Paru en septembre, le livre d’Olivier Gloag, Oublier Camus, n’est pas passé inaperçu. Même si son auteur prend soin de préciser que ce n’est évidemment pas Albert Camus ni son œuvre qu’il faudrait « oublier », mais plutôt « Camus tel qu’on nous le présente », la virulence des critiques lui ont été adressées interpelle. Il faut bien qu’Oublier Camus ait touché juste pour susciter des réactions aussi vives, des mots aussi excessifs. Alors, qu’y a-t-il donc dans ce livre qui irrite, qui dérange ? Quel est le crime d’Olivier Gloag ? Pour le comprendre, En attendant Nadeau sollicite le point de vue d’Yves Ansel, qui a travaillé sur la postérité de l’écrivain dans Albert Camus totem et tabou (Presses universitaires de Rennes, 2012). Bien qu’il donne systématiquement tort à Camus, le livre d’Olivier Gloag s’affirme comme un jalon important dans la lecture de cette œuvre, comme de la France coloniale.
Oublier Camus a été décrit comme un brutal « essai de démolition » (Le Point) bien dans l’air du temps. Eugénie Bastié (Le Figaro) n’a pas hésité pas à écrire qu’Olivier Gloag « mêle procès d’intention, citations tronquées, malhonnêteté intellectuelle la plus crasse ». Professeur à l’université de Caroline du Nord, l’auteur est tout naturellement soupçonné de participer au « déboulonnage des statues » associé au « wokisme », à la « cancel culture »… une stigmatisation ambiante qui, dans nombre de comptes rendus, s’entend à discréditer ce livre en usant de qualificatifs injurieux, d’anathèmes dont la violence même est révélatrice. Le quatrième de couverture précise pourtant que l’auteur a publié un autre ouvrage sur Camus (Albert Camus. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2020). C’est signaler qu’Oublier Camus est le produit de recherches universitaires au long cours, ce dont témoignent au demeurant 348 notes attestant de multiples lectures, d’une réelle et riche information. Autrement dit, l’auteur n’est pas Michel Onfray : il connaît son sujet.
Outre le titre (une accroche bien faite pour attirer l’attention, pour faire parler – ce qui s’est produit), les pages ayant suscité le plus de réactions occupent somme toute assez peu de place (moins de quarante pages : l’introduction et les deux premiers chapitres). Ces pages ont mis le feu aux plumes parce qu’elles ont touché un point ultra-sensible, parce que, dans une France qui n’a « jamais fait son tournant anticolonialiste » selon l’historienne de la guerre d’Algérie Malika Rahal, Camus est une « icône utile », un auteur réputé avoir été un écrivain « anticolonialiste ». Textes et déclarations de Camus à l’appui, Olivier Gloag détruit sans peine cette idée fausse, et montre qu’« en réalité Camus n’était en rien anticolonialiste, mais le fin défenseur d’un compromis humaniste en défense de la présence française en Algérie ».
Si la presse française a pu voir dans cette mise au point une série de thèses iconoclastes et inédites, c’est dans la mesure où les travaux, les articles, les études qui, depuis quelques décennies déjà, ont remis en cause ce credo d’un Camus « anticolonialiste » n’ont guère réussi à se faire entendre – l’auteur du présent article étant aussi celui d’un livre portant sur ces questions (Albert Camus totem et tabou. Politique de la postérité, Presses universitaires de Rennes, 2012), livre passé inaperçu, partant inexistant. Dans cette perspective, le livre d’Olivier Gloag est le premier essai universitaire « anticamusien » à avoir les honneurs de la presse et des médias, et les nombreux échos (positifs ou négatifs) suscités par sa publication marquent donc une avancée importante : il sera malaisé d’oublier cet Oublier Camus ; plus difficile dorénavant de parler à tort et à travers d’un Camus « anticolonialiste » ; de ne pas voir que L’étranger tout entier repose sur « une exclusion, un rejet radical : le déni de l’Arabe en tant qu’être humain » ; ou de ne pas admettre que le procès conduisant à la tête tranchée de Meursault relève de la « mystification », est « invraisemblable », une pure fiction visant à accréditer l’idée d’une justice française équitable, puisque jamais on ne vit, dans l’Algérie coloniale, « une seule peine capitale appliquée à un Européen » pour le meurtre d’un Algérien (d’après Alain Ruscio, cité dans le livre). Même déni de la population arabe dans La peste qui se déroule à Oran, mais où « aucun Algérien n’apparaît ». Dans l’esprit de Camus, la peste à Oran est une allégorie de l’occupation allemande en France ; Olivier Gloag « propose une lecture différente : la peste ce n’est pas l’Allemagne ou les Allemands, c’est la résistance du peuple algérien à l’occupation française – phénomène intermittent mais inéluctable, qui s’assimile à une maladie mortelle du point de vue des colons ».
Les chapitres III (« Sartre et Camus, inséparables ») et IV (« L’anti-Sartre ») sont sans doute mal raccordés aux premiers : entre les thèmes abordés précédemment et l’examen des relations complexes, « interminables », entre Camus et Sartre, la couture est mal faite. Le lien est une même volonté de revenir, là aussi, sur l’opinion mainstream, laquelle blanchit rituellement Camus aux dépens d’un pauvre Sartre qui se serait toujours trompé, aurait erré en politique. Dans le discours « philosofficiel » (Jacques Bouveresse) tenu par des Bernard-Henri Lévy ou des Michel Onfray, en effet, « Camus est le Bien, Sartre le Mal. L’encensement de Camus a ce mérite qu’il leur donne la possibilité d’effacer Sartre et sa critique de l’impérialisme français et états-unien ». C’est précisément pour établir ou rétablir certaines vérités qu’Olivier Gloag revient longuement sur les affinités et différends entre les frères ennemis « Sartre-et-Camus ». Pour ce qui est de la Résistance, l’enquête conduit à rééquilibrer les mérites et limites des deux hommes. S’agissant du colonialisme et de l’indépendance de l’Algérie, là il n’y a pas photo : Sartre a raison quand Camus, trop impliqué dans le conflit pour être lucide (il ne faut pas désespérer Belcourt), a tort. Et Le premier homme, texte inachevé et publié à titre posthume, est « incontestablement, le roman d’un écrivain colonial ».
Le chapitre V (« Réceptions ») traite, toujours dans le même esprit, d’autres sujets, plutôt juxtaposés que liés entre eux : Camus, la guillotine et la peine de mort ; Camus et les femmes ; « Kamel Daoud dédouane Camus » ; « Camus et la répression à Madagascar ». De ces différentes analyses, on retiendra surtout celles qui rappellent que Camus n’a pas toujours été abolitionniste (à la Libération, il était « pour l’épuration », favorable à la peine de mort pour les collaborateurs). Quant à la misogynie de Camus, point n’était besoin d’en appeler à la correspondance de l’écrivain avec Maria Casarès pour découvrir ce que l’homme pensait du deuxième sexe, manifestement fort maltraité dans toute son œuvre (Meursault meurt victime, non du soleil, mais des femmes ; et dans La peste, où sont les femmes ?).
Dans le dessein de relire de près les textes, de revenir aux grands et « petits faits vrais » loués par Stendhal, et de mettre en examen les discours, idéologiquement et politiquement intéressés, qui dénaturent la vie et l’œuvre de Camus, Olivier Gloag tord fort le bâton dans l’autre sens, et manque assurément de nuances. À ceux qui se plaisent à dire et redire que Camus s’est montré extra-lucide, a toujours eu raison, etc., il répond par un essai qui épouse la même posture, en inversant la table de valeurs : le roi se retrouve nu, Camus se voit « noirci », accusé d’erreurs, d’aveuglements, de contradictions qui lui donnent trop systématiquement tort. Pour ne prendre qu’un exemple, s’il est vrai que Camus a varié sur la question de la peine de mort, nul ne saurait a priori l’en blâmer. « Il n’y a que les fols certains et résolus » (Montaigne), et tout homme a le droit de reconsidérer ses opinions, et d’en changer. Si l’on n’a voulu voir en Camus que le « prophète abolitionniste » (en oubliant délibérément les prises de position de l’homme qui, un temps, s’est montré favorable à la peine de mort), la faute n’en revient pas à l’auteur, otage de ce que la postérité fait de ses écrits, et Olivier Gloag sur ce point se trompe de cible. Juste. Reste que, aussi partial soit-il, le dossier est solide, et que pour réfuter Oublier Camus invectives et insultes ne sont ni nécessaires ni suffisantes. Pour contester les idées soutenues par Olivier Gloag, il conviendrait plutôt d’opposer des arguments, d’apporter d’autres éléments probants, et pour les ardents et impénitents défenseurs du Prix Nobel 1957 cette tâche-là s’avère fort délicate. Car si les faits sont têtus, les textes ne le sont pas moins, et ce que Camus a fait et écrit noir sur blanc n’est pas toujours de nature à valider – loin s’en faut – les récupérations, falsifications, mythifications et hyperboliques louanges liées à son nom.
Agrégé de lettres, Yves Ansel est l’auteur de Albert Camus totem et tabou. Politique de la postérité (Presses universitaires de Rennes, 2012).