Pour qui je me prends, récit autobiographique de la romancière canadienne Lori Saint-Martin (1959-2022), raconte l’émouvante lutte d’une fille aux prises avec sa mère et déterminée à s’enraciner dans la langue française.
Changer de langue maternelle ? Née à Kitchener, ville anglophone de l’Ontario, Lori Farnham a décidé de troquer son ennuyeux patronyme anglo-saxon contre un nom plus exalté, après avoir adopté la langue des premiers habitants européens du Canada, idiome plus élégant, plus sensuel, plus profond. On peut la comprendre !
Que veut dire « langue maternelle » ? Saint-Martin remet en cause cette notion galvaudée, elle qui est devenue également nouvelliste, professeure de littérature et traductrice. N’a-t-on pas le droit à un éternel recommencement ? Dommage qu’un livre ne puisse être qu’une série de débuts : « Je voudrais que chaque page de ce livre soit la première page. Commencer par partout. Ça commence par partout, je pense. Tout me semble être le début ».
Le livre de la Genèse est celui où l’on nomme les choses, c’est au début qu’on attache un signifiant à un signifié ; après son coup de foudre linguistique à dix ans, Saint-Martin éprouverait le même plaisir que le premier homme en apprenant à naviguer dans un univers francisé. Mais si Adam n’a pas pu échapper au regard de son Créateur, curieux d’observer les choix linguistiques de sa création, pour Lori Saint-Martin la plongée vertigineuse dans un lexique exotique sert justement à devenir opaque vis-à-vis de sa génitrice : « Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire ».
Kitchener était une ville d’usines pendant l’enfance de la narratrice, élevée dans une famille ouvrière. Elle rêvait de partir, de faire des études, de vivre à Paris. Elle ne cherchait pas à devenir bilingue, mot tendance, mais à changer de langue. Elle souhaitait « désécrire » l’histoire de sa lignée, objectif réalisé dans son corps même, parce qu’elle a réussi à s’exprimer sans accent dans sa langue d’adoption : le but, c’était de pouvoir passer.
On pense à Louis Wolfson, auteur américain de langue française – comme votre chroniqueur – dont le récit autobiographique, Le schizo et les langues, préfacé par Gilles Deleuze (Gallimard, 1970), témoigne de sa stratégie compliquée de contourner l’idiome new-yorkais. Saint-Martin aussi vivait dans le refoulement (quel délice doux-amer !) : incapable de prononcer à haute voix le nom de sa ville d’origine, sinon sous la contrainte, quand ce mot infâme sortait de sa bouche elle avait l’impression d’avoir été poignardée avec son propre couteau.
Que reprochait-elle à Kitchener ? Elle la trouvait grise, vilaine, vile, sans beauté naturelle ou architecturale, sans relief géographique ou culturel. Une ville landlocked : sans cours d’eau, « enclavée dans sa propre médiocrité ». Les autochtones étaient obsédés par la propreté – idée associée à l’Amérique par David Foster Wallace dans L’Infinie Comédie, où, justement, le Québec est proposé en contre-exemple –, manie qu’elle déchiffrait dans le slogan écrit sur les poubelles publiques : Let’s keep Kitchener clean as a kitchen. Dans cette ville antiseptique, les filles aspiraient à devenir cheerleaders et à se marier vierges, et le principal événement culturel était « un festival de saucisses, de bière et de Oom pah pah appelé Oktoberfest ». On dirait Milwaukee !
Et puis il y avait la mère, objet de rêve quand sa fille était petite – elle cousait des robes pour ses Barbie, aidait à réaliser les bricolages scolaires –, transformée en « sommet du conformisme » pendant son adolescence, portant un jugement sévère sur les velléités originales de Lori. Quand celle-ci aura un peu plus de vingt ans, elle apprendra, au détour d’une conversation ordinaire, que sa mère regrettait d’avoir eu des enfants.
Pas surprenant alors que le français soit devenu un lieu de refuge, « à la fois l’eau et l’air ». L’envie d’ingurgiter cette nouvelle nourriture maternelle accompagnait l’envie d’expulser l’ancienne. Il y avait trop de choses en anglais qu’elle n’arrivait pas à dire : body, woman, desire : « Le plaisir, le corps, les sens, pas seulement sur le plan sexuel, étaient tabous. » À l’université, elle fait la connaissance de Nicole, une Québécoise qui donne des cours de conversation ; elle s’étonne lorsque sa prof lui sert une petite salade en disant : « Régale-toi » : la notion de « se faire plaisir » ne faisait pas partie de son vocabulaire. Aujourd’hui, la narratrice voit bien que ces inhibitions étaient liées à sa classe sociale, mais à l’époque elle les mettait sur le compte de la langue anglaise.
Le récit de Lori Saint-Martin peut être difficilement compréhensible à une époque où c’est la langue nord-américaine qui représente un souffle de liberté pour le monde entier, où les parfums – symbole de sensualité – portent de plus en plus souvent des noms anglo-saxons pour faire rêver le consommateur : Miss Dior, Angel, Love, Alien… Hélas, Lori n’est plus là pour le voir, il ne reste qu’une poignée d’anti-anglophones, tel votre chroniqueur, pour reprendre le flambeau. Ai-je songé à signer cette chronique « Étienne de Samuel » ? Vu mon accent, qui y aurait cru ?
Lori Saint-Martin, repose en paix : ça fait du bien de découvrir une âme sœur !