Jamais nos forêts dans le monde n’avaient été aussi violentées qu’en cette année 2023. C’est cette urgence que l’écrivain Alexis Jenni signalait cet été. Elle se ressent aussi dans la publication d’une multitude d’ouvrages sur les arbres, le bois ou le monde de la forêt. Trois d’entre eux ont retenu notre attention, parce qu’ils tranchent par l’angle, le style et les thèses qu’ils portent. Une artiste (Agnès Stienne), une jeune écrivaine (Anouk Lejczyk) et une chercheuse (Stéphanie Thiébault) livrent des regards qui tentent de dire le rapport complexe que nous pouvons entretenir avec la forêt.
Entrons dans la forêt avec l’artiste Agnès Stienne ; elle habite au Mans dans une maison où plusieurs objets familiers l’amènent très naïvement à se poser la question de leur origine. Le premier d’entre eux est la très commune cagette à légumes dans laquelle elle aime à mettre des objets inutiles mais qui lui sert aussi à allumer le feu dans la cheminée. Cet « emballage léger », pour dire « jetable », est en peuplier ; et l’artiste de peindre une carte du peuplement de cette mono-sylviculture en France, de souligner aussi comment son usage est devenu massif : 200 000 hectares seraient plantés de peupleraies en 2020 pour être coupés moins de quinze ans après. Agnès Stienne rappelle que cette essence d’arbre qui favorise les rives le long des cours d’eau pourrait éviter leurs débordements. Elle est déterminée, son écriture aussi : elle ne mâche pas ses mots. Si l’ouvrage est beau – il est généreusement illustré, à la fois de certaines de ses œuvres réalisées avec des morceaux de bois, d’écorces et autres pommes de pin, et surtout d’aquarelles qui proposent une cartographie de la répartition des espèces en France mais aussi de l’histoire de nos lignes de chemins de fer ou de certaines forêts –, son propos n’en est pas moins définitif. La sylviculture ne trouve aucune grâce à ses yeux : pour chaque essence qui pousse dans nos forêts, l’autrice dénonce son lien à notre société néolibérale sur-consommatrice : la cagette en peuplier, la palette en épicéa et en pin maritime, les traverses de chemin de fer en bois créosotées (enduites de ce produit hautement toxique), le charbon de bois, les granules des poêles, le carton…
Si son aspect dogmatique pourra en agacer certain.e.s (Agnès Stienne ignore, par exemple, semble-t-il, que tout plan de prélèvement dans une forêt privée est soumis à l’ONF, et que sur plus de 3,5 millions de propriétaires privés, 2,2 possèdent moins d’un hectare), la force de ce livre est que son auteure nous prend par la main, nous emmène sur le porte-bagage de son vélo jusqu’au magasin de bricolage, nous fait ensuite entrer dans le bois comme dans la comptine – elle aime les onomatopées (« schlong… schlong… schlong… schlong ») – et comme dans la comptine, on tombe sur le loup : nos arbres sont malades du néolibéralisme, de notre incapacité à recycler nos cagettes, nos palettes, nos bouchons de liège… Bref, dans la catégorie des nuisibles, nous sommes en tête de liste. Agnès Stienne n’est pas restée dans la Sarthe, elle a voulu aller voir les forêts un peu partout en France, dans le massif vosgien, en Sologne ou encore dans les Landes. Elle le raconte, et plutôt très bien, et non sans auto-ironie. Elle se met en scène et ça marche bien, elle agace parfois : « Crayon en main, je traçai sur le papier, en cercles concentriques réguliers, la ville, ses pare-feux, la forêt en exploitation et la forêt laissée en libre évolution. Soudain, l’évidence m’apparut dans toute son ironie : ce que tu dessines, ma fille, c’est l’ordre ! L’ordre ? Comment ça, l’ordre ! La police, les matraques, les régimes totalitaires ? » Elle n’est pas vertueuse et elle le sait, alors elle lit, elle regarde, elle apprend et elle nous relate tout cela : « La forêt de Sologne est parée de 4 000 km de grillages de 2 m 20 de hauteur derrière lesquels on pratique la chasse en enclos » ; « en France métropolitaine, le diamètre des arbres est inférieur ou égal à 47,5 centimètres » ; ou encore : « La France ne produit que 30 % du charbon de bois qu’elle consomme […] elle en importe 80 000 tonnes ». Chasse, Barbecue, emballage, tout y passe et assurément « la forêt est politique ». Dans ces démonstrations successives, Ahnès Stienne mobilise bien souvent l’histoire et en particulier le tournant de la révolution industrielle pour nourrir son propos. Bouts de bois est donc un livre généreux où alternent données quantitatives, récits autobiographiques, cartes, descriptions de paysages, dialogues, croquis et formules choc… Son livre est comme la forêt que l’artiste appelle de ses vœux : diversifié. L’air de rien, l’auteure nous mène où elle veut dans sa balade ; faussement naïve, elle nous oblige à nous demander dans quelle forêt nous sommes.
C’est une tout autre naïveté que mobilise dans Copeaux de bois Anouk Lejczyk, auteure d’un premier roman forestier paru chez le même éditeur en 2022. Ces carnets faits de notes, de courtes descriptions, de propos tenus, relatent l’année vécue par cette jeune écrivaine née en 1991 comme apprentie bûcheronne. Disons-le, on est loin de Florence Aubenas femme de ménage sur un ferry trans-Manche, loin aussi du magnifique récit anonyme La scierie réédité il y a quelques années par les belles éditions Héros-Limite. La narratrice ne parvient pas à nous emmener avec elle, dans sa formation d’abord, puis sur les différents chantiers d’élagage et de coupe. Sans doute en fait-elle trop. Trop souvent, le lecteur a le sentiment de lire un de ces tutoriels qui sont légion sur le web. Ça commence quasiment au rayon vêtement du magasin de bricolage (chaussures renforcées, pantalon protecteur…) et si les premières entrées dans le bûcheronnage peuvent séduire, très vite on est agacé par un style faussement brut et qui sans cesse cherche l’effet : « J’abats correct/débite mal/touche deux fois de suite avec mon guide/émousse direct ma chaîne/ça coupe plus rien, je force comme une débile… ». L’effet est raté et il l’est encore plus pour celles et ceux qui ont déjà vu un bûcheron au travail. Jamais par son texte elle ne parvient à nous faire entendre ce son si particulier de la tronçonneuse. Anouk Lejczyk insiste sur « l’exotisme » de se retrouver à couper des arbres, au point que l’on se demande dans quel monde elle vit. Il n’y a pas la moindre remarque ethnographique car monter dans un pick-up devient une aventure, une futaie de gros chênes est une apparition, assister à une chasse une abomination. Bref, tout devient extraordinaire, alors que les bûcherons, pour reprendre les termes de Jérôme Denis et David Pontille, sont les « mainteneurs ordinaires » de la présence végétale, à commencer par les arbres de nos villes.
Paradoxalement, car l’ouvrage pourrait repousser par sa densité, c’est le livre de Stéphanie Thiébault qui nous évite de nous perdre dans le bois. La forêt est une somme de facture classique et dont le sous-titre est la table des matières : « Histoire, usages, représentations et enjeux ». l’auteure, spécialiste de l’histoire de l’environnement, reprend le dossier « forêt » en détail (avec de nombreuses illustrations : archives, peintures et photos, cartes…) et depuis le début. Première surprise, le début n’est pas la Préhistoire mais le bas Moyen Âge, le mot latin forestis date de l’époque mérovingienne : il désigne un lieu où vivent les bêtes sauvages, et une silva où seul le roi a le droit de chasser. En bas latin, le verbe forestare et l’adjectif forasticus renvoient à ce qui est extérieur, au dehors. Depuis, la forêt a eu des milliers de définition. Stéphanie Thiébault retient celle de la FAO, à savoir « une surface contigüe de plus de 0,5 hectare, d’une largeur supérieur à 20 m, composée d’arbres de plus de 5 mètres de haut à l’âge adulte et dont le feuillage couvre au moins 10 % de la surface du sol » mais, au-delà de cette définition, elle retient surtout que la forêt constitue un écosystème comprenant, non seulement des végétaux, mais aussi des terres, des insectes, des oiseaux, des champignons, des mammifères… Un monde en soi ; cela peut paraître banal, mais cette définition fait des forêts comme des océans des acteurs à part entière, dont aujourd’hui on doit reconnaître les droits spécifiques.
Deuxième étonnement, l’Europe (Russie comprise) totalise un quart des forêts mondiales, L’Amérique du Nord et centrale 11% seulement. On traverse alors ses différents types sur la planète (forêts tropicales, canopée, mangroves, savanes, steppe, bush, forêts méditerranéennes, urbaines aussi…) et on repasse dans la forêt primaire, pour arriver dans celle que l’on va explorer sur près de 400 pages – complétées par d’autres développements et documents grâce aux codes QR qui jalonnent l’ouvrage. C’est celle qui nous est le plus proche, celle qui couvre aujourd’hui quelque 17 millions d’hectares en France métropolitaine (elle était seulement, on l’oublie, de 8 millions d’hectares en 1900). Il n’est pas possible ici de faire le récit complet de cette longue promenade forestière que propose la chercheuse qui s’appuie sur une très imposante bibliographie à la fois en sciences forestières, en histoire, en biologie ou encore en anthropologie. Arrêtons-nous sur quelques figures. Colbert, d’abord, et son ordonnance de 1669 qui définit la « juridiction des Eaux et forêts » ; elle ne porte certes que sur les forêts royales mais traduit la reprise en main du bois et de sa filière : « La France périra faute de bois ». En effet, les forêts étant très largement hors de contrôle pour cause de construction des navires de guerre, les armées de Louis XIV sont obligées d’importer (en particulier d’Albanie !) des planches et des mâts.
On trouve à côté du ministre et des administrateurs des figures moins nobles et moins connues : les charbonniers (qui sont encore en Bulgarie des habitants de la forêt) et surtout les chaufourniers, producteurs de chaux dont seule la télédétection par laser nous révèle la présence de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle. Stéphanie Thiébault nous fait connaître aussi les personnages imaginaires qui peuplent les futaies, les trolls, lutins et loups-garous mais aussi les oubliées dryades. « Écoute, Bûcheron, arrête un peu le bras ! / Ce ne sont pas des bois que tu jette à bas, / Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force / Des Nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ? », écrit Ronsard dans sa belle Élégie contre les bûcherons de la forêt de Gastine (1550). Les dryades, assimilées aux arbres, habitent dans les chênes et les frênes et, grâce à leur esprit protecteur et bienveillant, conservent les forêts et protègent les enfants abandonnés dans la mythologie qui survit tout au long du Moyen Âge.
On pourrait encore s’arrêter pour regarder les « arbres de la liberté » plantés au cours de la Révolution et qui figurent sur nos pièces de 1 et 2 euros ; l’auteure consacre aussi de belles pages aux métiers disparus : écorceurs, gemmeurs qui blessent les pins pour qu’ils sécrètent de la résine, sabotiers, fagotiers, ou moussiers. La filière bois, rappelle l’auteure, emploie 400 000 personnes dans 60 000 entreprises et son chiffre d’affaires annuel s’élève à 55 milliards. D’énormes et très puissants engins ont remplacé désormais le bûcheron et sa tronçonneuse thermique, et la chercheuse ne manque pas de clore son ouvrage sur des chapitres consacrés aux nombreux périls qui menacent la forêt, à commencer par la déforestation. Se réjouissant de la signature d’un certain nombre de textes protecteurs, notamment la Déclaration de New York sur les forêts de 2014 – qui se donnait dix objectifs, dont le premier (improbable) de réduire de moitié le rythme de disparition naturelle dans le monde d’ici 2020 – ou la plus récente loi sur « la restauration de la nature » du 22 juin 2022 adoptée par le Parlement européen, Stéphanie Thiébault regrette cependant que les mobiles de ces textes de protection des forêts soient toujours des raisons économiques ou utilitaires et qu’elles ne soient jamais considérées pour elles-mêmes. La chercheuse et l’artiste se rejoignent là, et nous appellent à voir dans les bois non plus des lieux mais des êtres à part entière avec lesquels, comme le soulignait Bruno Latour, nous cohabitons sur la planète Terre.