Une mythologie du vécu

Ingénieur de formation, le poète Gérard Cartier, qui a exercé son métier sur de gros chantiers (tels le tunnel sous la Manche ou la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin), ne saurait séparer une méthodologie propre à la science de sa conception de la poésie, ce qui donne à son écriture une profonde originalité. Le voyage intérieur l’illustre une fois de plus et se révèle difficilement classable, même s’il s’inspire, par certains aspects, de la poésie documentaire de Blaise Cendrars et du Dépaysement de Jean-Christophe Bailly.

Gérard Cartier | Le voyage intérieur. Flammarion, 498 p., 25 €

Le prétexte de ce livre est un livre scolaire qui a largement accompagné, au siècle dernier, l’apprentissage de la lecture pour plusieurs générations d’élèves des écoles primaires, Le Tour de France par deux enfants, écrit par Augustine Fouillée sous le pseudonyme de G. Bruno. Si Gérard Cartier reprend l’itinéraire des enfants, avec quelques écarts, dont une longue escapade dans le Dauphiné dont il est natif, ce n’est pas pour réécrire en le modernisant le célèbre manuel. On peut certes prêter au Voyage intérieur des vertus éducatives par la description des spécificités des lieux traversés et de fréquents rappels historiques, notamment de la Grande Guerre, mais Cartier s’exprime en poète et en vers plutôt qu’en développant un récit. Qu’il évoque la sidérurgie défunte à Hayange, tel événement historique, des fromages, la langue francique, le gascon, l’arpitan ou le provençal, une papeterie, des faits divers, la soupe au pistou, des espèces animales et végétales, le chemin de fer, une poubelle, c’est toute une mythologie du réel adaptée à son propre vécu – rien de théorique – qu’il nous propose. La vision encyclopédique de Gérard Cartier accompagne les scènes de la vie ordinaire, ces petits riens du quotidien, tel un petit-déjeuner de lard et de vieux fromage, et les souvenirs qui apportent souvent une pointe de tendresse et une touche nostalgique : 

« Ce monde paisible        affranchi de la misère        à peine

     aux longs soirs d’été       un chemineau       le Fernand

     dans un fossé      gris de piquette et d’errance       au loin

         le Vercors enfumé        harmonie des êtres et des choses

     vignes bleues        tarines dans les prés       ce monde éternel

          nous l’avons connu       les derniers        les noms qu’on

lui donnait       légendaires       et l’on revient à l’enfance

     nostalgie       insensiblement »

Gérard Cartier, Le voyage intérieur
Sans titre © Jean-Luc Bertini

Son cheminement dans l’espace géographique, avec ses repères, est une façon de mettre de l’ordre dans le chaos de connaissances, de sensations, d’émotions et d’images accumulées en lui depuis longtemps, et ainsi de donner rétrospectivement sens à toute une vie, en fixant la marche inexorable du temps en certains lieux. Il est significatif que Gérard Cartier reprenne à son compte la notion de « photographies verbales » chère à Cendrars. Ces poèmes sont en effet des sortes de clichés du réel inscrits sur la pellicule de la mémoire et développés dans le mouvement même de l’écriture. Des corrections peuvent éventuellement intervenir après coup pour préciser un détail, à partir d’une documentation personnelle, de planches-contacts ou en utilisant les ressources de Google Earth. Il n’est « d’autre géographie que celle sensitive/ que l’on porte avec soi     d’autre voyage/ qu’intérieur… »nous dit le poète. Objectivité et subjectivité font bon ménage dans ce livre, et l’on ne saurait choisir l’une sans prendre l’autre.

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Tout peut devenir poème pour Gérard Cartier. Que ce soit le motif ou la forme, ‘Le voyage intérieur’ le démontre à merveille.

La forme choisie est celle, presque toujours, de la poésie en vers. C’est elle qui appelle les lieux dans l’écriture et leur donne leur résonance si particulière. Comme Verlaine, Gérard Cartier affectionne l’impair, avec une prédilection pour le vers de onze pieds, l’hendécasyllabe, qui est peu utilisé en français. L’autre singularité est de longs espacements à l’intérieur du vers :

« le hasard bientôt me hèle       une inconnue

dans les rues tardives       suivie par manie

cheveux bouillonnants profil antique       un instant »

En forçant l’arrêt, en nous emmenant au bord du silence, le poète crée une attente. Chaque groupe de mots est une image à part entière. Les mots étant maintenus séparés les uns des autres par ce vide, l’image finale, reconstituée au fil de la lecture, n’en est que plus forte. Le rapprochement des réalités éloignées, comme disait Pierre Reverdy, se fait ici par un bond et non par une passerelle syntaxique. Ce procédé peut même créer un véritable suspense. Dès le premier poème, évoquant la fuite des enfants, la succession saccadée de ces « blancs » presque à chaque vers contribue, par un halètement, à accentuer la perte des repères et le sentiment d’inquiétude. 

Tout peut devenir poème pour Gérard Cartier. Que ce soit le motif ou la forme, Le voyage intérieur le démontre à merveille. Il intègre à ses vers des chiffres, des mots étrangers, des définitions, et il les fait chanter en une harmonie étrange et inimitable. Il y a sans doute, en filigrane, le désir inconscient de rassembler les langues dispersées depuis Babel en une langue unique.

Ajoutons que cet auteur, qui peut être facétieux, a le sens du jeu et nombreux sont les hommages ou les clins d’œil à tel écrivain ou poète, Françoise Hàn, Jean-Christophe Bailly, Romain Rolland, Éric Poindron, Franck Venaille, Pascal Commère, pour n’en citer que quelques-uns. Enfin, on ne sera pas surpris de voir jaillir, au détour d’un vers, des détournements de formules célèbres, comme celle de Gaston Leroux : « la campagne       n’avait rien perdu de son charme      ni la nature de son éclat ».