Pourquoi parler d’un livre qui ne sera pas grand public et qui est d’une érudition propre à ne solliciter que les impénitents adulateurs des choses napoléoniennes ? Eh bien d’abord parce que cette manie nous a tous saisis sous une forme ou une autre et que la figure de Duroc (1772-1813) dévoile ce qui n’est pas l’envers du décor, mais ce qui l’étaye. Le grand maréchal du palais de Napoléon a été l’œil de son maître, l’ordonnateur de l’intendance. Il rendit possibles les galopades d’un souverain qui pouvait nomadiser avec des fragments de cour ou son état-major entre quarante-sept châteaux à travers l’Europe entière.
Tout d’abord, ce travail est remarquable car il a fallu retrouver des missives adressées à tous les organismes de l’État et de l’armée, elles emplissent les sections propres à l’exécutif, mais sont également conservées dans les fonds et héritages des personnalités de la cour et des hauts fonctionnaires militaires ou pas ; elles ont nourri des fonds dispersés dans le monde entier, des fonds privés reversés à des institutions ou restés chez des héritiers. Cette quête sans fin dépasse largement ce qui provient des Archives nationales et des manuscrits du fonds français de la BnF. Le monde de Duroc devenu le duc de Frioul s’étendait de la gestion de la moindre fonction liée au service de la personne de Bonaparte jusqu’à la discussion de questions diplomatiques avec Talleyrand en poste. Les protocoles de cour définissent les logements à attribuer, les offices de bouche, mais aussi les messes, les audiences, les parades, les réceptions. La sécurité des palais, les portes en usage, les grilles et les escaliers à édifier ne sont pas moins définis que les obligations de Paisiello, chef de la musique (pour 1 000 francs par mois), de ses musiciens, des comédiens et comédiennes, dont la prime laisse parfois rêver.
Au jour le jour, le détail des permanents retours et emprunts au mobilier national se déroule sous l’œil des concierges choisis et responsables des biens attribués ; les frais de linge, de buanderie et des calculs précis d’entretien des livrées ne sont pas moins prévus que les chandelles, les flambeaux, et, pour Paris, les jours d’illuminations souhaitables. En temps de paix, il faut des bâtiments et des palefreniers, des écuries pour les dignitaires, pour l’armée et pour les hôtes étrangers. L’importance des sommes allouées à chaque fonction rappelle qu’il n’y a aucun obstacle financier dans une économie de guerre, soit de rapines à l’extérieur et d’autoritarisme à l’intérieur, d’autant qu’il faut conquérir des services, si ce n’est fidéliser les cœurs à l’extérieur comme à l’intérieur. Les frais de cour passent de 2 à 4 millions dès le Consulat. Duroc reçoit 20 000 francs par ans mais contrôle plus de 4 millions pour le sacre et presque autant pour le mariage autrichien. Pour ce faire, il exige les meilleurs fournisseurs, les plus diligents, les plus exacts, et qu’ils soient payés promptement. On note aussi le souci impérial de ne pas dépasser les sommes allouées. Daru (le protecteur de Stendhal) est ainsi appelé pour son efficacité, il est Intendant général de la Maison de l’Empereur jusqu’à son éviction, pour négligence ou désinvolture peut-on penser. Notons que le lecteur reste toujours éclairé avec efficacité par l’introduction et par les notes infra-paginales sur les protagonistes de ce jeu sans fin où chacun peut avancer ses interprétations.
À chaque page, on retrouve les bâtiments de la couronne, le garde-meuble et le mobilier impérial, on voit comment Duroc coordonne les métiers, les institutions et règle les devoirs de chacun car il ne fut point le valet de chambre devant lequel toute grandeur s’effondre mais un organisateur averti. L’architecte Fontaine œuvrait et découvrit avec étonnement la notion (anglaise, dit-il) de « budget », salua la mémoire de Duroc pour sa rectitude et son sens de la justice dans la gestion des hommes. Ce qui est permanent, c’est l’importance des sommes allouées, point d’obstacle financier, mais des pratiques contrôlées. Au début, Bonaparte suggère des économies de bon sens mais les besoins s’affirment, les remaniements architecturaux sont importants, et d’abord de nouveaux escaliers pour mettre les collaborateurs au plus près des cabinets des appartements privés. On passe du goût pour Saint-Cloud aux transformations de Fontainebleau avec de forts agrandissements pour recevoir le pape puis après avoir éloigné l’École militaire. C’est là que s’est largement déroulée la carrière de l’auteur, Jean-Pierre et Colombe Samoyault y ayant œuvré comme conservateurs en chef où ils créèrent le musée Napoléon 1er (de là, l’enfance de Tiphaine Samoyault en ces lieux qu’elle évoque dans La cour des adieux).
Le monde de riches et de luxe qui s’établit n’a pas cessé de monter en gamme, l’empereur étant précis sur les tableaux à substituer à de la tapisserie lyonnaise. À Turin, il veut des batailles aux côtés des Pestiférés de Jaffa, l’idée impériale exige des Charlemagne et des Charles VIII : il faut demander à Vivant Denon car Napoléon prétend pouvoir montrer et bénéficier des œuvres des pays conquis dont il a rempli les musées. On commande les glaces, les statues, les tableaux et les cadeaux pour les hôtes. Duroc est toujours là pour transmettre ou anticiper. Son titre de Grand Maréchal du palais ne correspond pas à une fonction d’Ancien Régime, son univers est mobile, à géographie et géométrie variable. Il a parcouru l’Europe en observateur sans fonction puis en diplomate sans cesser d’administrer. Il a franchi le Grand-Saint-Bernard dans la voiture du Premier consul parti pour reconquérir Gênes. Il a couru de Berlin à Saint-Pétersbourg puis Vienne et Moscou. Au besoin, à Austerlitz, il codirige la Garde, Oudinot, blessé, ne voulant pas lâcher son commandement, puis il fut de l’équipée espagnole. Avec le diplomate Caulaincourt, l’autre maréchal d’Empire non sorti des champs de bataille avec lequel il s’ouvre parfois et laconiquement de questions personnelles.
La vigilance impose qu’à la bonne date ou après un séjour impérial « tout doit être propre et bien rangé », sans jamais laisser transparaître ce qui s’approcherait du moindre secret d’État, alors qu’il lui incombe en outre de gérer une police de renseignement parallèle à celle de Fouché. En revanche, on apprend concrètement ce que suppose une cour de 2 800 personnes et plus de 300 personnes directement sous ses ordres ; il faut que les services suivent, l’empereur ne s’attardant pas aux Tuileries. Cela demande des canapés profonds où le souverain pouvait éventuellement dormir, et certains types de guéridons et des sortes de chaises longues mais il faut aussi veiller à la qualité du gazon (aux Tuileries, l’empereur y est sensible), réparer immédiatement les effets des tempêtes ou des dégradations malveillantes et un peu partout créer des jardins à la française et des parcs à l’anglaise.
Le nouveau monde du XIXe siècle émerge au jour le jour au fil des retours et emprunts au mobilier national. Les palais sont naturellement Versailles par héritage royal, Trianon que l’on modifie pour Madame Mère, les Tuileries, il y a aussi la Malmaison, plus intime mais l’empereur envisageait Laeken près de Bruxelles, il se souciait aussi du Palais Royal de Turin agrémenté de la résidence de Stupinis, quand il n’achetait pas Mallac près de Bayonne dont on trouve que les larges cheminées locales laissent passer le froid. En interaction permanente avec les artistes ou les agents payeurs chefs de service et l’empereur, Duroc rend possibles les protocoles à créer avec le service de cour et l’ameublement (pas trop d’acajou).
De vraies équipées accompagnent le « service égyptien » à Saint-Pétersbourg : 16 000 francs de frais pour le piqueur, 6 100 pour les fourgons suspendus où les pièces ont été emballées quitte à prélever sur la caisse des théâtres la ressource subreptice, la quasi-caisse noire déjà sollicitée pour le « service Olympique ». Il faut comprendre que l’on choie l’empereur Alexandre car le traité de Tilsit est à la clé, puis ce sera Erfurt qui se voulut de toutes les magnificences. Ce n’est jamais la salle du trône, salle d’apparat, qui doit être la plus somptueuse mais le cabinet du souverain, le lieu des décisions. Rien ne semblait aberrant, et, en donnant grandement, on établit la convenance du XIXe siècle, les pratiques somptuaires décroissant de la famille impériale et des souverains aux grands dignitaires, puis aux grands serviteurs de l’État et au personnel moindre qui fait déjà l’ambition du petit bourgeois.
Même en campagne, l’empereur doit être servi en souverain, et dormir si possible dans un décor familier, lit et ciel de lit recréant une disposition qu’il aime ; dans les lieux d’accueil éphémère, on vide tout par les fenêtres pour aller au plus vite. Il faut sortir l’argenterie, la remballer sans dommage avec une incroyable célérité, et fournir encore des relais, des chevaux et des batteries de casseroles en sus des célèbres tentes de campagne rouge et bleu. La discrétion de Duroc reste imperturbable, rien ne transparaît, au privé comme au plan politique. Il garde son jugement sous une impassibilité que certains lui reprochaient. Il se borne à se défaire de ceux qu’il juge peu efficaces mais on ne saura rien de plus. C’est à peine s’il laisse entendre par deux fois, en des formules laconiques, qu’en cas de défaillance c’est bien contre lui que Napoléon laisserait exploser son mécontentement. Bref, il fut le serviteur absolu de son maître jusqu’à sa mort près de Bautzen en 1813 où, traversé par un boulet de canon, il agonise durant trente heures dans des conditions épouvantables qui, de l’avis de tous, bouleversèrent jusqu’à Napoléon lui-même.
Ainsi voit-on un Napoléon silhouetté par son décor, tel que les pièces de théâtre dites « à redingote » le posaient dans la nostalgie des années 1820 de la Restauration, mais ici le concret du régime s’y révèle plus vrai que vrai car, si le diable est bien dans les détails, une traque sourcilleuse de documents en édifie le monument.