlé, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par la montée du libéralisme et la mise en cause des corporations, qui culmine avec la tentative de suppression engagée par le ministre Turgot en février 1776. Kaplan reprend ici les analyses développées dans son maître livre sur La fin des corporations (Fayard, 2001), offrant ainsi au lecteur un cours de rattrapage accéléré, quitte à donner peut-être au contexte d’ensemble une place excessive. Retenons qu’après l’échec de Turgot, les corporations rétablies par son successeur Necker en août 1776 ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, et si l’apprentissage est relancé, il perd son caractère d’obligation générale. Mais le coup de grâce n’est donné qu’au printemps 1791, avec les lois d’Allarde et Le Chapelier : cette fois-ci, les corporations sont bel et bien enterrées, et l’apprentissage avec elles. En effet, l’exercice des professions devient libre et sans conditions ni règles (sauf rares exceptions). Le statut de l’apprenti se trouve emporté avec celui des métiers, il ne subsiste aucune structure formelle d’encadrement de la formation, sinon l’idéologie du « bon père de famille ». C’est le règne du contrat, sans encadrement réglementaire spécifique, contrat qui est désormais le plus souvent oral, et donc moins contraignant. Les maîtres peuvent prendre autant d’apprentis qu’ils le veulent, au point que l’on peine parfois, au XIXe siècle, à distinguer l’apprenti du jeune ouvrier débutant, d’autant que certains apprentis reçoivent un petit salaire…
Faute de strict encadrement légal, c’est la jurisprudence des conseils de prud’hommes qui en tient lieu : c’est en effet vers eux que se tournent les parents de l’apprenti, ou le maître, en cas de litige. La loi de 1841 sur la limitation du travail des enfants ne concerne que les manufactures dotées d’une machine à vapeur et les ateliers de plus de vingt ouvriers, et ne dit rien des apprentis. C’est dix ans plus tard que la loi de 1851 rétablit un semblant d’encadrement. Par contrat, « un fabricant, un chef d’atelier ou un ouvrier s’oblige à enseigner la pratique de sa profession à une autre personne, qui s’oblige en retour à travailler pour lui ». Comme par le passé, le maître s’engage à « se conduire envers l’apprenti en bon père de famille, surveiller sa conduite et ses mœurs » et à lui enseigner le métier. Réciproquement, l’apprenti « doit à son maître fidélité, obéissance et respect ». Il n’y a ni âge minimum, ni limite au nombre d’apprentis par atelier ; la durée du contrat est laissée à l’appréciation des intéressés ; le contrat lui-même peut toujours n’être que verbal. La seule vraie limitation concerne la durée du travail : dix heures par jour, jusqu’à quatorze ans ; douze heures, entre quatorze et seize ans. Pas de travail de nuit avant seize ans. Pour le reste, en cas de litige ou de mauvais traitements, il faut s’en remettre à l’appréciation des juges, comme c’était déjà le cas avant la loi. Steven Kaplan montre ainsi combien a été puissante la réticence libérale et patronale envers toute forme d’encadrement contraignant : le patron doit rester maître dans son entreprise !
Quand, à la fin du XIXe siècle, il apparaît que 90 % des membres d’une classe d’âge arrivent sans formation sur le marché de l’emploi, le modèle patriarcal ancien semble dépassé, et beaucoup parlent d’une « crise de l’apprentissage ». D’où un long débat qui oppose les tenants de la formation en atelier aux partisans d’une scolarisation. L’enjeu, en fait, est double. D’une part se développe une querelle très française : apprend-on mieux sur le tas ou en classe ? La question renvoie à la manière dont la forme scolaire de l’enseignement s’est imposée en France. D’autre part, c’est le périmètre légitime d’intervention de l’État qui est en débat : les libéraux sont fortement opposés à tout encadrement institutionnel et réglementaire, au moins jusqu’à la Grande Guerre. Quand bien même on ouvrirait des écoles, elles devraient être gérées par les professionnels, et non par l’État.
Au tournant du siècle, les gouvernements de la Troisième République n’ont pas réussi à trancher, et plusieurs configurations institutionnelles coexistent, que la loi Astier de juillet 1919 tente de subsumer, en instaurant des cours obligatoires pour les apprentis de l’industrie et du commerce jusqu’à l’âge de dix-huit ans, et en créant le CAP (certificat d’aptitude professionnelle). C’est la véritable naissance de filières d’enseignement technique. On parlerait aujourd’hui de « formation en alternance ».
L’enquête historique s’arrête en 1919, mais l’auteur ouvre des pistes fécondes dans un copieux épilogue et d’utiles « réflexions en fin de parcours ». Cette mise en perspective historique et critique est nécessaire si nous voulons sortir enfin du dualisme du système éducatif français, dans une optique d’égalité réelle, à rebours du trompe-l’œil des « 80 % d’une classe d’âge au niveau baccalauréat », sachant que les mécanismes de la sélection sociale scolaire n’ont fait qu’amplifier leurs effets, en dépit de toutes les proclamations volontaristes. Ce n’est pas seulement l’apprentissage qui est en crise, c’est tout le système de formation français. Steven L. Kaplan nous rappelle utilement combien la connaissance du passé est nécessaire pour ne pas rejouer sans cesse les mêmes querelles, et pour traiter enfin les vrais problèmes.