Deux « inédits » en français d’Italo Calvino, à l’occasion du centenaire de sa naissance, commémoration marquée par l’intense implication de Martin Rueff qui préface remarquablement ces deux œuvres et les traduit, avec l’aide de Paolo Grossi pour le roman Les jeunes du Pô, tout comme il avait préfacé, traduit, aux côtés de Christophe Mileschi, une grande partie de la Correspondance de ce même Calvino, récemment publiée par Gallimard, et avait assuré enfin la direction d’un Cahier de l’Herne, à paraître, sur cet auteur qu’il considère comme une figure majeure de la littérature mondiale de la seconde moitié du XXe siècle.
Ces deux préfaces sont en effet remarquables car elles se concentrent chaque fois sur un point essentiel, sur le point essentiel. Paradoxal pour Les jeunes du Pô, puisque la présentation problématise d’abord un constat de refus, la volonté de Calvino lui-même de renier ce roman ! Martin Rueff le précise : Calvino, sa vie durant, s’opposa à la publication de ce texte, profondément historicisé, dans le temps (l’après-Seconde Guerre), dans l’espace, celui du fleuve qui traverse Turin. Un « roman » qui, dans le silence de sa non-publication (si ce n’est en revue – Officina, 1957 – et à cause de l’extrême insistance de Pier Paolo Pasolini), donne à entendre un moment de césure existentielle : sa rédaction (entre janvier 1950 et juillet 1951) fut exactement contemporaine de la douleur extrême ressentie à la suite du suicide (août 1950) de Cesare Pavese. Et il est possible de penser que, pour Calvino, se détourner de ce livre était une manière de dire paradoxalement sa fidélité à Pavese : en faisant siens les constats de celui-ci quant à la singularité de son « style ».
En se conformant, de fait, aux propos du même Pavese qui, au sujet du Sentier des nids d’araignées, avait loué l’apparition d’une forme romanesque nouvelle, au plus loin de sa propre poétique. « À vingt-trois ans Calvino sait déjà que pour raconter, il n’est pas nécessaire de « créer des personnages », mais qu’il faut savoir transformer des faits en mots… » (citation de Pavese rapportée dans la préface) ! Et voici ce que dit Calvino au sujet des Jeunes du Pô. Il revendique, politiquement, la thématique centrale de l’ouvrage – la description de la condition ouvrière à Turin dans le monde de FIAT et les manifestations des luttes idéologiques qui se développent dans le nord industriel – mais ajoute : « C’est un essai sur une problématique que je reconnais comme mienne, mais qui se trouve exprimée dans des formules narratives qui ne sont pas les miennes, et au sein desquelles je me meus avec difficulté. » Ce livre qu’il qualifie encore de « gris » n’aurait sans doute guère en effet entraîné l’adhésion de Pavese. Après la disparition tragique de celui-ci, Calvino dit avoir donné à lire le manuscrit à son entourage qui, unanimement, en qualifia la lecture de « barbante ». Au contraire, note-t-il, non sans un apparent mécontentement : « un petit récit que j’ai écrit, en quelques semaines pour m’amuser, l’histoire d’un vicomte qui est pourfendu par un boulet de canon turc, ça, ça plaît à tout le monde […] Mais moi, j’en ai marre d’écrire des petites fables ».
Peut-être est-on en doit d’avancer que la poétique de Calvino va, dans une large mesure – et malgré lui ? –, s’élaborer comme le développement multiforme de la transformation des faits en mots, de la réalité du monde hic et nunc en une invention poétique qui dit, dans sa liberté même, la certitude de l’infini pouvoir de métamorphose du récit comme expression d’un engagement, celui d’une vie, celui d’un « défi aux labyrinthes ». Ce qu’invente en effet Le vicomte pourfendu, que développeront Le baron perché, Le chevalier inexistant (plus tard, les Cosmicomics, Le château des destins croisés), c’est d’abord l’élaboration d’univers de mots d’où toute approche psychologique du personnage est bannie au profit de figurations fictionnelles, d’images sorties de l’univers enchanté de la fable, de la mémoire du monde, des « livres des autres » et dont la charge poétique « icastica » (visuelle) détermine (« mécaniquement », précisera Roland Barthes au sujet de la trilogie de « Nos ancêtres ») tout le développement dynamique de l’intrigue.
Alors, « barbant » à lire aujourd’hui, Les jeunes du Pô ? Plutôt l’image d’une conception de la littérature appartenant à une époque enfuie : celle d’un engagement littéraire soutenu par une volonté de dire comme « présence active dans l’Histoire ». Et cet engagement dit, significativement, la contradiction insurmontable entre individu et collectivité : Nino, jeune ligure rural, est venu travailler « en usine » à Turin. Il va prendre part, en se formant une conscience politique de communiste, aux combats idéologiques des ouvriers de la métropole du Nord mais, simultanément, va tomber amoureux de Giovanna, jeune fille appartenant à un monde irréductiblement autre : celui de la bourgeoisie turinoise. Cette double postulation existentielle est formulée par Nino devant ses camarades comme une revendication : « Si quelqu’un se développe politiquement, il a besoin de se développer en tout : dans ses rapports avec la nature, avec les autres, avec les femmes. » Calvino tente de mettre en fiction cette double aspiration à être au monde, comme sujet historique inséré dans un destin collectif, comme sujet singulier, libre d’assumer la singularité de ses relations « privées ». Aux scènes de luttes politiques (rassemblements, manifestations réprimées dans le sang par la police, etc.) s’opposent des scènes idylliques de Nino et Giovanna en barque sur le Pô où l’art de la notation, de l’allusion, de l’image fugace, est parfois remarquable.
Mais cet art du contrepoint demeure assez « gris » effectivement, les deux modes de relation avec le monde alternant de façon trop prévisible. Demeurent quelques scènes – toujours marquées par le pouvoir de la notation visuelle, comme celle de l’apparition de Giovanna dans un étrange appartement kafkaïen « couchée sur le ventre sur un matelas pneumatique posé par terre […] avec une longue chemise en soie […] et il y avait devant elle un journal de roman-photo ouvert sur un livre de classe. Un ventilateur posé par terre tournait près de son visage ». En contrechamp de cette vision, le lecteur assiste, image énigmatique, surréaliste presque, à un combat au fleuret entre deux jeunes gens, des amis de Giovanna, à demi dévêtus ! Passage étrangement cinématographique qui atteste d’un décalage poétique : en forme de signature « littéraire » ! Mais c’est peut-être sur les berges du Pô, dans les barques des promeneurs, dans les lueurs changeantes de la lumière moirée par les remous de l’eau, les reflets du ciel, la métamorphose des corps devenus énergie, vitesse, expression immédiate d’une vie physique, que se trouvent les moments les plus réussis d’attestation lyrique d’une présence au monde en forme de relation amoureuse, entre Nino et Giovanna. Les jeunes du Pô : un roman barré par la lucidité d’un héritage à assumer dans la différence : c’est en écrivant librement autrement que Calvino va désormais assumer sa filiation.
« L’œil qui écrit », c’est le titre d’un essai de Daniele Del Giudice consacré à Palomar, mais ce pourrait être aussi le titre de la préface à l’ensemble de récits regroupés sous le titre de Liguries par Martin Rueff, qui inscrit, à juste titre, son commentaire sous les modalités de manifestation du regard et de sa force herméneutique, exercée à partir du pouvoir d’irradiation des toponymes et de leur magie évocatrice, celle de faire lever des mondes (Marco Polo fera-t-il autrement en rêvant, à haute voix devant Kublai Khan, aux noms des villes invisibles?). San Remo, Savone, Gênes : de ces noms de villes naît une poétique du lieu précis : le quartier de la pauvreté, « La Pigna », à San Remo tandis que la ville des riches peuplée d’étrangers se métamorphose avec l’argent du casino ; la forteresse de Priamar, « concrétion d’espaces histoire nature où […] les restes de la gigantesque forteresse créent les perspectives d’un Piranèse projeté en plein soleil », qui façonna le destin de Savone ; la place « Caricamento », qui atteste de l’ouverture de la république génoise sur cette mer qui détermina son histoire. Génie des lieux : « la véritable description d’un paysage doit finir par contenir l’histoire de ce paysage, de l’ensemble des faits qui ont lentement contribué à déterminer la forme avec laquelle il se présente à nos yeux, l’équilibre qui se manifeste à chacun de ses moments entre les forces qui le tiennent ensemble et les forces qui tendent à le désagréger ».
Alors, on comprend pourquoi ces paysages ligures font lever une imagination « à toute profondeur » chez Calvino, convoquant la littérature présente, passée, les savoirs botaniques, cartographiques, géologiques, topologiques, zoologiques, historiques, anthropologiques. Une infinie charge sémantique pour établir en dernière instance, dans une pensée « visuelle » de la relation, la complexité stratigraphique de l’habitat humain et de la frêle harmonie entre l’homme et le monde dont le paysage porte preuves et traces. Et ce sont ces forces, contradictoires, qui règlent la saisie descriptive des paysages ligures dans leur ensemble, cette terre natale (la naissance à Cuba est, à cet égard, insignifiante) avec laquelle Calvino entretint un rapport intime, passionné, cette terre « maigre » et « osseuse » (c’est le titre du premier récit sur la Ligurie, écrit dans l’immédiat après-guerre), deux adjectifs pour qualifier cette pauvre terre sur le dos de laquelle les damnés, les paysans, donnent à entendre dans leurs coups de pioche un courage « féroce », pour convertir cette terre aride en cultures, pour transformer les étroites restanques en lieux de cultures florales, elles-mêmes soumises aux « lois de la production industrielle [qui] font qu’en Ligurie même les fleurs sont synonymes de dureté ». Cette terre, Calvino va donc la chanter (évocations répétées de la poésie de Montale), la donner à voir, à lire, par la force de pénétration interprétative du regard, dans l’espace, dans le temps, dans la stratification des temps historiques, dans le réseau des lignes entrelacées : entre forme et passage du temps, entre forme et signification, l’homme étant façonné par un paysage qui, à son tour, devient la signature multiforme de l’activité humaine.
Résidant moi-même aujourd’hui au plus près de la « Riviera deil Fiori », je ne puis que dire ma surprise en constatant l’absolue actualité de ces approches descriptives qui rendent visuellement compte de ce que n’importe quel promeneur peut découvrir, entre Vintimille et Gênes, entre la côte touristique et les vallées perpendiculaires (orientées sud/nord, donc) où s’agrippent des villages en forme de « pigne» (pomme de pin). Des lieux perpétuant des modes de vie, peu modifiés dans leurs formes, dans les rites de la vie paysanne qui s’y maintiennent, au plus loin des défigurations de la côte d’Azur voisine ! On se reportera à la description de Castelvittorio, « pays confiné sur une hauteur de la Val Nervia » où se maintient une relation sensible, laborieuse, au monde que rien ne semble pouvoir détruire.
Et qui n’est pas familier de ces lieux enchantés pourra utiliser « Google Maps » pour voir… ce que Calvino a vu ! Calvino qui, en 1970 semble annoncer le mode d’emploi de ce puissant outil informatique de connaissance de ce monde désormais totalement fini, lorsqu’il écrit à propos des « paysages de l’âme » de Spotorno (non loin de Gênes) et de ses collines semblables à « des brebis tout justes tondues » : « Chaque segment, chaque point des lignes que je trace peut gagner en épaisseur et en relief, devenir un monde. Je rapproche une loupe de la carte géographique et chaque nom qui se trouve écrit – par exemple : Finale – se dilate, laisse deviner tout ce que le nom signifie et a signifié dans le temps, et ce qui émerge si on creuse dessous, jusqu’aux temps où ce lieu n’avait pas de nom… »