Toni Negri : pour la multitude

Avec la disparition d’Antonio Negri –  Toni pour les amis –  la cause communiste perd un grand penseur et un combattant infatigable. Persécuté pour ses idées révolutionnaires, incarcéré en Italie pendant de longues années, Toni est devenu célèbre grâce à ses ouvrages qui se proposent, par une approche philosophique inspirée de Spinoza et de Marx, de contribuer à l’émancipation de la multitude.


Antonio Negri, Toni Negri Hommage
Toni Negri (2013) © CC BY-SA 4.0/ParkaProjects/WikiCommons

Dans le dernier message qu’il m’a envoyé, de l’hôpital, le 7 octobre, Toni écrivait : « Raconte-moi la situation brésilienne, et si on peut à nouveau imaginer, avec circonspection et ténacité, une nouvelle et heureuse idée du communisme !  » Toni Negri n’a pas cessé de rêver et d’espérer, jusqu’à son dernier souffle, à un renouveau du communisme.  

Politisé au sein de la Jeunesse Catholique italienne dans les années 1950, il adhère en 1961 à l’operaismo de la revue Quaderni Rossi (Raniero Panzieri, Mario Tronti), qui propose un retour aux usines pour fonder, à partir des luttes locales, une politique ouvrière anticapitaliste. Le jeune Negri s’intéresse beaucoup à Kant, Hegel, Dilthey, Max Weber, Karl Mannheim – objets de ses premiers travaux philosophiques – mais reste indifférent à Marx, encore identifié au Diamat stalinien. Ce n’est qu’au cours des années 1960 qu’il va découvrir, grâce à Georg Lukacs et à ses amis operaistes, le Marx de la lutte de classes.

Proche de Mario Tronti, dont les travaux mettent en avant le travail vivant comme subjectivité ouvrière subversive, il va s’en séparer lorsque celui-ci décide de rejoindre le PCI en 1967. C’est alors que le communiste Negri va fonder, avec des comités d’usine radicalisés, l’organisation Potere Operaio (1969) qui se définit comme « le parti de l’insurrection ». Il n’en poursuit pas moins une carrière académique brillante, devenant, à l’Université de Padoue, le plus jeune professeur universitaire italien. Son enseignement porte sur  « Les Doctrines de l’État »,  à partir de trois grands penseurs anti-étatistes dont il se réclame : Condorcet, Jefferson et Lénine !   

Tout en travaillant avec les comités d’usine et rédigeant des tracts incendiaires, le philosophe de Padoue écrit un livre sur Descartes, défini comme « le principal idéologue de la révolution capitaliste en Europe continentale », et, d’une certaine façon, comme l’inspirateur du PC Italien, ce « parti cartésien ». Toni Negri est partisan de « l’illégalisme de masse » des mouvements sociaux, se traduisant par des actes de sabotage et des expropriations de supermarchés – dont une sera mise en scène par Dario Fo – mais reste opposé à la militarisation du mouvement. Ces désaccords conduiront à la scission de Potere Operaio et à la création, par Negri et les comités d’usine, d’un nouveau mouvement politique, Autonomia Operaia (1973), qui va jouer un rôle important dans les grandes grèves et mobilisations de l’année 1977 – le Mai 68 italien.  

Il fait, dans un opuscule de 1977, l’apologie du sabotage comme « la clé fondamentale de la rationalité ouvrière ».  Mais il s’oppose au militarisme amoral et verticaliste des Brigades Rouges (BR), qui commencent leurs pratiques d' »exécutions d’ennemis « à cette époque. Il refuse catégoriquement l’homicide politique : « Nous n’avons jamais tué. Nous laissons le meurtre à l’État ». Dans ses écrits, il commence à avancer la thèse de « l’ouvrier social », qui ne se limite plus aux seules usines, mais s’étend à toute la vie sociale urbaine.  

Inquiet d’apprendre l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, Negri s’associe aux tentatives de faire pression sur les Brigadistes pour qu’ils le libèrent. En vain, puisque, comme on le sait, celui-ci sera assassiné par ses ravisseurs. Peu après, en 1979, le philosophe sera arrêté sous l’accusation absurde d’être « le cerveau intellectuel des Brigades Rouges » et donc le responsable de l’assassinat d’Aldo Moro. Cette arrestation marquera le début d’un interminable calvaire judiciaire et carcéral : il passera quatre années et demi en prison. Encore prisonnier, il sera élu député en 1983. Libéré provisoirement, mais menacé d’une nouvelle incarcération, Negri choisit l’exil en France, où il passera plusieurs années, enseignant à l’Université Paris 8.  

En 1997, Toni Negri décide de revenir en Italie, malgré la peine de prison qui l’y attendait, dans l’espoir que son retour susciterait un débat conduisant à une amnistie générale des (milliers de) prisonniers politiques italiens. Ce fut un acte de courage et de générosité comme on en voit rarement… L’écrivain Erri de Luca va lui rendre à cette occasion un émouvant hommage public :  « Cher Toni Negri, qui a préféré la prison en Italie aux universités de la moitié du monde […] je veux avant tout te remercier de ton sacrifice. Tu rends l’honneur à un pays qui n’a comme fierté qu’un exercice comptable. »

Antonio Negri, Toni Negri Hommage
Antonio Negri et Michael Hardt (2013) © CC BY-SA 4.0/ParkaProjects/WikiCo

Le rêve d’amnistie du philosophe optimiste s’est révélé une illusion, et il se trouve condamné à huit années et demi de prison… Mais il ne se laisse pas démonter et termine, derrière les barreaux, la rédaction du livre Empire, avec son ami Michael Hardt (éditions Exil, 2000). On en connaît les principales thèses controversées : l’Empire c’est le marché capitaliste global, qui ne reconnait plus des frontières nationales. Son adversaire principal n’est plus « l’ouvrier-masse » de l’industrie, mais le travailleur immatériel, cognitif, souvent précaire, qui a vocation a devenir hégémonique. Il a connu un immense succès, transformant le philosophe incarcéré en une « star » internationale. Après deux années, il accède à une semi-liberté, constamment sous la surveillance de la police, avec des perquisitions nocturnes dessin domicile. C’est à cette époque que Judith Revel, brillante universitaire française, deviendra, pour le reste de ses jours, sa compagne. 

Ce n’est qu’en 2003  qu’il sera finalement libéré – après avoir fait, au total, onze années de prison. Déçu par le recul des luttes en Italie et en conflit avec ses anciens disciples, il décide de revenir à Paris et de s’installer en France. Ayant finalement récupéré son passeport, il pourra maintenant voyager, un vieux rêve qui se réalise. Il fera des nombreux voyages en Amérique Latine, notamment au Brésil et au Venezuela. Hugo Chávez lui rend hommage comme un des inspirateurs, par son livre sur le pouvoir constituant, de la Révolution Bolivarienne. Il sera aussi invité en Chine, où il aura droit à une (décevante) séance avec des réprésentants du Comité Central du PCC. S’il admire le post-modernisme éclatant de Shanghai, il ne pense pas moins que « le Thermidor du PCC a développé le capitalisme avant de développer la démocratie »…

En 2004 paraîtra son deuxième ouvrage avec Hardt, Multitude (La Découverte), qui va lui aussi susciter beaucoup de débats et de polémiques. Francis Fukuyama s’empresse de proclamer que la multitude dont parle Negri est « une horde barbare qui veut détruire le monde civilisé »… Aux yeux de Negri, la multitude est la nouvelle forme que prend l’opéraisme, c’est l’universalisation de la Italian Theory des années 1960-70. Leur troisième livre, Commonwealth (2009, traduit par Elsa Boyer, Gallimard, 2014), sera dénoncé par le Wall Street Journal comme a dark, evil book. Cette théorie du commun est, à ses yeux, une « ontologie marxienne de la révolution », et un premier pas pour un programme politique de la multitude. En 2017 paraît le dernier ouvrage avec Hardt, Assembly (Oup USA), qui proclame la supériorité des mouvements sociaux sur les partis, et de la démocratie directe des assemblées sur la démocratie représentative.  

Dans un post-scriptum à son autobiographie, Da Genova a domani. Storia di un comunista (Ponte Alle Grazie, 2020), Negri conclut : « Nous avons été vaincus – il combustibile si è esaurito ». Mais il ne renonce pas pour autant à la résistance et au combat : « Dans la crise, nous devons clore l’époque des sectarismes et des divisions. » Le mot d’ordre du présent est : « Tous ensemble ! » Avec comme horizon « L’Internationale Communiste des Travailleurs ». Ce sont les derniers mots de ce passionnant ouvrage, qu’on peut considérer comme son testament politique.