Pour une histoire de la littérature lesbienne

La parution d’une édition augmentée de Ravages de Violette Leduc (c’est-à-dire augmentée des textes dont les éditeurs de 1955 n’avaient pas voulu) en renouvelle la lecture et en accentue la thématique et la politique lesbiennes. Mais l’événement que constitue cette parution fonctionne en réseau. En choisissant d’imprimer les passages restitués à l’encre violette, les éditeurs et éditrices contemporaines rendent hommage à un ouvrage collectif paru l’an dernier, Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours. Enfin, cette parution coïncide avec la réouverture de la librairie parisienne Violette and co.

Violette Leduc | Ravages. Gallimard, 444 p., 23 €
Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier et Alexandre Antolin | Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours. Le Cavalier Bleu, 292 p., 21 €
Violette Leduc Ravages
Violette Leduc © Jacques Robert

Alexandre Antonin (auteur d’une thèse sur la censure éditoriale de Ravages), Mireille Brioude et Anaïs Frantz ont choisi, avec la direction de Margot Gallimard, de sur-visibiliser ce qui avait été rendu invisible par leurs prédécesseurs. Le Ravages de 2023 est donc bicolore : en noir se trouvent les passages retenus par le Ravages de 1955 et en violet les passages restitués. Ce que cela donne ? Un roman beaucoup moins classique : plus lesbien, exploratoire, affamé. Le Ravages de 1955 avait une unité d’intrigue, centrée sur la relation socialement hétérosexuelle, amoureuse puis maritale, de la narratrice avec Marc et sur l’avortement atroce qui s’ensuit. Certes, le personnage de Marc est remarquable. Vulnérable, un peu efféminé, fraternellement inadapté, il appelle tranquillement la narratrice « bonhomme » et lui fait ainsi comprendre qu’il la devine, la respecte et l’aime tout à la fois. Il fait déferler dans sa vie tout un monde de mansardes, de rues, de systèmes en bouts de ficelles, de curiosité liée à l’homosexualité masculine. Mais le roman regagne en énergie romanesque et critique à ne pas être centré sur un seul personnage et à faire cycle.

Le nouveau Ravages ne débute plus avec la rencontre de Marc, personnage masculin, mais avec les amours, à l’internat, de la narratrice et d’Isabelle. La description des plus minimes gestes (souvent très crus) se prolonge chaque fois en une métaphore qui dit la sensation, et, depuis la sensation, retrouve et nomme le monde : les roses, la pluie, le ciel, le vent, le souvenir d’enfance. L’obscène lesbien n’est pas le lieu d’une réification du monde, mais celui de sa révélation, de l’égrenage de son alphabet. On n’est pas dupe, parfois, d’un jeu avec le voyeurisme possible de la lectrice ou du lecteur – en particulier lorsque les jeunes filles quittent l’internat pour louer une chambre au bordel. Violette Leduc n’a rien d’une idéaliste : elle teste et explore des ambivalences, elle cherche sans naïveté, mais sans nihilisme non plus, des accès au monde. Elle parviendra , dix ans après la parution du Ravages de 1955, à faire publier, au prix de nouvelles coupes, cette première partie à part – c’est le fameux Thérèse et Isabelle, paru en 1966, au prix de nouvelles censures qui ne seront levées que dans l’édition de 2000.

Le nouveau Ravages restitue également l’essentiel des relations socialement étouffées  de la narratrice et de Cécile – que la narratrice trompe avec Marc avant de l’épouser. Ces pages étaient restées dans les archives. Cécile y apprend, presque méthodiquement, à désaimer la narratrice qui ne s’intègre pas à son univers. Le Ravages restitué travaille les différences d’espace et de poétique et de sexualité, avec l’appétit de monde d’une encyclopédiste. À la relation avec Marc, l’espace de la rue, des cafés, des expédients ; à la relation avec Isabelle, l’espace de l’enfermement dans l’internat, de l’accès au monde par le bonheur des sensations et des métaphores ; à la relation avec Cécile, l’espace d’une vie quasi conjugale routinière, et tout à fait hétéronormée (n’était le genre des deux femmes) mais sans amour et perçue comme mortifère. C’est un Ravages beaucoup plus lesbien, social et politique, beaucoup plus critique envers ce qu’on appellerait aujourd’hui l’hétéronormativité. Devoir y renoncer plongea l’autrice dans une crise durable et traversée de paranoïa. Restituer, autant que possible et sur la base de différents carnets – nous renvoyons ici à la préface de l’ouvrage –, l’ensemble du roman, c’est donc rendre justice à Violette Leduc, bien sûr. Mais c’est aussi retrouver un possible du passé, participer à un mouvement de relecture pour accompagner, au moins en partie, notre présent.

"Ravages", Violette Leduc © Gallimard

De fait, si cette nouvelle édition retient tant l’attention, c’est aussi qu’elle s’inscrit dans un mouvement plus vaste et contemporain de visibilisation de la littérature lesbienne, et de réhabilitation d’œuvres méconnues. Le violet, couleur aimée de Sappho, fait écho à la couverture du livre, violette et un peu verte ; celle-ci rappelle à son tour la couverture de Straight Mind (1992) de Monique Wittig (Amsterdam, 2018), ou celle du Cher connard de Virginie Despentes l’an dernier, ou encore celle de Jeunes filles en uniforme, de Christa Winsloe, dont les éditions ErosOnyx ont proposé (l’an dernier encore) une nouvelle traduction accompagnée du magnifique film de 1931.  La pièce de Winsloe analysait les sentiments d’adolescentes désireuses de vivre et effrayées par le rôle dévolu aux femmes – devenir femmes et mères de soldats – qu’on essaie de leur faire endosser. Enfin, le violet évoque aussi la façade de la librairie Violette and Co, seule librairie lesbienne de Paris, fondée en 2006, fermée depuis deux ans, reprise et rouverte en octobre dernier par deux jeunes femmes alors qu’on la croyait perdue. Hasard d’un automne deux fois Violette Leduc, en hommage à celle qui aimait tant le vent et les bourrasques ? Oui, mais hasard objectif, alors, de ceux que provoque le désir lorsqu’on le suit sans savoir où il mènera.

Enfin, l’encre violette fait évidemment référence au livre Écrire à l’encre violette, paru l’an dernier sous les plumes d’un collectif de jeunes chercheuses et chercheurs, emmenés là par Aurore Turbiau, avec de magnifiques préfaces et postfaces de Suzette Robichon (fondatrice avec Michèle Causse de la revue Vlasta, revue des fictions et utopies amazoniennes), Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici. Les éditions Le Cavalier Bleu l’avaient contactée pour l’inviter à écrire un livre sur les littératures lesbiennes, à la suite de son article « Ce que les lesbiennes font à la littérature ». Elle y rappelait que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la figure de la lesbienne est perçue comme trop disruptive au sein du milieu homosocial et masculin de la littérature et des représentations littéraires pour donner lieu à autre chose que fantasmes ou caricatures. Aurore Turbiau proposa de répondre collectivement à l’invitation. Le volume, dont on peut remarquer les pages consacrées à Monique Wittig, permet également de faire connaitre tout un corpus d’autrices et de revues méconnues : à ce titre, il constitue déjà un outil de travail important pour les recherches en genre et littérature. En une seule année, un tel remous d’événements, de publications et republications revendiquant dans le champ littéraire l’adjectif « lesbienne » mérite un peu de considération.

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D’abord, un simple constat : l’évolution des mœurs – PACS, mariage pour tous, PMA – a rendu possible ce qui ne l’était pas en 1955, ni même en 2000 ; à titre d’exemple, la nouvelle librairie Violette and Co dispose d’un coin enfant et d’un vrai rayon jeunesse, tout ce qu’il y a de plus « safe and cosy ». Mais cette évolution elle-même n’aurait pas eu lieu sans l’existence préalable d’un minimum de visibilité culturelle lesbienne et militante.  Aujourd’hui, Ravages est, dans sa version restituée, fêté : en témoigne également la soirée à la Maison de la poésie, où Laura Vasquez et Mathilde Forget (autrice d’une des deux préfaces de l’ouvrage) ont prêté leur voix à cette visibilité. Mais cette fête n’aurait pas existé sans le travail de l’ombre, patient et obstiné, de chercheuses et lectrices – notamment Catherine Florian, l’une des fondatrices de la librairie princeps Violette and Co, qui anima régulièrement des ateliers de lecture autour de Violette Leduc et continue cet hiver dans la nouvelle librairie. Aussi, la génération qui promeut l’histoire littéraire lesbienne se pense en héritière, mais en héritière vigilante ; elle a conscience que les acquis sociaux sont, dans le contexte européen et mondial, récents et réversibles, à la fois récents et fragiles, qu’il y faut du « nous » et de la culture pour les rendre durables.

Cela entraîne, sur le plan de la vie littéraire, un double mouvement de reconnaissance, toujours vive. Le premier va du présent vers le passé, parfois très récent : saluons, outre les volumes cités, le travail de relecture et d’alliances avec leurs prédécesseuses féministes universitaires, militantes ou éditrices d’un groupe comme Les Jaseuses (auquel ont participé certains membres de l’équipe d’Écrire à l’encre violette). Très actives dans les événements liés au vingtième anniversaire de la mort de Monique Wittig (2003), elles ont également mené un travail très intéressant avec Xavière Gauthier (consultable sur leur blog). Dans cet entretien, un passage de Rose saignée, lu comme proto-queer et trans, montre que l’on peut se reconnaitre et reconnaitre sa propre histoire intime dans telle œuvre qui nous précède. Alors le mouvement de reconnaissance s’inverse et va du passé vers le présent ; c’est comme si émanait du passé, telle la lueur d’un trésor, une force de reconnaissance et d’approbation, et qu’on avait failli ne pas la lire. Alors, également, c’est comme si faire l’histoire de la littérature lesbienne permettait à chacune et chacun de toucher à son histoire intime avec le mot « lesbienne », mot nécessairement collectif, susceptible de nommer, bien sûr, mais tout autant de « jouer », comme tout mot, et d’ouvrir à des questionnements. Lorsqu’un texte du passé devient une force capable de reconnaitre, d’encourager, mais aussi d’interroger et de faire travailler le présent, il déborde les époques et devient une origine : qu’il y entre, de la part de la lectrice, parfois un peu d’élection, d’imaginaire ou d’amour n’ôte rien à son efficacité, au contraire.

Un tel rapport à la littérature suppose également une pensée du temps littéraire, du rapport entre les marges et le centre. Réhabiliter les marges littéraires, être, à une époque donnée, de plus en plus nombreux ou nombreuses à reconnaitre sa propre histoire dans une œuvre laissée pour compte, cela invite à penser la littérature non comme une suite de canons écrits par de grands et fraternels génies, mais comme un ensemble en mouvement, susceptible de nous toucher, comme par surprise, là où l’intime et le collectif en nous se rejoignent, là où nous ne nous savions pas si collectifs. La littérature et sa capacité à persévérer dans des marges est créditée d’un pouvoir : rendre mémorables des visions dont une société ne veut rien savoir, et les transmettre, pour lecture, à d’autres générations qui sauront mieux les lire – mais seront peut-être indifférentes à d’autres textes.

Ce qui rend la mémoire littéraire lesbienne particulièrement émouvante, c’est qu’elle est fragile. D’une part, si l’on excepte la lointaine Sappho, le corpus des œuvres qu’on pourrait qualifier de lesbiennes est, dans ce qui est passé à la postérité des bibliothèques, très récent. Il est pour l’instant difficile de parler d’une littérature lesbienne au XVIIIe siècle, par exemple, même si notre connaissance des siècles antérieurs peut évoluer. D’autre part, comme le dit magnifiquement la préface d’Écrire à l’encre violette, elle ne s’institutionnalisera vraisemblablement pas. Parfois visible et même fêtée au moins ponctuellement lorsque le contexte social s’y prête (mais à condition, encore, d’y mettre de temps à autre du violet), parfois retombant dans l’oubli, il y a peu de chances, hormis quelques grands noms, qu’elle gagne valeur nationale et serve, par exemple à travers les programmes scolaires, à la formation des citoyens de demain. Alors ce qui est parfois vanté comme la republication d’un « classique de la littérature lesbienne » (comme on peut le lire sur le quatrième de couverture de la récente édition des Jeunes filles en uniforme), est en fait, pour la majorité des lecteurs et lectrices, lesbiennes ou non, l’occasion d’une découverte. C’est une histoire dont l’écriture est faite de mains tendues, de reprises, mais aussi d’efforts et d’engagements personnels qui débordent ce que l’institution peut promouvoir.

Violette Leduc Ravages
« Temple de l’amitié », au 20 rue Jacob, dans le VIe arrondissement de Paris, résidence de Natalie Clifford Barney, figure du « lesbisme privé fin de siècle » © CC0/WikiCommons

Que cette histoire, où la reconnaissance a un si grand rôle, rencontre aussi des difficultés internes, qui s’en étonnera ? La reparution en septembre dernier de Paris la politique de Monique Wittig (en format poche aux éditions P.O.L) – dont la couverture noire et rouge nous remplit aussi de joie – nous le rappelle : toucher aux liens du collectif et de l’intime ne va pas sans déclencher des souffrances, des colères, des scènes parfois. Or il arrive à certaines autrices lesbiennes d’avoir des pages désastreuses. L’équipe d’Écrire à l’encre violette le précise : certaines ont pu avoir des positions racistes, antisémites ou colonialistes. Différemment, dans le nouveau Ravages une note de bas de page prend ses distances avec la relation d’un souvenir d’enfance de la narratrice – âgée de huit ans, celle-ci découvre et touche l’anatomie d’un bébé qu’on lui a confié. On peut au contraire trouver cet épisode, dans sa vérité dérangeante, très riche et se dire qu’il fallait bien une Violette Leduc pour transmettre ici un peu de sexualité infantile. Que faire, en tout cas, des moments où, pour une raison ou une autre, l’origine excède le rôle d’encouragement qu’on lui a reconnu, échappe ou s’avère embarrassante ? Faut-il distinguer le bon grain de l’ivraie ? Faut-il pratiquer des occultations qu’on qualifiera de stratégiques ?

On voit souvent l’histoire littéraire occulter les versants problématiques de tel auteur aimé, surtout s’il fait partie du canon national : c’est comme si l’on craignait que le commun, déjà fragile, n’aille se défaire. Il n’y a certes pas lieu que l’histoire de la littérature lesbienne soit plus exemplaire qu’une autre, elle qui est déjà si mineure. Mais parce que c’est une littérature qu’on aime plus que les autres, parce qu’on la trouve plus nécessaire qu’une autre, on lui souhaite de se tenir toujours du côté de l’existant et de savoir mieux qu’une autre tolérer et travailler avec l’incomplétude de ses modèles.