Comment devons-nous être ?

On pourrait être tenté de juger totalement déraisonnable l’ambition de Bruno Perreau : proposer une nouvelle théorie de la justice fondée sur la résonance des expériences minoritaires. Mais il suffit de lire quelques pages de Sphères d’injustice pour comprendre qu’il n’en est rien. Servi par une culture impressionnante, le philosophe propose une théorisation consistante, et intellectuellement séduisante, de nature à infléchir durablement les débats à venir sur la justice sociale.

Bruno Perreau | Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire. La Découverte, coll. « Terrains philosophiques », 334 p., 24 €

Son point de départ, comme l’indique le choix du titre, est l’ouvrage majeur de Michael Walzer, Sphères de justice (1983), dont la réception française (tardive : la traduction, par Pascal Engel aux éditions du Seuil, date de 1997) a largement occulté, malgré un sous-titre (Une défense de l’égalité et du pluralisme) explicite, la réalité des engagements politico-philosophiques de son auteur. Enrôlé, notamment par la revue Esprit, alors soucieuse de défendre un « multiculturalisme à la française », dans le camp communautarien, Walzer est pourtant politiquement libéral et philosophiquement universaliste. L’ambiguïté est désormais dissipée, grâce, notamment, aux travaux de Justine Lacroix, Florent Guénard, Paul Magnette et, récemment, grâce au passionnant livre d’entretiens de Walzer avec Astrid von Busekist, Penser la justice (Albin Michel, 2020). Sa défense de l’universalisme nous est infiniment précieuse face à ceux, parfois fort estimables, qui le sacrifient sur l’autel de la résistance à l’hégémonie.

Robert Delaunay, Rythme, 1934 © CC0 1.0/Wikipedia

On se souvient de son texte de 1989, « Nation and Universe » (traduit dans Esprit en 1992), dont l’acuité résiste remarquablement au temps. À l’opposé de ce qu’il qualifie d’« universalisme de surplomb », Walzer y défend un « universalisme réitératif », travail infini de mise en relation, dont Bruno Perreau rappelle utilement la façon dont le philosophe américain l’appréhende. La réitération étant conçue comme « une activité constante et disputée », « la plus grande exigence de la morale, et donc le principe central de tout universalisme, est que nous trouvions une façon de nous engager dans cette activité tout en vivant en paix avec les autres acteurs ».

Il serait donc erroné de lire l’ouvrage de Bruno Perreau comme une réfutation des thèses de Walzer ; il s’agit bien plutôt de leur prolongement en changeant de paradigme. Aussi, alors que dans Sphères de justice la notion de minorité (de surcroît réduite au concept de nombre) n’est mobilisée qu’à trois reprises, Perreau considère que « penser dans une perspective minoritaire est la tâche que doit s’assigner une théorie de la justice au XXIe siècle ». Bien entendu, cet objectif sera rejeté par tous ceux qui alertent, sous couvert de défense de l’universalisme à la française, sur les risques d’une « tyrannie des minorités » (dont l’invocation est devenue l’un des marqueurs les plus fiables de la pensée réactionnaire). 

« Penser dans une perspective minoritaire », c’est tenir prioritairement compte des intérêts fondamentaux de ceux qui sont affectés par l’exercice du pouvoir. Cette orientation n’emprunte donc aucunement à une logique identitaire qui définirait la minorité par l’appartenance. À l’instar de la philosophie politique de Walzer, celle de Bruno Perreau n’est pas réductible, et c’est heureux, à une perspective qui suspendrait l’exigence de justice au respect des pratiques culturelles. Mais s’agit-il là, comme il le laisse entendre, de l’essence du multiculturalisme ? Ce dernier, fondamentalement, ne s’efforce-t-il pas, non sans une forte proximité avec la philosophie de l’auteur, de penser l’histoire nationale de manière à inclure les minorités, sans occulter les différences, dans une identité commune ?

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Quoi qu’il en soit, ce qui importe à Bruno Perreau, à juste titre selon nous, est la dimension de la domination. Les luttes pour la reconnaissance doivent être interprétées en termes de statut. Nancy Fraser a insisté sur ce point : l’important dans la non-reconnaissance n’est pas la dépréciation de l’identité collective mais la subordination sociale. Il convient donc de mettre l’accent sur les sources sociales de la mésestime, sur ce qui rend impossible la participation égalitaire à la vie sociale. 

On comprend par conséquent l’inflexion majeure par rapport à l’approche de Walzer : c’est à partir de l’expérience de l’injustice (même si cette expérience ne saurait constituer la vérité sur soi) que la justice doit être conçue. Théoriser l’injustice permet « de ne pas rendre contingents les grands principes de justice, tels que l’égalité, la liberté, la solidarité, tout en les pensant à partir de leurs limites, ce qui évite de trop les essentialiser ». En d’autres termes, il s’agit, écrit-il avec bonheur, de « penser la démocratie à partir de ses coulisses ». 

Comme l’avait remarqué Judith Shklar (1928-1992), dont les analyses ne sont pas ignorées ici, même si elles auraient mérité plus qu’une seule référence, psychologiquement, « les gens pensent à la justice seulement quand ils font l’expérience d’une injustice qui les concerne […] Le citoyen, en tant que sujet qui tend à être politiquement passif, n’est souvent réveillé que par l’expérience de l’injustice » (dans Visages de l’injustice, Circé, 1995). L’identité citoyenne se forge ainsi dans la réponse à ce qui est perçu comme injuste. Judith Shklar, qui a fait l’expérience de l’exil, défend une philosophie politique fondée sur la nécessité de protéger les individus des abus du pouvoir. Son libéralisme est construit sur le refus de l’indifférence face à l’humiliation, sur celui de la peur, et sur la solidarité de ceux que Patočka nommait les « ébranlés ». Ces engagements, à l’évidence, sont ceux de Bruno Perreau [1].

Francis Picabia, "Caoutchouc", 1909 Francis Perreau
Francis Picabia, Caoutchouc, 1909 © CC By-SA 2.0/Wikimedia Commons

Déplacer la focale sur l’injustice, mais ne pas abandonner l’architecture globale du dispositif walzerien et, dès lors, conserver la notion de sphère, tel est le choix de l’auteur. La raison en est simple : les biens sociaux n’ont pas la même valeur selon les « lieux » (famille, travail, communautés religieuses…) où ils sont produits. Dès lors, construire une société plus égalitaire implique de prêter attention aux significations propres à chaque sphère. Mais Bruno Perreau s’intéresse prioritairement, non à la possession des biens sociaux, mais, conformément à l’accent mis sur l’injustice, à leur privation. Or c’est la possibilité (et donc la crainte) de l’injustice qui caractérise la relation minoritaire.

Il est un constat dont peu d’auteurs, à notre connaissance, ont su dégager le caractère heuristique : celui selon lequel l’idéal de protection des minorités vise à les faire disparaître en tant que telles. Ne faudrait-il pas, plutôt que de multiplier les dispositifs correctifs, « reconnaître que toute subjectivité est travaillée par des relations minoritaires et que la majorité est toujours un artefact » ? (je souligne). Ce choix, qui nous invite à renoncer à la logique majoritaire, est, selon l’auteur, le moyen de concevoir autrement la responsabilité pour autrui. Il faut donc tracer « les contours d’une éthique de la présence et de l’apprentissage », tout en sortant de « la mythologie du commun ». Comment interpréter cette recommandation ?

Bruno Perreau convoque le concept de comparution, emprunté à Jean-Luc Nancy. On pourrait craindre alors que le propos ne devienne excessivement spéculatif. Mais il n’en est rien. L’auteur montre le caractère concret d’une notion qui nous dit que chacun de nous est « peuplé par la vie des autres et paraît sur la scène sociale avec eux ». À partir de nombreux exemples (discutés dans le chapitre 6), notamment le traitement médiatique de la tuerie dans une boîte de nuit LGBT ou encore les violences policières contre les Noirs aux États-Unis ou contre les mouvements sociaux en France, plutôt que d’évoquer, classiquement, la « convergence des luttes », Perreau affirme qu’agir pour autrui c’est agir pour soi. La comparution est ainsi une expérience de dépaysement, identique à celle de la traduction, laquelle, bien comprise, comme l’a souligné Souleymane Bachir Diagne (De langue à langue, Albin Michel, 2022), est l’acte de donner hospitalité dans sa langue à ce qui s’est pensé et créé dans une autre langue. 

Aussi Bruno Perreau, tout en reconnaissant ses incontestables mérites, ne se contente-t-il pas de la notion d’intersectionnalité : briser les ressorts de la domination ne peut être une affaire strictement juridique (d’autant que la multiplication des facteurs de discrimination rend difficile l’établissement des causes) et il ne s’agit surtout pas d’affronter la question des intérêts divergents entre groupes minoritaires. La lutte pour la reconnaissance exige par conséquent « l’examen de la présence des autres en soi » : d’où la proposition suggestive d’enrichir l’intersectionnalité par l’intrasectionnalité, cette dernière étant supposée « pallier les apories agentivistes » de la première [2]. Si l’on conçoit l’universel par ce que François Jullien appelle « sa fonction insurrectionnelle », et parce que toutes les sphères morales sont gouvernées par le spectre de l’injustice, la proposition de Bruno Perreau d’un « universalisme minoritaire », qui survient dans « l’expérience de l’« accident » qu’est le rapport à l’autre », est parfaitement fondée. Cet universalisme-là est requis par l’éthique de l’interdépendance dont, page après page, l’auteur dessine les contours.

Alors, en définitive, comment devons-nous être ? Cette interrogation est celle que Bruno Perreau nous adresse, en référence explicite à Hans Jonas : « Seule l’idée de l’homme, en nous disant pourquoi des hommes doivent être, nous dit en même temps comment ils doivent être » (dans Le principe responsabilité). Parce que nous sommes constitués par des « manques, des absences, des incertitudes dans la relation à l’autre, il n’est plus possible de concevoir la responsabilité comme l’expression d’une souveraineté par la connaissance », mais comme un apprentissage des limites de celle-ci. C’est à partir de l’existence de ces limites que Bruno Perreau définit l’expérience minoritaire : nous sommes constitués par « un ensemble d’autres vies que nous redéployons dans l’exigence de responsabilité globale ». Dès lors, une éthique minoritaire fondée sur l’interdépendance doit être comprise comme le troisième pilier de la démocratie, avec les droits fondamentaux et l’équilibre des pouvoirs. Par sa dimension critique, elle répond à la façon dont Claude Lefort, dont la pensée irrigue la plupart des pages de ce remarquable ouvrage, fait de la démocratie le lieu où se dissolvent les repères de la certitude, le lieu d’une « histoire dans laquelle les humains font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale » (dans « La question de la démocratie », 1983). Ce plaidoyer pour une démocratie plus exigeante, plus consciente, où « l’égalité n’est rien sans la présence de l’autre », est une contribution majeure à la théorie de la justice.


[1] Ils sont aussi ceux d’Amartya Sen. Contrairement à ce qu’affirme Bruno Perreau, Sen, notamment dans L’idée de justice (traduit de l’anglais par Paul Chemla avec la collaboration d’Éloi Laurent, Flammarion, 2010), ne se contente pas de définir l’injustice par « la possibilité d’évitement des calamités » (ce qu’affirme, page 48, Bruno Perreau). L’un de ses mérites est de réussir à concilier l’examen des situations concrètes et l’exigence de théorisation. Cette dernière emprunte, et c’est tout son intérêt, des voies différentes de celles privilégiées par les philosophes contractualistes. Sen exhume, au sein des Lumières, une autre tradition. À ce qu’il nomme l’institutionnalisme transcendantal, il oppose la pensée comparative présente chez Condorcet, Mary Wollstonecraft, Marx ou John Stuart Mill. Une des façons les plus simples de mesurer ce qui sépare les deux approches est de dire que là où la première se demande quelles seraient les institutions parfaitement justes, la seconde choisit de poser la question de savoir comment faire progresser la justice. Autrement dit, cette dernière se concentrera sur des réalisations alors que la première privilégiera les dispositifs. Il me semble que c’est très précisément ce que propose Bruno Perreau.

[2] Bruno Perreau est insuffisamment explicite sur ce point. On comprend qu’il préconise de concevoir les luttes sociales comme interdépendantes : si l’on souhaite combattre les discriminations contre les femmes, il faut aussi lutter contre la pauvreté, contre les violences et les normes contraignantes, comme il le précise page 221.