Quelques années après le succès des Histoires deux fois racontées (1837), Nathaniel Hawthorne, qui n’avait pas encore écrit La lettre écarlate et La maison aux sept pignons, ses grands romans, fut prié par son éditeur new-yorkais de lui soumettre un autre recueil du même type. L’écrivain, qui habitait alors le presbytère de Concord (Massachusetts), rassembla des textes qu’il avait précédemment publiés en revue, rédigea quelques pages autobiographiques liminaires, échoua à faire quelques contes nouveaux dont il avait l’idée, et finalement laissa paraître en 1845 deux petits volumes formant Les mousses d’un vieux presbytère. C’est ce recueil de contes et récits (les deux volumes sont aujourd’hui traditionnellement réunis en un) que publient les éditions des Belles Lettres dans une traduction intégrale en français. Une question se pose : le lecteur français en avait-il besoin ?
En effet, la plupart des textes ici présentés sont déjà connus et tous accessibles dans des traductions fort convenables en édition de poche (« Le jeune maître Brown », « La fille de Rappaccini », « L’artiste du beau », etc.). Les textes jamais traduits (on a du mal à savoir lesquels, les indications de l’éditeur n’étant pas très claires, mais on peut supposer qu’ils incluent « Une soirée sélect », « Le hall de l’imagination », « La correspondance de P. », ou encore « Le bureau des renseignements ») ont, eux, d’excellentes raisons de ne jamais l’avoir été – ils ont d’ailleurs sombré dans l’oubli dans le monde anglo-saxon. Ensuite, autre problème, outre sa qualité inégale, le recueil n’a pas d’unité de ton ni de genre, Hawthorne ayant échoué, malgré ses efforts, à lui en donner une. Si, en littérature, la cohérence n’est pas forcément un but en soi, elle permet, dans le cas d’un ensemble de textes, de faire tout du moins des pages peu convaincantes les adjuvants d’une visée générale.
Ici donc, le recueil, en tant que recueil, laisse perplexe. Hawthorne lui-même était parfaitement conscient de ses défauts. La mention de leurs raisons et de leur histoire, cela dit, aurait permis de le rendre plus lisible : la genèse des textes, les exigences éditoriales, l’évolution esthétique et personnelle de l’auteur, auraient en effet facilité la lecture de ces Mousses du vieux presbytère. Sans introduction fournissant ces éléments et rappelant le climat intellectuel en Nouvelle-Angleterre au milieu du XIXe siècle, si essentiel pour la compréhension des pages mais si peu familier à un Français du XXIe, Les mousses d’un vieux presbytère reste, au delà de son hétérogénéité, parfois énigmatique et rébarbatif. Pourtant, on l’a dit, y figurent des textes admirables, qui font le plaisir de tout lecteur, informé ou non.
Toutefois, s’il veut se retrouver dans cette compilation hasardeuse, le lecteur peut penser que le recueil contient trois types de textes. Les histoires du premier type mettent en scène les préoccupations constantes de l’œuvre hawthornienne : la culpabilité et le péché, la solitude de l’âme, la création artistique, l’hubris de la science et de la technique… Presque toutes, aujourd’hui des classiques, sont des allégories souvent situées dans un passé ancien. S’y déploient les qualités littéraires de l’écrivain : « la puissance ténébreuse » (selon Melville), « le style le plus pur, [avec] le goût le plus exquis [et] l’humour le plus délicat » (selon Poe qui, tout génie qu’il était, en était lui-même assez dépourvu). La « leçon » de ces contes n’est en général pas univoque et demeure nimbée d’un agaçant mystère, comme dans « La marque de naissance », « Le jeune maître Brown », « La fille de Rappaccini », « Plumette » ou « L’artiste du beau ».
Ainsi, dans l’Amérique puritaine du XVIIe siècle, le jeune maître Brown (de l’histoire du même nom) va une nuit dans la forêt pour assister à un sabbat ; il croit apercevoir, participant au déchaînement diabolique, sa femme bien-aimée Faith (Foi). Horreur ! Il s’en retourne chez lui et n’est plus jusqu’à sa mort, « après une longue vie », que « sévère, triste, plongé dans de sombres méditations, méfiant sinon désespéré », bref insupportable pour lui-même et son entourage. Les fils de ce conte fantaisiste et sardonique viennent de la théologie, de la psychologie, de l’Histoire, de l’esthétique picturale, du folklore et restent tous à démêler.
Dans un second type de textes peu nombreux, Hawthorne se fait personnel, mais à sa manière car, confie-t-il dans le récit introductif, il n’est pas de ces écrivains qui « servent leur propre cœur, délicatement frit, avec de la sauce de cervelle, comme morceau de choix pour leur public bien-aimé ». Rencontrer ce Hawthorne, solitaire, sensible à la nature, rêveur et réfléchi, est le délice qu’offrent, non seulement « Le vieux presbytère », chronique des années passées à Concord, mais aussi « Bourgeons et chants d’oiseaux », autre chronique plus strictement pastorale sur ces mêmes années.
Dans un dernier type de textes, le monde moderne surgit, car Hawthorne n’est pas seulement l’écrivain hanté par l’histoire de son pays que ses deux romans les plus connus font imaginer, il a aussi scruté l’organisation de son monde, ses emballements et ses monstruosités. Les récits ou contes de ce type présents dans Les mousses d’un vieux presbytère ne sont pas mémorables, hormis le célèbre « Le chemin de fer céleste », satire des courants religieux de l’époque et du transcendantalisme, écrit comme une miniature du Voyage du pèlerin (l’allégorie puritaine de John Bunyan du XVIIe siècle).
Donc, le lecteur français avait-il besoin d’une traduction intégrale des Mousses d’un vieux presbytère ? Oui, aux conditions qu’on vient de signaler : muni du bon billet, avec une solide locomotive d’avertissements et d’instructions, sans wagon de marchandises supplémentaire (le livre ajoute inutilement au texte de Hawthorne un article de Melville), car il aurait alors pu s’embarquer en passager d’un chemin de fer parfois céleste et arriver à bon port plus admiratif et plus savant, en ayant supporté, entre-temps, pannes et cahots.
De telles constatations valent aussi pour certains des grands voyages panoramiques dans les œuvres retraduites (des écrivains des siècles passés) qu’on propose aujourd’hui. Griserie de l’intégrale chez les éditeurs et certains traducteurs ? Le lecteur risque fort, lui, de se sentir un peu contraint et de descendre à la première gare.