Raoul Walsh, le patron

Raoul Walsh (1887-1980) incarne l’universalité du cinéma américain entre le temps du muet et l’âge d’or hollywoodien. À l’instar de King Vidor, John Ford et Henri King dont les carrières excèdent aussi le demi-siècle, ce capitaine au long cours des studios californiens laisse une œuvre saisissante qui répercute sans équivoque l’histoire violente des États-Unis. Raoul Walsh en jeux : dix-sept auteurs et autrices scrutent le corpus walshien.

Mathieu Macheret (dir.) | Raoul Walsh en jeux. Les éditions de l’œil, 333 p., 30 €

Selon Bertrand Tavernier dans 50 ans de cinéma américain (Nathan, 1991), Raoul Walsh est un cinéaste d’une « incroyable concision, d’un stupéfiant esprit de synthèse. On a l’impression que la caméra est placée [afin] que le trajet entre l’émotion recherchée et […] le spectateur soit le plus direct, le plus pur, le moins anecdotique ». Maître du traveling avant rapide en contre-plongée, multipliant les « plans admirables » liminaires ou conclusifs, lecteur de Stendhal aux dires de Gregory Peck, affectant en studio la posture provocante du forban, auteur du roman crépusculaire La colère des justes (Belfond, 1972), Walsh l’iconoclaste a œuvré avec les compagnies hollywoodiennes Mutual, Fox, Paramount et surtout Warner. Entre 1940 et 1950, il y réalise vingt-et-un films dramatiques.

Mathieu Macheret (direction), Raoul Walsh en jeux
Raoul Walsh (1918) © CC0/WikiCommons

Metteur en scène de cent-vingt-et-un longs métrages muets et parlants entre 1913 et 1964, acteur dans huit pellicules muettes dont l’épique The Birth of a Nation (1915) de D. W. Griffith pour qui il tourna au Mexique les scènes documentaires de The Life of General Villa (1914), scénariste et producteur respectivement de vingt-huit et dix œuvres, Walsh est un monument du cinéma, que portraiture avec brio Marilyn Ann Moss dans Raoul WalshThe True Adventures of Hollywwod’s Legendary Director (University Press of Kentucky, 2013).

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Immense productivité, imaginaire « tout feu, tout flamme », « vivacité narrative » : Walsh éprouve les normes et les codes esthétiques hollywoodiens.

Une monographie n’épuiserait ni la vie ni l’œuvre de Walsh dans son apport au cinéma moderne. Encore moins le talent mis à diriger trois générations d’acteurs à Hollywood, de John Barrymore et  Douglas Fairbanks jusqu’à James Cagney et Humphrey Bogart, en passant par Jane Russell ou la trop oubliée Ida Lupino, cinéaste surdouée de sept longs métrages, dont Outrage/Outrage (1950) sur le trauma du viol et le road movie précurseur, The Hitch-Hiker/Le Voyage de la Peur (1953). Immense productivité, imaginaire « tout feu, tout flamme », « vivacité narrative » : Walsh éprouve les normes et les codes esthétiques hollywoodiens. Après The Regeneration (1915), premier film de gangster de l’histoire, il tourne des westerns, des films historiques, sociaux, noirs, d’aventures, de guerre, voire d’ascension individuelle, comme Gentleman Jim (1942) avec Errol Flynn. On y voit le début de la boxe moderne en tant que sport de combat « honorable ». On y voit surtout que le ring est un plateau de cinéma quand la boxe génère l’image saccadée, énergique et tendue comme un uppercut.

Mathieu Macheret (direction), Raoul Walsh en jeux
Poster de The Regeneration, film dirigé par Raoul Walsh (1915) (détail) © CC0/WikiCommons

À l’aise dans tous les genres, Walsh signe des films différents comme le rocambolesque The Thief of Bagdad/Le voleur de Bagdad (1924), Blackbeard the Pirate/Barbe-Noire (1959), summum controversé de l’aventure boucanière au si cruel dénouement. Ou encore Bowery, mélodrame plébéien sur les bas-fonds new-yorkais, source du mémorable docufiction On the Bowery (1956) de Lionel Rogosin, créateur du « nouveau cinéma » américain de l’après-guerre, inspirateur de John Cassavetes.

The Roaring Twenties/Les fantastiques années 20 (1939), They Drive by Night/Une femme dangereuse (1940), High Sierra/La grande évasion (1941), White Heat/L’Enfer est à lui (1949), où l’on voit un insolite cheval de Troie, campent des criminels traqués, psychopathes comme Cody Jarret/Cagney (White Heat), entre solitude, tragédie urbaine et nouvelle « Frontier », ces chefs-d’œuvre réalistes et trépidants du film noir font écho aux westerns flamboyants de Walsh.

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Le livre invite à voir ou revoir son œuvre qui réverbère l’Amérique en une mystique de l’aventure individuelle ou collective toujours recommencée.

À travers le prisme de l’histoire américaine, avec des individus ordinaires ou chevaleresques, dans un style réaliste que teinte un romantisme éblouissant, cadré de plans serrés dans une photographie implacable, en hommage à la nature qui écrase les hommes, ses westerns parfois mélancoliques illustrent la religion du colt, la vengeance de l’enfance brisée, la brutalité sociale, l’héroïsme des pionniers, la sauvagerie civile et militaire de part et d’autre de la « Frontier » de l’Ouest. À revoir : The Big Trail/La piste des géants (1930, premier film tourné en 70 mm), Dark Command/L’escadron noir (1940), They Died with Their Boots on/La charge fantastique (1941), Pursued/ La vallée de la peur(1947), Colorado Territory/La fille du désert (1949, remake de High Sierra), Distant Drums/Les aventures du capitaine Wyatt (1951), Gun Fury/Bataille sans merci (1953), The Tall Men/Les implacables (1955), A Distant Trumpet/La charge de la huitième brigade(1964) dont la bataille marque l’histoire du cinéma d’action.

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Fondatrice aux États-Unis, initiatrice, rédemptrice ou absurde, la guerre focalise aussi la caméra-scalpel de Walsh. Avant Samuel Fuller (The Big Red One/Au-delà de la gloire, 1980) ou Terence Malik (The Thin Red Line/La ligne rouge, 1997), il reste le narrateur-naturaliste des cultures létales de la guerre, de sa chimérique cicatrisation morale, de sa logique implacable, de son probable retour.

Peut-on oublier l’enfer humain du combat armé en jungle d’Objective Burma/Aventure en Birmanie (1945) ? Autour de la Seconde Guerre mondiale ou de celle du Pacifique, entre héroïsme, carnage collectif et antinazisme, s’y ajoutent O.H.M.S. You’re in the Army Now/Au service de sa Majesté (1937), Desperate Journey/Mission à Berlin (1942), Background to Danger/Intrigues en Orient (1943, l’espion Joe Barton contre les nazis annonce James Bond !), Nothern Pursuit/Du sang sur la neige (1943), Uncertain Glory/Saboteur sans gloire (1944, sur le drame des otages de la Gestapo), Fighter Squadron/Les géants du ciel (1948)ou encore le « philosophique » The Naked and the Death/Les nus et les morts (1958), tiré du bestseller autobiographique de Norman Mailer.

Mathieu Macheret (direction), Raoul Walsh en jeux
Au centre, Raoul Walsh. À gauche, le scénariste Laurence Stallings, amputé d’une jambe suite à la Première Guerre mondiale. © CC0/WikiCommons

Dépourvus d’index filmographique, entre histoire culturelle et esthétique, les dix-sept chapitres thématiques et chronologiques de ce livre évoquent notamment la « Fabrique de l’aventure », le « Sexe au milieu du carnage » ou le « Noir cinéma ». Outre les seconds rôles exaltés par Walsh, ses films s’incarnent en ses actrices et acteurs fétiches mis en filigrane de l’ouvrage, dont la poignante Ida Lupino, l’agité James Cagney (« 165 centimètres de trop-plein »), le sarcastique Humphrey Bogart, Errol Flynn le dandy (« Errol frime » !), le laconique Gary Cooper, le séducteur Cary Grant, le sex-symbol Rock Hudson, l’élégant Clark Gable ou la « pin-up provocante » Jeanne Russell. Si quinze affiches de films bouclent ce travail collectif, manque la filmographie raisonnée du cinéaste, qu’on retrouvera, avec photos et extraits filmiques, sur le site Turner Classic Movie (« Raoul Walsh »).

330 pages sur l’imaginaire et le style de Walsh : cette « visite » filmographique invite à voir ou revoir son œuvre qui réverbère l’Amérique en une mystique de l’aventure individuelle ou collective toujours recommencée. À juste titre, Bertrand Tavernier soulignait l’« ampleur et la variété [du] génie » de ce grand humaniste que fut Raoul Walsh.