La Géorgie à fleur de peau  

En un beau et long week-end parisien, la septième édition du festival « Un week-end à l’Est » nous a fait rencontrer la culture géorgienne. Après Budapest, Varsovie ou Kiev, la ville invitée du 22 au 27 novembre était Tbilissi. Une quarantaine d’auteurs et artistes, des cinéastes, photographes, peintres, poètes ou musiciens, et surtout des écrivaines, ont discuté, présenté leurs œuvres dans une quinzaine de lieux du Quartier latin, devant un public abondant. Une découverte ! Peu connue en France, la culture géorgienne s’y est affirmée moderne, parfois postmoderne, et proche de nous. Jusqu’au romancier français Emmanuel Carrère, qui est revenu sur ses origines familiales généralement ignorées. Il est, a-t-il dit, « un quart géorgien » ! Pour donner une idée de ce grand et passionnant tour d’horizon, dont la grande romancière Nino Haratischwili était l’invitée d’honneur, nous évoquerons ici deux écrivaines et une cinéaste.

Tamta Mélachvili  | Merle, merle, mûre. Trad. du géorgien par Alexander Bainbridge et Khatouna Kapanadzé. Tropism éditions, 238 p., 22 €
Nana Ekvtimishvili | Le verger de poires. Trad. du géorgien par Isabelle Ribadeau Dumas et Maïa Varsimashvili-Raphael. Noir sur Blanc, 160 p., 16 €
Elene Naveriani | Blacbird, Blackbury. Film en salle le 13 décembre. Durée : 1 h 50

Ces femmes s’adressent à nous franchement, sans éviter les sujets jugés scabreux. Tanta Mélachvili, notamment, romancière acclamée dans son pays et féministe. Son roman part d’un merle fascinant qui met en péril la vie d’une gourmande qui s’appelle Etéri, une femme de quarante-huit ans, qui trébuche en le regardant voler alors qu’elle ramasse des mûres succulentes sur la rive escarpée d’un torrent. Elle tombe et frôle la mort. On entend ses confidences dans le roman écrit à la première personne. 

Elle vit seule dans une bourgade rurale, avec ses habitudes et ses cancans, employée d’une droguerie où les femmes se retrouvent pour bavarder. Elle nous dit : « Même si j’ai déjà un pied dans la tombe et que mon sang coule à peine, comme une source après une longue sécheresse, mes ovaires picotent au début de mes règles, comme ils le faisaient lorsque j’étais encore jeune. » C’est la première phrase de Merle, merle, mûre, qui invite le lecteur dans l’intimité d’une femme vierge. À son âge ? Oui, et séduite par un livreur du même âge. Ils ont échangé des regards et ce jour-là, après la mort évitée et la livraison de paquets de lessive, les voilà au fond du magasin. « C’est tellement agréable de me serrer contre lui »la « peur de la noyade, de la mort » disparaît.  « Ce n’est pas moi, c’est mon corps qui me dicte ce que je dois faire, je ne suis plus qu’un corps, ou plutôt plus qu’une chatte. » Elle découvre son désir : « J’ai si chaud entre mes jambes, si chaud, tout mon corps sent à quel point ma chatte s’est ouverte. […] Je tends ma main vers sa bite, dont la rigidité et la chaleur me font peur, me font trembler mais je ne suis qu’une chatte… » On l’aura compris, elle perd sa virginité. 

Elene Naveriani, Blacbird, Blackberry Géorgie
Affiche du film « Blacbird, Blackbury », de Elene Naveriani ( Détail) © Alva Film Production

Ces phrases « m’ont immédiatement séduite », explique, lors d’une rencontre au festival, Elene Naveriani, réalisatrice de cinéma. Elle en a fait  Blacbird, Blackbury, un film sélectionné cette année à la Quinzaine des cinéastes de Cannes. Présenté en avant-première lors de ce week-end à l’Est, il offre une incarnation convaincante d’Etéri et une mise en scène inattendue de ces corps cinquantenaires, nus et aimants, enlacés au fond d’une boutique. Le film ne fait pas qu’adapter le roman – chacun conservant son langage –, il communique avec lui par des images et des visages. Les corps filmés avec douceur font écho au langage cru du roman. L’œil de la réalisatrice caresse la sensualité de ces êtres amoureux, de leur peau, tandis que l’écrivaine préfère aux métaphores et autres procédés habituels le fait de nommer leur chair sans ambages. La Géorgie est prise à fleur de peau dans un jeu entre le plaisir et la mort d’où naît une femme libre, quels que soient les potins ou l’avenir post-soviétique de ce monde rural faussement paisible. 

Un peu plus tard, dans les années 1990, arriveront ce que la romancière et cinéaste Nana Ekvtimishvili appelle « les années sauvages », quand l’effondrement de l’Union soviétique secrète la guerre civile en Géorgie. S’installe alors un « rêve bizarre », un quotidien envahi par la pénurie (nourriture, électricité…) et l’abondance des armes. Elle l’a vécu jeune adolescente dans la rue de Kertch, dans la banlieue de Tbilissi, où se situe son roman. Après la guerre, raconte-t-elle dans un entretien à la Gazette du festival, « beaucoup de gens possédaient des armes comme si de rien n’était », y compris des adolescents. « La violence était omniprésente, une menace permanente. » Moins visible dans son roman au titre enchanteur, la violence est une tension diffuse dans ce qui apparaît comme une chronique de la vie d’un groupe d’enfants jugés anormaux. Le verger de poires est un lieu où les poires sont immangeables et, apprend-on dès les premières pages, un repaire pour les plus grands enfants qui s’adonnent à des rapports sexuels.

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En fait, tout se passe à « l’école des idiots », un internat dans cette rue, qui accueille des handicapés mentaux et principalement des enfants abandonnés. Le récit s’accroche à deux personnages émouvants, Lela, une jeune fille de dix-huit ans qui a décidé de rester pour devenir gardienne du portail d’entrée, et un garçon de neuf ans, Irakli,  qui attend toujours sa mère qui lui a promis de venir le chercher pour l’emmener au bord de la mer. Il parvient quelquefois à la joindre au téléphone, elle n’a jamais le temps de lui parler plus que quelques secondes. D’autres sont battus, ou disparaissent sans avertir. Des filles sont violées dans le dortoir, comme cette adolescente d’allure très féminine. De jeunes enfants la coincent, lui tiennent les bras et les jambes écartées, et plusieurs garçons la violent. D’autres, comme Lela, subissent des entreprises plus durables mais discrètes de la part d’un professeur qui la convoque et baisse son pantalon. 

Nana Ekvtimishvili, Le verger des poires Géorgie
Nana Ekvtimishvili © Nata Sopromadze / Maison des écrivains de Géorgie

Les liens avec la population alentour sont troubles, les riverains se méfient ou les exploitent. Ce qui n’empêche pas Lela, qui a pris Irakli sous sa protection, de faire des rêves. Dans ce monde sans libertés, sorte de résumé de la société des « années sauvages », Lela envisage de partir en Allemagne après avoir tué le professeur qui la viole régulièrement. Irakli, de son côté, devrait partir en Amérique. Deux retraités américains sont en effet venus faire leur marché dans l’institution et ont choisi, moyennant finances, d’adopter ce garçon de neuf ans. Réaliseront-ils ces rêves ? C’est le suspense du récit, dans une atmosphère d’espoir, avec des personnages qui se font des illusions. L’issue sera bien sûr à la hauteur – violence, détresse, chagrin – de cette société déglinguée que même les chiens refusent en temps de canicule, « ils limitent leurs mouvements au strict minimum : ils se déplacement lentement en suivant les ombres rampantes, se recroquevillent sous elles en cachant leur museau dans leur pattes et méditent une fois de plus sur leur vie singulière, sans but, sans nom, et sans papier officiel… ». Un refus des hommes, finalement.

La Géorgie que suggèrent ces deux romans, comme l’avaient fait ceux de Nino Haratischwili parus en français il y a deux ans, est cruelle derrière des attraits séduisants et de beaux personnages. Quand on pense au « rêve géorgien », il ne vient pas à l’idée que ce pourrait être un parti politique. C’est pourtant le cas. Emmanuel Carrère nous le rappelle dans son « roman » publié par la toute nouvelle revue Kometa, clinquante, à gros moyens et aux intentions louables. C’est celui de l’oligarque russe qui s’est acheté le pays ! Et fait croire qu’il lui veut du bien ! À l’écoute de sa cousine Salomé, ancienne diplomate française devenue présidente de la Géorgie, Carrère voyage par monts et par vaux à travers une Tbilissi politique et sociale (un peu), accompagné d’une « fixeuse » plutôt critique, et découvre « un État schizophrène » face, par exemple, à la Russie menaçante, « disant une chose, en pensant et faisant une autre ». Et il se révèle lui-même en train de rompre avec son passé russe, « un désarroi » qui le pousse à se demander si son « engagement tout neuf pour la Géorgie ne tient pas aussi à ça : un transfert d’une partie de mes racines vers l’autre, parce qu’un vide s’est creusé, parce que j’aimais la Russie et que, si choquant qu’il soit de dire ça s’agissant d’un peuple tout entier, on peut encore aimer quelques Russes, mais on ne peut plus aimer la Russie ». Comme ce contact avec la culture géorgienne donne des forces !