C’est une aventure éditoriale méconnue que rappelle Goulven Le Brech. Elle démarra au fin fond du Kansas, avec la promotion de livres « à deux balles » (Kenneth C. Davis) : les Little Blue Books. C’est ainsi que son initiateur, Emanuel Haldeman-Julius, propagea dans la première moitié du XXe siècle ses idéaux d’émancipation et de lutte contre l’obscurantisme religieux, devenant le « Henry Ford » de l’édition – avant d’être victime du très réactionnaire et puissant patron du FBI, John Edgar Hoover.
Le livre de Goulven Le Brech, qui bénéficie d’une édition soignée et élégamment illustrée comme toujours avec L’Échappée, commence par cette épigraphe tirée d’une lettre de Voltaire à d’Alembert : « Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’Évangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie. » À bon entendeur salut, car il y a de fortes chances qu’Emanuel Haldeman-Julius, qui édita Voltaire, ait laissé passer semblable réflexion.
Fils d’un relieur érudit qui avait fui les pogromes d’Odessa et émigré aux États-Unis, cet homme naquit en 1889 à Philadelphie dans l’odeur de la colle et l’amour des livres transmis par son père. Il quitte très jeune l’école et Philadelphie pour New York, y côtoie des immigrants du vieux continent, s’intéresse aux questions sociales. Il lit Marx, Engels et Jaurès, rencontre l’anarchiste Emma Goldman et se met à écrire pour des revues socialistes de New York des textes qu’il rassemblera plus tard dans un Little Blue Book de sa collection du même nom. Il est résolument athée et conçoit les religions comme nuisibles et fausses. Lié à Jack London, qu’il admire et critique pour son goût du faste et de l’argent, Haldeman-Julius publiera nombre de ses nouvelles. À travers les Little Blue Books, c’est toute une traversée de l’Amérique à partir de ses écrivains dotés d’une sensibilité à la question sociale qu’on effectue, des écrivains généralement trop peu connus en France, ainsi l’avocat Clarence Darrow (1857-1938) ou encore le syndicaliste des chemins de fer Eugene Victor Debs (1855-1926). Upton Sinclair l’est davantage. La jungle, son célèbre livre qui dénonça les atroces conditions de travail dans les abattoirs de Chicago, fut édité dans une série de six Little Blue Books en 1924.
En 1915, Haldeman-Julius s’était vu proposer le poste de codirecteur d’un journal socialiste qui se trouvait à Girard, une petite localité au sud de Kansas City et lieu de l’industrie minière du charbon et de l’agriculture. C’est donc du morne Middle West qu’il allait prendre son envol comme éditeur, avec son épouse, Marcet, à qui l’on doit, en 1927, l’un des fleurons des Little Blue Books, « The Story of a Lynching. An Exploration of Southern Psychology » dans lequel est relaté le lynchage de 245 hommes et femmes noires en 26 ans dans le seul État de l’Arkansas.
De format poche, vendus à bas prix, entre 5 et 10 cents l’exemplaire, les Little Blue Books étaient donc de facture modeste et de peu de pages, à mi-chemin entre la brochure et le fascicule. Tous se présentaient sous la même couverture sobre (seule pouvait changer la couleur) et étaient défendus de la même manière. En 1929, l’éditeur s’amusa même à écrire un Little Blue Book sur “How to Become a Writer of a Little Blue Book”, soit « comment devenir un auteur de la [fameuse] collection », laquelle se veut aussi, à côté d’écrits de philosophes, humanistes et grands écrivains, le lieu de débats d’idées, comme le contrôle des naissances ou la peine de mort. Les « how to books », qui font toujours fortune, étaient déjà à la mode dans les années 1920. En ce qui concerne la littérature française, Zola, Balzac, Hugo et Maupassant eurent les honneurs des petits livres bleus. Avec Gorki et Tchekhov, la littérature russe reçut les mêmes honneurs. Quant à Shakespeare, c’est la quasi-totalité de son œuvre qui parut en une vingtaine de petits bleus. Mais surtout, le lecteur français ne manquera pas de relever que l’un des premiers titres fut la traduction du Darwinisme en sociologie du directeur de l’École normale supérieure, Célestin Bouglé, déjà publié en 1910 dans la Revue de métaphysique et de morale. La traduction parut au moment du procès dit « du singe », lorsque le maître d’école John Thomas Scopes fut (en 1925) traduit devant un tribunal dans un village du Tennessee pour avoir transgressé la loi qui interdisait l’enseignement de la théorie de l’évolution.
Haldeman-Julius raillait volontiers les bonnes mœurs de l’époque. Non seulement un petit bleu porta sur la vie sexuelle des femmes après quarante ans, un autre sur celle des hommes (de tous âges), mais un troisième encore sur celle des homosexuels (hommes et femmes). Emma Goldman et John Cowper Powys furent conquis l’une et l’autre par le format des petits livres, pratiques à transporter et susceptibles d’être lus à tout moment de pause. Ce fut pour Powys une rampe de lancement et une source de revenus non négligeable avant qu’il n’atteigne la notoriété. Pas forcément scrupuleux, Haldeman-Julius rééditait des livres, tombés ou non dans le domaine public, en changeant les titres qu’il ne jugeait pas assez « vendeurs ». Ainsi l’essai de Powys sur Remy de Gourmont et Byron fut-il renommé « Masters of Erotic Love » et celui sur Joseph Conrad et Oscar Wilde, « A Sailor and a Homosexual ». Goulven Le Brech le compare au fondateur des éditions Calmann-Lévy, Michel Lévy, un « homme double, un pied dans la marchandise et l’autre dans la création littéraire », ainsi que le définirent Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier dans leur livre Gustave Flaubert et Michel Lévy, un couple explosif (Calmann-Lévy, 2021). À la fin des années 1920, Haldeman-Julius publiera encore deux auteurs au sommet de leur gloire : Bertrand Russell et W.E.B. Du Bois.
Sorte de visionnaire, il installa des librairies éphémères pour vendre ses petits livres. En 1924, on en comptait vingt-cinq à travers le pays. Il créa également des librairies Little blue Books Stores. En définitive, le surnom du Henry Ford de l’édition qu’on lui attribua lui convint bien (on l’appela aussi « le Voltaire du Kansas »). Grâce à son « marketing de produits de masse » et à ses méthodes publicitaires à grande échelle, il s’était vendu en tout 500 millions d’exemplaires du petit livre bleu, correspondant à quelque 5 000 titres, lorsque la maison édition cessa d’exister, en 1951. Le catalogue comprenait tous les athées militants, libres-penseurs et démystificateurs (debunkers, comme ils se nommaient eux-mêmes) de l’époque.
Mais lorsque Haldeman-Julius se mit à critiquer le président Hoover qu’il tenait pour responsable de la Grande Dépression des années 1930, il tomba dans le collimateur d’un autre Hoover, bien plus dangereux, J. Edgar Hoover, le directeur du FBI. Conservateur et puritain, ce dernier n’appréciait guère les textes sur la sexualité et recevait les plaintes des églises – sans compter que Haldeman-Julius était à ses yeux, crime suprême, un communiste. Il s’ensuivit un lynchage moral de l’éditeur auquel succomba même le New York Times qui avait pourtant fait paraître des annonces des Little Blue Books pendant vingt ans. Le quotidien céda aux plaintes pour « obscénités » envoyées par les autorités catholiques de New York (qui fermaient alors les yeux sur de bien pires). D’autre part, les livres de poche à bas prix lancés par l’éditeur anglais Penguin Books et importés par la société new-yorkaise Simon and Schuster entraient en concurrence avec les petits bleus et annonçaient leur fin.
Elle sera longue, douloureuse et injuste. Criblé de dettes, sous le coup d’une condamnation pour fraude fiscale, cible du FBI qui perquisitionna ses bureaux, après la mort de sa femme et compagne de toujours dans l’aventure éditoriale, Haldeman-Julius sombrera dans l’alcool. Il se lancera in extremis dans une campagne contre le FBI en publiant en 1948 le pamphlet de Clifton Bennett, The FBI, the Basis of an American Police State (« Le FBI, base de l’État policier américain »), qui comparait les méthodes du service de renseignement à celles de la Gestapo. Hoover, on s’en doute, le prit très mal. C’était le pot de terre contre le pot de fer. Sommé de pilonner le stock, Haldeman-Julius ne s’exécutera qu’au second avertissement. Il fut peu après retrouvé noyé dans sa piscine, le 31 juillet 1951. De son entreprise, restituée ici avec talent et empathie par Goulven Le Brech, il reste son autobiographie publiée en 1949, My Second 25 Years, qui ne demande qu’à être traduite, et un fan club des Little Blue Books sur une page Facebook comprenant 350 membres.