« Une épopée de réfugiés » : entretien avec Aleksandar Hemon

Un monde de ciel et de terre d’Aleksandar Hemon, lauréat du Grand Prix de littérature américaine 2023 – décerné pour la première fois à un auteur né hors des États-Unis – est une vaste fresque qui commence en 1914 à Sarajevo, ville natale de l’auteur, pour se terminer à Shanghai en 1949. EaN a pu s’entretenir avec le romancier américano-bosniaque lors de son passage à Paris.

Aleksandar Hemon | Un monde de ciel et de terre. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Albaret-Maatsch. Calmann-Lévy, 384 p., 22,90 €

Votre œuvre de fiction concerne à la fois la politique et l’amour.

C’est un roman historique qui se démarque du genre, normalement construit autour d’un regard romantique porté sur des événements très anciens. Et c’est une histoire d’amour entre deux Bosniens, Rafael Pinto et Osman Karisik, qui se rencontrent dans les tranchées pendant la Grande Guerre. L’histoire commence le jour de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, et se déplace en temps et en lieu jusqu’en 1949 à Shanghai, année qui marque la fin du règne international colonial là-bas ; ensuite, l’épilogue a lieu à Jérusalem en 2001. La trame couvre donc de manière fragmentaire ce qu’on appelle « le court XXe siècle » : la période entre le début de la Première Guerre mondiale et le 11-Septembre. Pinto et Osman tombent amoureux dans les tranchées, sont faits prisonniers de guerre dans un camp russe à Tashkent en Asie centrale – les unités bosniennes se battent pour l’Empire austro-hongrois contre les Russes –, et poursuivent leur lente migration vers l’Est, dont l’ultime arrêt sera Shanghai. Il s’agit d’un amour mis à l’épreuve par des catastrophes historiques récurrentes. À un certain moment, la présence d’Osman devient – comment dire ? – uniquement spirituelle : il est convoqué dans l’esprit de Pinto par l’amour ou par une aspiration, mais il n’a plus de présence physique. Dans ce roman, il y aussi le personnage d’une jeune fille, que Pinto considère comme sa fille.

Un monde de ciel et de terre Aleksandar Hemon
Aleksandar Hemon (2023) © Jean-Luc Bertini

Pourquoi une histoire d’amour surréelle ?

En 2010, j’ai vendu ce projet à mon éditeur britannique, la rédaction m’a pris douze ou treize ans. À l’origine, Pinto et Osman devaient être de simples amis, ils partageaient l’espoir de regagner Sarajevo, tandis qu’ils continuaient à s’en éloigner. Au fur et à mesure de mon travail, je me suis rendu compte que la nostalgie est un ressort statique, que ce serait plus efficace s’ils étaient amants ; lorsqu’ils seraient ensemble, la ville serait physiquement présente. J’ai lu des livres sur le phénomène où, dans des situations de détresse, le cerveau fait apparaître la présence d’autres personnes, le cas le plus célèbre étant l’expédition Shackleton en Antarctique : tous les explorateurs ont ressenti la même présence, incident cité par T.S. Eliot dans La terre vague

Il y a plusieurs voix dans ce roman, dont celle de Moser-Ethering, espion britannique, inspiré d’un vrai personnage.

Il est né de mes recherches, j’ai lu beaucoup de livres, notamment celui de Frederick Bailey, Mission to Tashkent, récit autobiographique d’un officier britannique de l’Armée des Indes qui a participé en tant qu’agent secret au Grand Jeu, la rivalité coloniale et diplomatique entre la Russie et le Royaume-Uni en Asie au XIXe siècle. J’ai aussi lu une série de livres de l’historien Peter Hopkirk, dont Foreign Devils on the Silk Road. Moser s’inspire de Bailey ; en 1918, celui-ci a traversé les montagnes depuis le Raj britannique, avec l’ordre de gagner Tashkent et d’enquêter sur les agissements des mouvements révolutionnaires russes. La ville était remplie de prisonniers de guerre libérés qui manquaient de moyens pour retourner chez eux en Occident. Beaucoup d’entre eux – Bosniaques, Autrichiens, Croates, etc. – sont devenus bolcheviks, par conviction ou par commodité. 

Est-ce votre première histoire d’amour homosexuelle ?

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L’un des défis de ce livre a été de tout imaginer

En ce qui concerne la fiction, oui. Mais j’ai écrit des scénarios, j’ai travaillé sur Sense8, c’est une série de science-fiction sur Netflix, contemporaine et très queer. J’y ai collaboré avec Lana Wachowski et David Mitchell, avec qui j’avais travaillé sur Matrix. Je ne peux prétendre représenter l’expérience homosexuelle, cela dit, le vécu de Pinto et Osman ne peut être réduit à son aspect érotique : d’abord, ils sont bosniens, ensuite ils vivent à une autre époque – leur aventure va de 1914 à 1949, ils ont connu des événements que j’ignore, comme une guerre terrible ou la traversée d’un désert. L’un des défis de ce livre a été de tout imaginer ; j’ai beau passer du temps à Shanghai et en Ukraine occidental, j’ai été obligé d’inventer à partir de rien : des langues, des fantasmes, des camps de prisonniers de guerre, un amour homosexuel, des espions. Au fond, écrire un roman consiste à concevoir l’expérience d’autres personnes, toute fiction revient à cela : se représenter le vécu des autres. 

Enseignez-vous cette même esthétique à Princeton, où vous êtes professeur d’écriture créative à côté de Yiyun Li et de Joyce Carol Oates ?

Oui. Même si on décrit son propre vécu, il y aura forcément l’effet de l’altérisation (« othering »). 

Pinto et Osman sont des personnages très différents l’un de l’autre.

Pinto est dans la réflexion, il a un penchant poétique, il a l’habitude de prendre des psychotropes, il est polyglotte et multiculturel. Sa langue maternelle est le ladino, ses racines se trouvent dans la communauté juive de Sarajevo où tout le monde se connaît. Il a accès à des vastes champs de connaissance, il pratique également le bosnien, l’allemand, puis il apprend des langues pendant son exil, sa conscience est polyglotte et multivocale, il se parle dans diverses langues, il a la voix d’Osman quand il argumente avec le Saint. Osman est plus pragmatique, il est orphelin, il a grandi dans le marché de la ville, c’est un artiste, un personnage public, il sait tout faire avec ses mains. Il a un talent dans chaque doigt.

Pinto utilise un langage emprunté à la liturgie juive, par exemple « le Saint », raccourci de « le Saint, béni soit-Il » (Ha Kadoch, borukh hou), traduit ici par le terme chrétien « le Seigneur ».

Cela vient du Midrash, de la Torah et du Talmud, ça reflète la vision du monde de Pinto, qui vit entre le Moyen Âge et la modernité. Il est ancré dans une tradition ancienne ; la communauté juive de Sarajevo – anéantie par la Shoah – comptait beaucoup dans la culture, le commerce, la finance et la vie publique de la ville, les Séfarades y habitaient depuis le XVIe siècle à peu près, la Bosnie étant la province la plus occidentale de l’Empire ottoman, à l’intérieur duquel des populations migraient. Les communautés tenaient à leurs traditions, sans lesquelles elles auraient disparu. Cette tendance est encore plus profonde chez les peuples diasporiques. Et donc quand Pinto s’engage dans cet argument récurrent, il a recours à des textes religieux d’une grande poésie.

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Le début du XXe siècle vous fascine : Le projet Lazarus, votre précédent roman, se passe en 1908.

C’est une coïncidence, en même temps il y a quelque chose – le XXe siècle a été terrible, des processus historiques déjà à l’œuvre souterrainement ont été déclenchés ou accélérés par l’assassinat de l’archiduc le jour où mon roman débute, le 28 juin 1914. Une grande partie du monde est alors dirigée par quatre empires en place depuis des siècles, ceux des Austro-Hongrois, des Russes, des Britanniques et des Ottomans. C’était un système bâti sur le droit divin des rois. En cinq ans, trois d’entre eux auront disparu, réduits à de petits États. L’Empire britannique a survécu plus longtemps, pour se terminer avec Boris Johnson et Cruella Braverman. 

Le projet Lazarus met en scène un héros juif, tout comme le présent roman.

C’est vrai. On peut y voir une sorte de prototype des narratifs de déplacement du XXe siècle, rempli de crimes de masse et de génocides. Celui des Juifs n’a pas été le premier, mais il demeure le plus important et constitue un point de repère pour les autres événements historiques qui ont abouti à la migration et à l’extinction de grandes populations. Un monde de ciel et de terre raconte deux Bosniens qui essayent de comprendre la Shoah, tandis que Le projet Lazarus renvoie au pogrom de Kichinev et à l’histoire des pogroms et de l’antisémitisme en Russie impériale, étape dans un processus amenant à la Shoah, et au génocide bosnien. 

Donc le portrait du Juif aux échos bibliques peut servir pour aborder l’Histoire ?

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Quant à moi, je crois en l’Histoire pas en tant que projet susceptible de nous sauver, mais en tant que réalité : c’est la manière dont on vit, on n’a pas d’autres mondes que celui-ci, c’est tout, ceci est mon corps qui vit dans l’Histoire.

Le projet Lazarus avait comme porte d’entrée le personnage de la Bible, même si la promesse de la résurrection, de la vie après la mort, n’est pas exclusivement chrétienne. Dans mon roman, Lazarus n’est pas ressuscité, et aujourd’hui il est oublié (Lazarus Averbuch, personne historique, adolescent juif immigré tué par la police à Chicago en 1908). La religion promet le salut, voire une sortie de l’Histoire : c’est une façon d’annoncer la fin de l’Histoire, par exemple à travers le Jugement dernier. Il en va de même pour de nombreux messianismes, qui proclament : « Faites-nous confiance, ne vous vous inquiétez pas pour l’avenir ». Quant à moi, je crois en l’Histoire pas en tant que projet susceptible de nous sauver, mais en tant que réalité : c’est la manière dont on vit, on n’a pas d’autres mondes que celui-ci, c’est tout, ceci est mon corps qui vit dans l’Histoire.

L’Amérique, incarnée dans votre nouveau roman par le personnage de Henry Krantz –­ « baratineur » et « dandy de merde » – arrive sur scène et bouscule l’Histoire. Pinto dit : « Henry Krantz est bien, bien plus qu’une erreur. C’est un Américain. C’est un monstre. »

J’adore Graham Greene, surtout Un Américain bien tranquille, le héros est assez idéaliste mais finit par participer à un projet équivoque d’impérialisme américain. Lorsque j’ai entamé la rédaction de mon roman, je n’avais pas comme objectif d’expliquer mon attitude vis-à-vis de l’Amérique, puis un jour Henry Krantz a fait son apparition dans un ascenseur à Shanghai. Il est ancien élève de Princeton, blanc et privilégié, il pourrait être correspondant ou espion. Il représente un hommage à Graham Greene plutôt qu’une critique des États-Unis, sujet trop vaste.

"Un monde de ciel et de terre", de Aleksandar Hemon
« Un monde de ciel et de terre », de Aleksandar Hemon (Détail) © Calmann Levy

Votre vocation d’écrivain anglophone est le fruit du hasard.

Je suis venu en Amérique en 1992 comme jeune journaliste pour un séjour d’un mois, j’ai prolongé ma visite de six semaines afin de voir des amis au Canada, je devais quitter Chicago pour regagner Sarajevo le premier mai 1992. Or, le 2 mai, les derniers soldats yougoslaves ont quitté la ville et le siège a fermé la ville. J’ai décidé de rester à Chicago, sans argent, sans projet. Je n’arrivais plus à écrire en bosnien du fait que la langue évoluait rapidement, il y avait des néologismes, et j’étais loin des gens. Je ne pouvais prétendre parler pour eux. Au lieu du syndrome de la feuille blanche, j’avais celui de la langue. En même temps, je ressentais un profond besoin d’écrire. Je me suis donné cinq ans pour publier une première nouvelle en anglais, cela m’a pris trois ans. Puis, en 1996, j’ai recommencé à écrire en bosnien, je tenais une rubrique dans mon ancien magazine. Mais, pour des raisons que j’ignore, j’utilise exclusivement l’anglais pour la fiction.

Vous êtes sévère dans votre critique de Jonathan Franzen et de « l’écriture bourgeoise ».

Stendhal disait qu’un romancier se promène dans la rue principale et porte un miroir qui reflète la société, cela résume la vision occidentale du roman réaliste – adoptée aussi par les Russes –, qui cherche à dépeindre une communauté à une époque précise. Le problème, c’est qu’il tient la bourgeoisie pour représentative de toute la société. À mes yeux, cela ne peut fonctionner que pour des civilisations relativement stables. On prend un personnage – par exemple un New-Yorkais qui travaille pour un magazine –, et on extrapole, on part du principe qu’il résume en lui toute une catégorie de la population. Je n’ai pas envie de critiquer Franzen, mais je trouve ce modèle conservateur et fondamentalement bourgeois. Tout comme les romans français, notamment ceux de Stendhal, où le héros est un arriviste, ce qui permet d’examiner plusieurs segments de la société.  

Votre critique de Franzen est liée à sa prédilection pour la solitude, qu’on trouve dans son recueil d’essais How to be Alone (Pourquoi s’en faire).

Ses personnages peuvent s’offrir le luxe d’être seuls parce qu’on les imagine typiques, on considère leur intériorité comme souveraine, on suppose que leur réalité est incontestablement partagée, ce qui justifie la transmission au sens sémiotique de messages entre deux individus isolés dans un paysage social stable. Quant à moi, je crois en l’aspect collectif de la signification dans l’art et dans la littérature, même si un livre sort de la tête d’une seule personne. Le langage est le projet commun par excellence, il appartient à nous tous. 

Quels sont les écrivains que vous admirez ? 

J’aime les écrivains du déplacement comme Nabokov, en dépit de son arrogance russe. Danilo Kiš est très important pour moi. Il a été crucial pour ma génération d’écrivains progressistes et antinationalistes de l’ex-Yougoslavie ; on s’évalue par rapport à lui. Sinon, je me suis rendu compte assez tôt que ce roman serait une épopée de réfugiés, je m’intéressais au modèle classique des récits épiques : souvent, il s’agit de l’histoire des personnages qui se déplacent dans l’espace, comme dans Gilgamesh ou l’Odyssée. On retrouve une structure élaborée autour des hommes qui traversent un espace physique ou imaginaire, c’est le mouvement qui engendre la narration.