Les mystères Leopardi

Depuis la publication, dans la collection GF Flammarion, de son harmonieuse et précise traduction des Chants, nul n’ignore que Michel Orcel est un des meilleurs spécialistes de Leopardi. Cependant, les dix études ici assemblées, publiées entre 1987 et 1999, dont certaines étaient devenues introuvables, échappent magistralement aux limitations de l’esprit de spécialité et libèrent Leopardi de son confinement dans la réputation de « grand poète romantique italien » (parfaitement méritée, il va sans dire) qui lui vaut des coups de chapeau respectueux moyennant lesquels on se dispense trop souvent de le lire. Ces études, devenues dix chapitres, n’ont pas été simplement alignées selon un ordre chronologique mais organisées pour une véritable approche du mystère ou plutôt des mystères de Leopardi.

Michel Orcel | Leopardi. Poésie, pensée, psyché. Arcaces Ambo, 248 p., 26 €

« La philosophie nuit à la poésie et la détruit, la poésie gâte la philosophie et lui porte préjudice. Entre les deux une barrière infranchissable, une hostilité jurée et mortelle, que l’on ne peut ni éliminer, ni réconcilier, ni dissimuler » écrivait Leopardi. On ne peut dire plus fermement la ligne de fracture qui traverse toute l’œuvre de Leopardi : ce qui est aimé est reconnu comme inconsistant, irréel, faux. Terrible est la lucidité de la raison, qui n’accorde à l’imagination, à la sensibilité, au sentiment, que le pouvoir de procurer des illusions, non de percevoir la réalité du monde : « Je me glaçai d’épouvante, sans parvenir à comprendre comment on peut tolérer la vie sans illusions ni affections vivantes ». Cette plainte pourra rappeler les premières lignes du fragment sur le temps écrit en 1926 par la toute jeune Simone Weil, encore strictement cartésienne et ne reculant pas devant les conséquences d’une philosophie qui ne connaît d’autre organe de connaissance que la raison : « L’existence doit être dépouillée de toute poésie. La tâche est sévère car il est dur de ne pas aimer ; mais elle est nécessaire pour qui veut avoir la force d’esprit ».

Chants / Canti Giacomo Leopardi Michel Orcel
Giacomo Leopardi (1798-1837) © CC0/WikiCommons

En somme, Leopardi, comme Simone Weil au premier temps de sa pensée, est un rationaliste malheureux, qui préfèrerait ne pas l’être, mais ne le peut aucunement. Mais ce que voyaient avec « épouvante », et sans ciller, Leopardi ou Simone Weil, n’est-ce pas ce que nous vivons tous, ou peu s’en faut ? Maintenant qu’est passé l’âge du rationalisme pétulant, qui ne regrette que le monde soit désenchanté ? Qui croit encore que nous ayons beaucoup gagné en dépeuplant l’univers des créations de l’imagination ? Mais qui affirmerait que l’imagination dit vrai et que la science ne s’en tient qu’à des vérités d’apparence ? On peut éprouver la nostalgie des belles erreurs du passé, mais on ne peut retrouver la naïveté de ceux qui y croyaient. Leopardi est notre contemporain. Un contemporain qui vit intensément et dit avec une impitoyable clarté ce que nous ressentons sourdement et osons à peine penser.

Il est cependant un court chef-d’œuvre qui semble échapper à la malédiction de la lucidité désolée : c’est ainsi que Michel Orcel interprète L’Infini, le douzième poème du recueil des Canti. Orcel a fait de son étude « Le son de l’infini », sous-titrée « Structure de L’Infini et théorie de la musique », le premier chapitre de son essai, car c’est bien par là qu’il faut commencer : s’il n’y a pas d’abord l’intuition de l’infini, il ne peut y avoir de retombement dans le fini, il ne peut y avoir ce « manque » que la poésie « a pour tâche d’évoquer et de combler dans un même mouvement ». Faute de place, on doit se contenter de citer la conclusion de cette analyse serrée d’un poème capital : « Si l’Infini est l’expression – et le souvenir – d’une perception originelle du Temps comme mode pur de l’être, c’est que cette perception est avant tout une épiphanie du son, une expérience sacrale et primitive de la musique “ primordiale ” – expérience musicale, donc, par laquelle la pensée s’annihile, livrant le sujet à l’abîme de la vie pure ». Après L’Infini, écrit probablement au printemps 1819, on ne retrouvera rien de comparable à ce poème qui, après une « ouverture occultément religieuse »[1], s’élève à un « finale […] où l’anéantissement de la pensée se manifeste dans la thématique mystique de l’immersion ».

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Ce moment fugitif où le poète touche à la félicité, à une bienheureuse fusion dans l’infini, est vigoureusement démenti par le pessimisme, irrécusable et total, qui reste le caractère le plus saillant de l’œuvre, avant et après cette « tentative de replacer le sujet poétique […] dans le champ originel de l’imaginaire, expérience dont le succès est attesté par le naufrage bienheureux de la pensée ». En effet : « À l’époque de l’Infini, Leopardi a déjà établi la fracture ontologique entre nature et raison, Antiquité et âge moderne, imagination des origines et sentiment de l’homme historique ». La méditation de la fracture qui sépare l’illusion aimable de la vérité insipide conduira progressivement Leopardi à « la radicalisation de son nihilisme », qui trouvera cette définitive expression : « Il semble absurde et pourtant il est rigoureusement vrai que, tout réel étant un néant, il n’est d’autre réalité ni substance au monde que les illusions ». Bien peu de temps après L’Infini, dans le poème À Angelo Mai, daté de 1820, on lira le définitif : « dans le dévoilement, seul s’accroît le néant ».

Pourquoi ce recul devant un consentement heureux au cosmos, assigné aux origines (celles de la vie personnelle – l’enfance – et celles de l’Histoire humaine), frôlé au moment de L’Infini, où se « cristallise à retardement une expérience antérieure » ? Ce n’est pas le moindre mystère de Leopardi (et de nos étranges contemporains dont nous ne voyons pas l’étrangeté car nous sommes des leurs). D’où vient que la négation de la vie a plus d’autorité que la subjectivité vécue (question qui était aussi celle que posait Michel Henry dans La barbarie) ?

Il serait trop simple de ne voir dans le nihilisme léopardien que le reflet d’une personnalité morbide. Il est tentant de lire dans son pessimisme l’effet d’une contradiction entre un tempérament infiniment artiste et sensible et une formation philosophique imprégnée de rationalisme (Orcel rappelle que Leopardi, comme beaucoup de ses contemporains, voit la philosophie à travers le prisme des Lumières, pensée alors assez neuve et dont le prestige était à peine entamée). Mais les explications par des influences philosophiques ne sont jamais entièrement convaincantes : si une philosophie a une influence, c’est qu’elle rencontre une aspiration. Quelle est cette aspiration ? Michel Orcel ne prétend pas apporter une réponse à ce mystère, mais il y conduit sûrement son lecteur attentif.

Chants / Canti Giacomo Leopardi Michel Orcel
Silence, Johann Heinrich Füssli (1799-1801) © CC0/WikiCommons

Le pessimisme de Leopardi vide le monde (« le néant des choses était pour moi la seule chose qui existait […] Je ne voyais qu’un désert autour de moi », lettre du 23 juin 1823) et pourtant Leopardi est poète. C’est un autre mystère, plus impénétrable : la récusation de la poésie du monde est elle-même poétique : « Lorsqu’elle se trouve dans les œuvres de génie, la connaissance de la fausseté et de la vanité irrémédiables de toute beauté, de toute grandeur, est elle-même une certaine beauté, une certaine grandeur qui comble l’âme ». « Le spectacle même du néant est une chose qui semble grandir l’âme du lecteur, l’élever et la satisfaire d’elle-même et de son désespoir. » Ici, le schopenhauerien Leopardi est aussi le précurseur du Nietzsche de Naissance de la tragédie. Voir et dire l’impossibilité de toute félicité serait l’ultime félicité ? L’abandon des illusions du lyrisme est elle-même lyrique. La poésie de Leopardi le prouve, son lecteur le ressent profondément. Mais comment l’interpréter ?  Une interprétation théologique vient naturellement à l’esprit (bien connue de l’Inde comme du soufisme, ou, sous une forme différente, de la Chine : le néant des réalités illusoires révèle le seul Réel et cette révélation rend aux réalités une existence rénovée, ainsi la plus sévère théologie apophatique s’achève dans la jubilation), mais le ferme athéisme de Leopardi nous l’interdit et Michel Orcel nous met en garde : « Le nihilisme de Leopardi n’est aucunement une via negativa par laquelle toucher à la vraie Substance, au Rocher divin ». Faut-il donc admettre que l’homme a une telle aspiration à son anéantissement qu’il éprouve à le contempler une véritable libération ? 

Cependant, Leopardi suit aussi une voie moins radicale pour sauver la poésie : cette fois en sauvant l’illusion. Si la fin de « l’illusion » est jouissance paradoxale, il faut cependant reconnaître que « l’illusion », pour être illusoire, n’en est pas moins aimable et plus encore nécessaire. Dans une perspective décidément très nietzschéenne, Leopardi exalte la fécondité des illusions cultivées par les anciennes civilisations épargnées par la lucidité desséchante de la raison moderne : « Dans le “système” léopardien, la raison, qui appartient à l’ordre du moderne, du “vrai” et donc du “laid” s’oppose radicalement à l’imagination qui relève de la “nature”, de l’antique, du beau ». Il suffirait d’entendre « imagination » au sens de l’« imaginal » de Corbin et des auteurs qu’il nous a fait connaître pour qu’il soit possible de croire aussi à la réalité du beau : « l’imagination » (donation de la forme au sans-forme) ainsi entendue n’est pas une illusion mais le dynamisme même de la Création et l’instrument de son déchiffrement (Michel Orcel a relevé la proximité et la distance en citant Corbin). Mais pour Leopardi, l’illusion heureuse, nécessaire à la vie, réhabilitée d’une certaine façon, n’est encore que duperie, produit trompeur du psychisme, et non chemin de gnose. 

Et pourtant, l’illusion psychique est productrice de réalité, de la réalité résistante et concrète que nous vivons : « Je considère les illusions comme une chose en quelque sorte réelle, étant donné qu’elles sont des composantes essentielles du système de la nature humaine […] Elles sont donc nécessaires et entrent substantiellement dans la composition et l’ordre des choses ». Cet « ordre des choses », cependant, n’est pas la réalité du monde – l’illusion reste illusoire – mais seulement le « système de la nature humaine » (ce qui n’est pas rien, car nous n’avons pas d’autre nature !). Michel Orcel, libre des limitations d’un esprit trop spécialisé, est aussi psychanalyste, et ne peut manquer de souligner que Leopardi est un précurseur de Freud lorsqu’il décèle combien la vie psychique produit effectivement notre réalité, lorsqu’il reconnaît « l’épaisseur sensible, la matérialité de la réalité psychique, et sa force motrice, son efficacité, tant dans la vie de l’individu que dans celle de la collectivité sociale ou politique ».

Ce compte rendu aura dû négliger bien des beautés de ce livre. Tout en étant très scrupuleusement attentif à la lettre de Leopardi, Orcel nous pousse certes à le lire ou le relire, mais il nous livre aussi un essai qu’on lira avec un très vif intérêt même si l’on ne recherche pas particulièrement à s’informer sur un moment de l’histoire littéraire : les statuts de la raison et de l’imagination, la réalité et l’illusion, la poésie en temps de désenchantement, l’espace propre à la  réalité psychique, ne sont pas des questions réservées aux passionnés de l’Italie romantique.


[1] Percevoir une dimension religieuse, fût-elle occulte, chez Leopardi ne va pas sans difficulté, au vu de l’athéisme affirmé du poète. Aussi dans une note de sa traduction des Chants, postérieure à cette étude, Michel Orcel récuse-t-il « toute interprétation de cette idylle en termes d’anéantissement religieux », tout en relevant « l’origine mystique » de l’image finale, « Et dans ces eaux il m’est doux de sombrer », apparente contradiction qui montre que la question est délicate : il n’y a certainement pas d’intention religieuse chez Leopardi, mais les intentions conscientes ne font pas le tout d’une pensée.