La violence du papier

Philippe Artières et Franck Veyron ont exploré les collections d’archives de La Contemporaine de Nanterre pour organiser l’exposition « Ripostes ! », qui se tient jusqu’au 16 mars. L’exposition s’accompagne d’un ouvrage qui présente en une trentaine d’articles les diverses formes de lutte imaginées par les mouvements contestataires pendant la période considérée (1970-1974), principalement en France mais aussi en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Pologne, au Chili…

Ripostes ! Archives de luttes et d’actions, 1970-1974 | À La Contemporaine de Nanterre jusqu’au 16 mars 2024.
Philippe Artières et Franck Veyron (dir.) |  Ripostes ! Archives de luttes et d’actions, 1970-1974. CNRS Éditions, 264 p., 29 €

On associe souvent le début des années 1970 à un âge d’or, les dernières années avant la crise du pétrole, les fleurs dans les cheveux et le plein emploi. Mais, comme le montre avec force Riposte ! en puisant dans un fonds d’archives des mouvements contestataires du début des années soixante-dix, Peace and Love n’était pas le seul slogan en vogue à l’époque, et la violence, dans les divers degrés et formes qu’elle peut prendre, était présente au quotidien dans la vie et l’imaginaire de beaucoup de gens.

Ripostes !

Ripostes !, c’est une exposition accompagnée d’un livre, mais avant de parler de la première, attardons-nous sur le second, un beau livre dont la couverture au graphisme percutant annonce le contenu. L’iconographie, riche et variée, est à la hauteur des attentes, et l’impression, de grande qualité, rend justice aux documents et permet de déchiffrer jusqu’au moindre tract présenté. Les articles, généralement concis, sont répartis en sept chapitres (Militer en France en 1970 / Informer / Soutenir / Dénoncer / Désobéir / Riposter / Débattre) regroupant les différentes formes de ripostes possibles. L’approche est historique, et chaque recension s’appuie sur un document iconographique précis (affiche, journal, tract, brochure, photo ou autre pièce d’archive) dont elle explique le contexte de production en le mettant en perspective avec la situation politique locale et d’autres documents produits en « riposte » ou en réaction au premier. Pour le lecteur contemporain qui n’a pas forcément en tête le détail des luttes menées à l’époque ou les noms de leurs protagonistes, la méthode est bienvenue, car elle permet de mieux saisir l’importance ou la pertinence des documents présentés, mais aussi de comprendre comment ces derniers s’articulent entre eux.

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Si les contributeurs ont privilégié un style de narration journalistique qui facilite le décryptage de ces mouvements de lutte vieux de cinquante ans, on constate au fil des pages que certaines des questions auxquelles ils tentaient de répondre sont toujours d’actualité : immigration, racisme, inégalités sociales, droits des femmes, liberté de la presse, radicalisation… D’autres, aujourd’hui essentielles, sont peu présentes dans les archives présentées par Ripostes !, et notamment celle du réchauffement climatique ou de l’épuisement des ressources. Il y a deux raisons à cela. La première, évidente, est que peu de gens remettaient en cause le modèle de consommation à l’époque, et que les luttes se concentraient plutôt sur un partage plus équitable des profits. La seconde, comme l’ont souligné Philippe Artières et Franck Veyron lors de l’inauguration de l’exposition, c’est que leur travail s’appuie sur les collections d’archives de La Contemporaine, lesquelles, bien que vastes, ne recouvrent pas l’ensemble de la production iconographique liée aux mouvements contestataires, et qu’en outre certains de ces mouvements n’ont pas laissé de traces « écrites ». Comme le précise Tiphaine Samoyault au tout début de sa postface : « Mai 68 fait naître une parole sauvage, inventive, enthousiaste, qui est d’abord énoncée, criée, chantée, agie, puis qui prend la forme de l’inscription, première étape de sa congélation. » Et tout en tenant compte des contraintes historiographiques mentionnées ci-dessus, Tiphaine Samoyault analyse ce basculement de la parole vers l’écrit et souligne la nature politique essentiellement différente de ces deux types d’expression d’une contestation. Le tableau que brosse Ripostes ! de ces luttes est donc nécessairement parcellaire, on l’aura compris, mais il n’en demeure pas moins saisissant, et davantage encore quand on visite l’exposition.

Riposte !
« L’ennemi intérieur prend la parole ! » Comité de défense des appelés. (1973) © Coll. la Contemporaine, DM 2349 A 06.

En effet, La Contemporaine y a dédié deux grandes salles de ses magnifiques locaux situés sur le campus de l’université de Nanterre, et lorsqu’on voit ces dizaines d’affiches sur des murs de cinq mètres de haut, l’atmosphère contestataire de l’époque devient palpable. Au-delà de la cohérence éditoriale, cette simple juxtaposition graphique dit quelque chose de ces luttes, des espoirs qu’elles ont suscités, des victoires qu’elles ont remportées et des violences qu’elles ont engendrées. Les couleurs sont franches, tranchées, beaucoup d’à-plats rouges et noirs, des choix radicaux et très souvent créatifs au service de slogans et de luttes qui l’étaient tout autant. Et c’est probablement cela le plus dérangeant dans cette exposition gratuite et facile d’accès : l’expression de cette violence si manifeste sur un mur et si absente dans l’imaginaire collectif français quand il évoque cet âge d’or. On veut bien se rappeler Peace and Love, mais beaucoup moins les tortures, les viols et les assassinats. Rispostes ! vient nous remettre en mémoire ces luttes et les bénéfices que nous en tirons aujourd’hui, mais aussi leurs échecs. Un rappel salutaire.


NDLR : Philippe Artières et Tiphaine Samoyault sont membres du comité de rédaction d’EaN