La lecture d’un titre, surtout s’il s’agit d’une traduction, peut parfois s’avérer trompeuse. À première vue, certains diront peut-être que Le vivant et la révolution, du politologue Bram Büscher et de l’anthropologue Robert Fletcher, ne répond pas tout à fait à l’appel glissé dans l’intitulé.
Celui-ci situe a priori son propos quelque part entre les développements écomarxistes de Paul Guillibert (Le communisme du vivant) et la philosophie de terrain de Baptiste Morizot (Manières d’être vivant). On songe aussi à l’exploration menée par l’agronome Léna Balaud et le philosophe Antoine Chopot au cœur des alliances entre humains et non-humains dans Nous ne sommes pas seuls (Seuil, 2021). C’est d’ailleurs ce dernier qui propose la traduction française du Vivant et la révolution, dont on se dit qu’elle nous donnera accès à une nouvelle pierre permettant de doucement composer cet édifice théorique si nécessaire qui se dessine dans la rencontre entre une critique radicale du capitalisme et les élaborations récentes sur nos relations aux animaux et aux milieux que nous partageons avec eux.
Mais c’est cette première lecture qui serait erronée. Car le titre ne nous trompe en rien. Au contraire, s’il s’écarte de l’intitulé initial, il nous renseigne sur le dessein général qu’entend servir le livre. Il s’intéresse certes avant tout à la conservation de la nature – The Conservation Revolution est le titre original (Verso, 2020) – mais en s’efforçant toujours de réinsérer ce vaste domaine dans une histoire complexe, pétrie d’injustices et de violence, ainsi que dans un contexte marqué par un système économique unique et ravageur. Surtout, les deux auteurs ne se contentent pas de présenter un état des lieux de leur champ de recherche, en vue de mieux cartographier les débats qui y font rage depuis des décennies ; ce qu’ils cherchent, c’est à transformer d’un même élan la conservation de la nature et le monde dans lequel elle est mise en œuvre.
S’il s’agit donc bien de procéder à une véritable révolution au sein du champ de la conservation – changer les grilles d’analyse obsolètes et les pratiques existantes, considérer le lourd passé colonial et impérial dont hérite ce domaine –, les auteurs le rappellent à chaque page : cette révolution ne se fera pas sans une rupture d’ensemble avec les structures politiques et économiques qui sont à l’origine de la catastrophe climatique et environnementale en cours. Antoine Chopot et Baptiste Morizot ne s’y trompent pas dans leur préface : oui, il importe de « politiser la conservation de la nature », car la biologie de la conservation, la science dédiée à la protection du monde vivant, « est toujours solidaire d’une économie politique » qu’il convient de comprendre et, le cas échéant, de transformer de fond en comble.
Commençons par la compréhension. Les auteurs dressent le portrait de la conservation par le biais des deux courants alternatifs les plus influents, aux positions contraires mais pareillement radicales. Si la conservation dominante est à la fois dualiste – elle sépare strictement les entités humaines et non humaines dans sa mise en œuvre, privilégiant la défense des secondes au risque de politiques d’exclusion – et capitaliste, la « nouvelle conservation » et le « néoprotectionnisme » critiquent chacun l’un ou l’autre de ces aspects.
Les tenants de la nouvelle conservation ont pris acte de l’entremêlement constant des productions humaines avec l’existence des autres êtres vivants, du caractère fondamentalement instable des milieux dans lesquels tout ce qui vit évolue. Puisque l’hybridité règne partout, que la nature intouchée n’existe pas, comment peut-on encore la protéger avec nos parcs, nos réserves, nos corridors écologiques ? Il faut agir, les moyens sont nombreux, et tant pis s’ils se nomment crédits carbone ou compensation écologique, peu importe s’ils usent des mêmes mécanismes qui ont dégradé ce qu’on essaye de sauver. C’est la pente actuelle, tant « ce lien entre conservation et capitalisme se banalise et se systématise ».
Les néoprotectionnistes, eux, constatent enfin que nos modes de vie ne sont pas compatibles avec la sauvegarde de la faune sauvage, que nos productions s’appuient sur l’extraction toujours plus folle de ressources qui détruisent des zones jusqu’alors préservées – en somme, et comme le résument bien les auteurs, que l’expansion continue du capital ne peut trouver d’autre issue qu’un épuisement généralisé de la planète. Il est donc urgent de poser des limites et d’établir des règles qui mettent hors de portée de l’économie de marché et de toute exploitation, commerciale ou vivrière, des espaces qu’on souhaite protéger. En un sens, il faudrait réaffirmer la séparation entre les sociétés humaines et ce qui leur échappe.
Poursuivons avec la transformation. La nouvelle conservation et le néoprotectionnisme ne sauraient offrir de solution satisfaisante et viable sur le long terme. Bram Büscher et Robert Fletcher l’expliquent brillamment en s’appuyant aussi bien sur les apports de la political ecology, qui s’attache à décrire les formes de pouvoir et d’oppression qui opèrent lorsque des groupes sociaux composent avec leur environnement, que sur les milliers de pages détaillant les contradictions de l’économie politique capitaliste. Les dernières évolutions conceptuelles suscitées par la relecture écologique des principaux apports du marxisme, que la traduction récente d’Avis de tempête d’Andras Malm vient heureusement compléter, sont abondamment citées. Mais alors, une question persiste, toujours la même : qu’avons-nous comme alternatives ? En deux mots : que faire ?
À cela, les deux auteurs répondent par un autre terme, une troisième voie : la « conservation conviviale », informée par leur critique implacable de l’existant et inspirée par l’existence d’un « océan d’alternatives » ainsi que par la lecture du prêtre et philosophe Ivan Illich, figure de l’écologie politique du siècle dernier. Dans un entretien publié sur le site de la revue Terrestres et reproduit en fin d’ouvrage, Bram Büscher et Robert Fletcher s’expliquent succinctement sur la nature de leur proposition : « La conservation conviviale repose sur une politique de l’équité, du changement structurel et de la justice environnementale. Elle cible directement les intérêts capitalistes extrêmes des élites mondiales et transcende définitivement la foi technocratique qui inspire de nombreux « pragmatiques » contemporains. » Quelques principes viennent soutenir et éclairer cette intention : passer « de la protection forteresse à la promotion de la nature », « de la sauvegarde de la nature à la célébration de la nature humaine et non humaine », « du voyeurisme touristique à la fréquentation engagée » et, enfin, « de l’environnementalisme spectaculaire à l’écologie du quotidien ».
Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, les auteurs entendent s’appuyer sur des initiatives existantes, portées par certains programmes de conservation communautaire réellement redistributifs et, surtout, sur les élaborations de populations autochtones vivant dans des zones particulièrement riches en biodiversité et souvent menacées par des projets extractivistes. Et s’il s’agit de construire une conservation radicale à partir de formes déjà existantes, il convient également de mettre à contribution les acteurs responsables de la dégradation du monde pour réparer les injustices produites par leurs actions. Les auteurs imaginent ainsi la création d’un « revenu d’existence pour la conservation », alloué aux habitants des espaces actuellement protégés ou qui devraient l’être à l’avenir, pour leur permettre de vivre sans dépendre d’un environnement fragile et fragilisé – il va sans dire que le financement d’un tel revenu serait assuré par une taxe appliquée aux plus riches individus des États concernés, voire de la planète, acteurs majeurs du « capitalocène » dans lequel nous évoluons.
On imagine déjà les sarcasmes : doux rêveurs pour les plus pondérés, ayatollahs de l’environnement ou khmers verts pour les plus idiots, toujours en peine d’inspiration dans leurs élaborations rhétoriques. Outre leurs développements étayés et précis en faveur d’une émancipation pleine et entière comprenant tout ce qui vit avec nous et hors de nous, Bram Büscher et Robert Fletcher viennent parer aux éventuelles critiques sur leur terrain de prédilection. « Nous sommes convaincus que l’alternative de la conservation conviviale est l’option la plus optimiste, la plus équitable et, surtout, la plus réaliste pour l’avenir de la conservation. » Assumant que « l’ère de la politique du compromis et de la modération, dans le domaine écologique et plus généralement, est terminée », la seule option possible réside dans une alternative radicale, démocratique, fondée sur une décroissance planifiée et concertée. Parmi les « utopies réelles » avancées par le sociologue états-unien Erik Olin Wright dans un livre éponyme, on pourra donc désormais compter, en ce qui concerne la conservation de la nature, sur celles proposées dans Le vivant et la révolution. À charge pour nous, désormais, de participer à leur mise en œuvre.