Le deuxième roman de Clémentine Haenel, Pleins phares, se déploie en parties et chapitres qui composent autant de huis clos dans lesquels vivent, ou plutôt survivent ses personnages. Mauve a trouvé dans l’habitacle de son taxi le lieu rassurant qu’elle n’avait encore jamais connu. Yaya, pensionnaire de l’unité pour malades difficiles d’un hôpital psychiatrique, se perd dans ses sensations et Madhi trouve, depuis la cellule de sa prison, le calme pour se retourner sur son passé. Ils se sont connus, mais se retrouvent à présent seuls avec leurs pensées. « Chacun dans son monde chelou. Chacun dans sa merde. » La pluie battante sur le boulevard de Clichy, les génériques trop bien connus d’émissions de télévision, le plus beau des jeux poétiques ou l’histoire d’une gloire passée de la littérature jeunesse. Autant de détails et de destins qui tissent un roman très réussi sur la grande solitude et les grandes amitiés. La jeune romancière y revient dans cet entretien.
Alexandra Guiral — Le livre s’appelle Pleins phares et pourtant il contient de nombreuses zones d’ombre.
Clémentine Haenel — Comme souvent, le titre est venu bien plus tard en travaillant avec mon éditeur, mais, effectivement, il provient de cette idée de mettre en lumière certaines thématiques : la maladie mentale, l’enfermement, des détails prosaïques, tout en laissant par ailleurs des zones de flou. J’avais envie de créer une tension, de tendre un fil. Je ne voulais pas établir directement le lien entre les personnages et une situation de départ. Je préfère prendre des chemins détournés pour parler de certaines choses. C’est aussi une façon de laisser de la place au lecteur, des oublis, des zones d’ombre qui lui permettent d’investir les lieux. En tant que lectrice, tout ce qui est répétitif et explicatif me fait sortir de ma lecture, donc quand j’écris c’est ce que je traque au maximum. Je veux écrire un texte assez travaillé mais brut : que ça claque et qu’il n’y en ait pas trop.
On suit trois personnages, Mauve, Yaya et Madhi. Leurs trajectoires avancent comme des parallèles qui ne se croisent jamais. Comment se déploient ces trois huis clos à l’intérieur même du roman ?
Ces personnages se retrouvent seuls, comme enfermés, mais chaque enfermement est différent. D’abord, il y a celui de Mauve, qui est le seul enfermement choisi. Elle est taxi de nuit et elle s’est constitué dans cet habitacle mouvant une sorte de refuge. Elle n’est pas très polie, ou alors juste ce qu’il faut, et impose sa règle et sa musique dans ce taxi qui devient comme un prolongement de sa maison. On ne peut pas dire qu’elle ait le sens du service commercial. J’avais lu qu’il n’y avait que 2 % de femmes qui étaient taxis, c’est très peu et on peut imaginer qu’elles sont encore plus rares à être taxis de nuit. Donc j’avais envie de créer un personnage de meuf qui soit totalement intransigeante sur les règles qu’elle impose dans son taxi ; c’est chez elle, comme un monde qu’elle s’est créé et qu’elle maîtrise entièrement. Pour Madhi, l’enfermement est radical, puisqu’il est en prison pour les meurtres qu’il a commis. À travers lui, le milieu carcéral est surtout le lieu d’un retour dans le passé. Et enfin, Yaya se trouve dans une UMD (unité pour malades difficiles) : un hôpital psychiatrique très sécurisé où on atterrit quand on ne peut plus aller dans un hôpital de secteur classique, et qu’on représente une menace trop importante pour soi ou pour les autres. Les UMD, il y en a dix en France, la plupart ont été créées sous Sarkozy après qu’un homme, qui venait de sortir d’un hôpital psychiatrique, a tué quelqu’un à coups de couteau. Ce sont des lieux très bizarres et moi, ça m’intéresse énormément ce qu’on fait des personnes malades psychiquement et de voir quelle hospitalité on leur propose. Qu’est-ce qui se passe quand tu te retrouves en pyjama et que ta vie est contrôlée par des gens qui gèrent tout à ta place ? Surtout que ces personnes se retrouvent seules avec leurs pensées et qu’a priori, elles ne sont déjà pas très à l’aise avec ce qu’elles ont dans la tête. Je voulais parler de ce lieu d’enfermement-là, et j’espère le faire sans trahir personne.
La question de la santé mentale se trouve au cœur du roman. Quelle lumière nouvelle vouliez-vous apporter sur ce sujet et comment l’avez-vous travaillé ?
On dit à Yaya que la réalité est trop difficile à gérer pour lui, qu’il va aller se reposer et qu’il a besoin d’une pause. C’est posé dès le début du livre, mais je ne voulais pas poser un diagnostic clair sur son mal. Je me suis énormément renseignée pour écrire là-dessus, j’ai trouvé des photos, lu des enquêtes ou des témoignages comme ceux proposés dans la revue Les Nouveaux Cahiers pour la folie. Il est très difficile d’accéder à ces lieux psychiatriques et d’y trouver des choses qui sortent du sensationnalisme, qui ne soient pas une émission du genre Zone interdite sur « les fous les plus dangereux de France ». Or je souhaitais en parler sans aucun tabou, de démystifier ce sujet si important. Je trouve ça personnellement très dur de vivre. La vie peut être magnifique et, en même temps, immensément cruelle, le simple fait de mettre un pied devant l’autre peut être très dur. Il y a énormément de personnes qui se sont retrouvées en hôpital psychiatrique, qui ont dû prendre des traitements, qui ont un parcours de soins dans ce secteur-là et qui n’en parlent pas. C’est justement ce que j’explore avec ces personnages qui sont dans des situations difficiles, je veux parler de ce à quoi on se raccroche : comment on continue de vivre, avec quoi on essaye de faire sens et comment on se débrouille de ses pensées intrusives.
C’est un livre choral et pourtant les personnages ne communiquent pas. Quel défi vous êtes-vous lancé en l’écrivant ?
J’aime beaucoup le théâtre, j’en ai même écrit. Sur scène, tout ou presque est parole. Or, pour le roman j’aime écrire différemment : axer l’écriture sur les pensées, le ressenti, les obsessions, les tocades des personnages et sur leurs dialogues intérieurs. Je voulais mettre en lumière ces moments où l’on est complètement à côté de la plaque et où l’on n’arrive pas à se parler. C’était vraiment une volonté de montrer ce paradoxe : une absence totale de communication associée à une certaine soif de communiquer.
Pleins phares est bourré de références, littéraires mais aussi musicales et télévisuelles. Apollinaire côtoie Hélène Ségara ou le dernier épisode de L’amour est dans le pré. Quel matériau représentent ces références pour vous ?
C’est vraiment ma façon de ressentir les choses et j’ai autant de plaisir à regarder MTV qu’à lire Aragon. Cela me paraît donc naturel de truffer le roman et les goûts des personnages de ce qu’ils aiment lire, voir, écouter, regarder. Toutes ces références permettent de comprendre comment ils se créent leur intériorité et de quoi elle est peuplée. La littérature comme la télé-réalité aident à vivre. Je ne veux surtout pas cloisonner les cultures, et, en l’occurrence, la télé-réalité est absolument fascinante. Quand ils sont bons, ces programmes nous plongent au cœur des émotions de personnes placées dans des situations où elles vont vivre des choses extrêmes, et d’où elles sortent totalement déboussolées. Ces émissions proposent d’autres enfermements, d’autres huis clos où la parole brute est enregistrée et où les émotions sont balancées sans filtre.
Finalement, on peut tout mettre dans un roman ?
Oui, complètement ! La littérature est vraiment l’endroit où l’on peut tout s’autoriser, et il faut prendre cette liberté-là. Je me souviens qu’après ma classe préparatoire, je suis tombée sur des pages magnifiques – dans un roman dont j’ai oublié le nom – sur un restaurant Flunch et j’ai découvert qu’on pouvait faire ça aussi en littérature. J’aime inclure la vulgarité, les choses populaires dans la narration. C’est aussi ce que je cherche dans la parole brute, dans l’oralité. On peut trouver de petits éclats dans une conversation entendue dans les transports en commun ou à la télévision, c’est ce que je note et ce que je travaille ensuite.
Le prosaïque n’est jamais très loin du sublime, comme au moment où Mauve, dans une solitude extrême, pense au tragique de l’existence humaine, tout en offrant au lecteur la méthode optimale pour déguster un burger !
Oui, c’est le propre de la poésie que de rassembler deux éléments qui a priori n’ont rien à voir, de les accoler dans une même phrase et de faire exister une réalité nouvelle. La poésie ouvre l’imaginaire et déploie un champ de possibles. Ce passage représente vraiment une zone de friction, de contraste.
Justement, c’est un roman très romanesque, qui pourtant s’arrête par moments pour devenir poésie. Il y a notamment le jeu de « l’élection du plus beau mot » auquel s’adonnent Mauve et Yaya. Ce sont eux les poètes en réalité ?
C’était vraiment naturel et crucial pour moi de leur donner une créativité et l’écriture en l’occurrence, puisque c’est ce que je fais. Le personnage secondaire d’Adélaïde, la mère de Mauve, est une écrivaine qui a eu beaucoup de succès dans le passé mais qui ne trouve plus l’inspiration. Mauve lit énormément et veut se mettre à écrire pour consigner ses souvenirs. Et il y a Yaya, qui « dessine comme d’autres écrivent ». Ce jeu de l’élection du plus beau mot, c’est vraiment de l’ordre de la poésie : ils jouent avec les couleurs qu’ils associent aux mots et ça n’appartient qu’à eux. Yaya voit le monde en couleurs, chaque mot, chaque lettre a sa teinte. À travers ce personnage, j’avais envie de parler de la synesthésie. J’écris des choses que j’aimerais lire et je me dis que, pour la lectrice ou le lecteur, c’est bien aussi d’avoir ces respirations-là, de voir que les choses sont contrastées — et je ne pense pas que ce soit un livre douloureux ou plombant.
Pleins phares est un livre qui parle de livres, on y trouve plein de références et les personnages, qui sont eux aussi des lecteurs, échangent sur ce qu’ils lisent. Cela me pousse à vous demander ce que vous aimez lire et ce qui vous inspire.
C’est vrai que je parle beaucoup de livres dans mes livres, ce sont des hommages à ce que j’aime et à ce que j’aurais aimé écrire, même si je n’ai pas la prétention de penser que mes livres sont proches de ceux-là… Par exemple, ce que Maggie Nelson fait dans Une partie rouge : autobiographie d’un procès et Jane, un meurtre est incroyable. Sinon, Hervé Guibert pour le fragmentaire, pour l’écriture brute qui traite des choses dégueulasses, des choses du corps, pour son écriture de la méchanceté qui laisse poindre des éclats très drôles. On sent qu’il va très mal, qu’il est malade, ou alors ce sont ses personnages qui sont en souffrance, mais il y a toujours des détails, des pas de côté où il glisse de l’humour. Je peux citer aussi Emmanuelle Bayamack-Tam, pour ses romans autant lyriques que prosaïques. Ou encore Kae Tempest qui fait de la poésie et des romans qui s’écrivent comme de la poésie. En théâtre, j’aime l’écriture choc et violente de Sarah Kane ou d’Edward Bond. Je suis très attentive à leur façon de dérouler les phrases, à leur attention portée à la littérature et à ce qu’ils sont en train de faire.
On parle souvent de l’épreuve que représente la publication d’un deuxième roman, qu’est-ce que vous en pensez ?
C’est vrai que le deuxième roman, c’est un peu l’épreuve du feu. Pas vraiment pour l’écriture, puisque c’est ce que j’aime faire mais j’ai commencé à stresser en pensant à la réception. J’ai vraiment eu des moments de panique totale à m’imaginer que personne ne le lirait et qu’il passerait complètement à la trappe. J’ai connu des moments de désespoir à me réveiller en pleine nuit et à devoir me calmer en écoutant des podcasts de meurtres… chacun ses trucs ! Puis je me suis raisonnée en me remettant au travail et en commençant l’écriture du troisième.
Propos recueillis par Alexandra Guiral