Au cœur de la Camargue, et dans une écriture d’une grande justesse sensible, Céline Curiol explore un lieu, mais aussi une idée de la nature et la place qu’on se fait dans un lieu naturel, où l’on risque toujours d’être aussi invasif que la Jussie des marais. Elle n’en oublie pas néanmoins les rencontres qui, malgré tout ce qui pourrait les empêcher, se tissent au sein de cette expérience.
Céline Curiol présente Invasives comme une expérimentation, presque un défi, relevé à l’invitation de son éditeur : plonger une écrivaine urbaine, accoutumée qui plus est à l’effervescence de Belleville, dans une réserve naturelle, les Marais du Vigueirat, durant six semaines courant sur les quatre saisons d’une année. Ce dépaysement délibéré ne peut que rappeler d’autres immersions dans un cadre naturel visant à renouer avec les cycles naturels et à ouvrir un temps dédié à l’observation conjointe d’un environnement et de soi dans ce nouveau milieu. Si le Walden de Thoreau revient toujours au moment d’évoquer ce genre d’écriture, le nature writing nord-américain nous a offert depuis de nombreux récits de ce type, ne serait-ce que des classiques comme Indian Creek de Pete Fromm ou les récits de Rick Bass. On retrouve dans Invasives des points communs avec ces situations : la recherche d’infamiliarité et l’écriture au fil des saisons, l’apprentissage d’un certain dénuement même temporaire, et, sinon l’enforestement, la situation isolée au milieu d’un lieu que l’on dit naturel. On trouve également l’attention au monde renouvelée par la désorientation, l’expérimentation potentiellement artificielle qui se fait expérience véritable, le tâtonnement progressif pour lire un ici et maintenant aussi simple qu’opaque, et l’apprentissage de savoirs qui permet de construire cette lecture. Car aborder un lieu, même aussi connu que la Camargue, oblige toujours à reconnaître qu’il n’y a nulle évidence sur ce qu’il y a à voir, ce qu’il y a à dire.
Il est d’ailleurs intéressant de comparer comment des singularités différentes abordent chacune à sa manière un lieu identique, comme on se demande quelle passe chacun va choisir pour accoster. L’accès n’est pas ici une affaire de possibilité physique, mais de compréhension déterminant une ouverture des lieux. Fanny Taillandier, dans Delta, s’y prenait autrement pour saisir cette même Camargue, enserrée par ses deux bras de Rhône. Elle en dessinait les contours, la regardait du dehors par des points de surplomb. Matthieu Duperrex, par des va-et-vient entre Mississippi et Camargue, faisait sonner dans son très beau Voyages en sol incertain des échos, et choisissait d’entrer dans les lieux par les « existants » qui les peuplaient comme autant d’intercesseurs possibles. La grande force du livre de Céline Curiol tient à la façon dont elle joue pleinement le jeu de l’immanence et de l’expérience. C’est dans l’attention aux affects qui la traversent comme aux perceptions qui s’affutent doucement et aux connaissances qui se développent peu à peu que progresse une enquête diffuse qui laisse venir plus encore qu’elle n’explore, et que se construit petit à petit un territoire.
Qu’est-ce qu’un territoire ? La question affleure parfois en des termes explicites, replonge à d’autres moments dans le creux des lignes, mais elle traverse tout le livre. Elle est au cœur des installations et désinstallations de l’autrice dans son cabanon dans lequel se construit, bon gré mal gré un chez-soi, un milieu avec lequel on fait, et dont l’autrice mesure qu’il est le sien dans les interstices de sa présence en son sein. Il apparaît ainsi, in absentia, tissé de présences naturelles, discrètes et continues, peu spectaculaires, mais qui manquent soudain intensément à l’autrice de retour à la ville. Il se fabrique dans des dialectiques entre le dedans, le dehors immédiat et l’intériorité qui se modèle dans ces habitations. Il se dessine par des gestes accumulés tels de riches possibles en des paragraphes en italique à plusieurs endroits du livre.
Un territoire, ce sont aussi des limites, et notamment l’espace restreint dans lequel les mouvements de l’autrice sont autorisés dans cette réserve, à l’opposé de ce qu’elle imaginait en se rendant au cœur d’une nature qu’on persiste à associer à la liberté et donc à notre absolue capacité de mouvement. Quand est-on chez soi ? Quand est-on invasif ? Il y a une illusion, nous fait entendre le récit, à espérer ne pas avoir d’effet sur autrui, comme sur un lieu, quand le simple fait de sortir de la cabane risque de provoquer l’envol d’oiseaux qui vont se jeter directement sous le canon de fusil des chasseurs postés à la frontière de la zone protégée. Tout est intriqué, tout est en relation, et la moindre de nos actions est pleine de conséquences. La frustration de Céline Curiol quant à cet enfermement, autant que les considérations sur l’idée de nature à laquelle elle reconduit, font penser par endroits à la réflexion de Virginie Maris défendant, dans La part sauvage du monde, la nécessité de préserver absolument des lieux de la présence humaine. Mais ici il n’y a pas de sauvage. Ce territoire est en effet une réserve institutionnalisée, avec sa gestion et ses différents acteurs – des gardes, une conservatrice, un ornithologue – auxquels ce récit donne des voix, des corps, des présences particulières dans l’approche que chacun offre ou permet, dans son rapport particulier à ce lieu. Des portraits qui persistent parfois longtemps une fois le livre refermé.
Les animaux et végétaux qui déterminent en grande partie la conservation de ce marais sont d’ailleurs aussi contraints d’en respecter certaines délimitations. Les présences animales s’organisent sur différents plans : sur les collectifs plus ou moins lointains auxquels on s’habitue – les flamants roses, les troupeaux –, certains individus se détachent parfois et font ressortir les règles qui organisent le lieu, tel ce taureau rebelle qui franchit d’un bond prodigieux un passage canadien. C’est aussi la question que posent bien entendu les invasives, ces espèces exotiques se développant de manière incontrôlée hors de leur écosystème d’origine, et la plus préoccupante d’entre elles pour le marais, la Jussie, une jolie plante à fleurs jaunes introduite pour ses qualités ornementales et devenue l’étouffoir des plans d’eau, le bourreau de leur biodiversité. Elle pose avec vivacité la question des équilibres et des interventions humaines, qu’on l’ait introduite ou qu’on tente d’en contenir l’expansion dans un mouvement sisyphéen. Elle ouvre sur la question fondamentale des déplacements dans ce texte dédié aux migrateurs.
La Jussie est en effet une porte d’entrée cruciale vers les paradoxes d’une réserve naturelle. Sans tomber dans les travers d’un romantisme libéral du laisser-faire, Céline Curiol, tout au long de son récit, ne cesse de soulever les emmêlements de notre idée de nature. À quel moment la protection et la conservation font-elles de la nature un musée, et n’est-ce pas inévitable ? Quelle nature fixe-t-on en empêchant la mer d’envahir, la forêt de pousser, la Jussie de s’étendre ? Comment définit-on les équilibres à préserver pour permettre à la vie de s’épanouir, quand on est, comme le dit si joliment un garde, « surveillant de la permanence » ? Que faire de notre propre qualité d’invasifs perpétuels ?
Le récit soulève ces questions sans tenter de leur apporter une réponse définitive mais avec l’honnêteté de les confronter avec nos représentations imaginaires, ou nos « anticipations », qui n’ont pas besoin, comme l’autrice le souligne alors qu’elle envisage un instant d’écrire une Camargue 2060 sous les eaux, d’un récit de futur apocalyptique mais plutôt d’être mises en lien avec l’expérience que l’on fait du monde. C’est l’enjeu du récit d’immanence que Jean-Christophe Cavallin oppose si justement dans Valet noir au récit d’imminence, ce récit spectaculaire d’urgence et de péril, occultant l’épaisseur du présent.
On souligne fréquemment la nécessité, dans notre monde de sollicitation et de captation perpétuelle de l’attention, de se réapproprier l’exercice de celle-ci. Peut-être insiste-t-on moins sur la probité que cela requiert, dans l’être au monde et l’être aux mots. La résistance contre les mots qui glissent est aussi résistance à la pauvreté des perceptions, au placage d’un monde déjà dit sur un monde qu’on ne perçoit plus vraiment. On en fait l’expérience dans ce récit. La sobriété naturelle des marais invite à une attention décroissante, à se saisir d’objets réduits. Et l’écriture de Céline Curiol, entre immersion dans le grain des lieux et observation attentive, partage non seulement des savoirs permettant de mieux dire le détail du monde mais aussi le cheminement des imaginaires qui se soulèvent dans cette démarche, et les formes de relations que nous tissons à cet endroit et jusque dans les rencontres apparemment manquées.