Considérant que la vie sociale est un jeu de rôles, Emanuele Coccia assume d’en jouer un en se présentant comme un adepte de la mode, ce qui peut susciter le soupçon d’un déplorable manque de sérieux ou du moins, puisqu’il écrit aussi sur les plantes et sur les métamorphoses, d’un baroquisme. Pourtant ce philosophe n’est pas indigne de son maître Agamben.
Le titre de son livre est plus ambigu qu’il n’y paraît de prime abord et que ne le suggère le choix de l’illustration de couverture. Le lecteur accroché par le mot ange n’est pas forcément chaud pour visiter Saint-Sulpice, à moins qu’au contraire l’incongruité ne le ravisse. Quelle audace en effet que de s’intéresser aujourd’hui à ces créatures célestes, ces putti venus des Amours antiques peupler la peinture italienne de la Renaissance ! Pourquoi pas une philosophie des nains de jardin dont on montrerait l’héritage venu d’une très haute antiquité ? Pourquoi pas, en effet.
Si c’est le mot ange qui accroche, il faut avouer que l’essentiel du livre, aux yeux de son auteur, est de penser la hiérarchie, cette notion et sa réalité socio-politique. Il se trouve simplement que c’est à propos des anges que le mot hiérarchie a été inventé. Le signaler impose d’en passer par un excursus théologique.
Le problème a surgi avec l’affirmation d’un Dieu créateur de l’univers et donc extérieur à celui-ci. Dans le langage technique de la philosophie, une telle extériorité radicale est une transcendance. Celle du Créateur par rapport à sa création constitue un abîme infranchissable entre les deux. Dans ces conditions, que peut-il en être des relations du croyant avec la divinité ? Comment peut-il croire à l’efficacité de sa prière ? On peut considérer toute l’histoire de la théologie comme une longue suite de tentatives pour résoudre ce problème. Si l’on tient absolument à conserver la transcendance du Créateur, une solution possible consiste à imaginer des intermédiaires entre lui et les simples humains. Les anges sont nés de cette exigence. L’Église n’y a pas vraiment renoncé mais il lui paraît désormais plus conforme aux conceptions de notre époque de ne plus trop insister sur ces êtres difficilement cernables et de faire jouer ce rôle d’intermédiation par les saints, la Vierge et, bien sûr, le Fils incarné.
Il y a d’emblée diverses sortes d’anges, ce qui se comprend puisqu’il va de soi que certains seront plus proches de la divinité et les autres plus proches des humains. Au nombre des premiers, figurent les « chérubins que le Seigneur Dieu a postés à l’orient du jardin d’Éden pour barrer aux hommes l’accès à l’arbre de vie » (Genèse 3, 24). Une des difficultés que pose cette question tient au fait que les fondateurs du christianisme, Paul en premier lieu, lisent la Bible juive dans la traduction grecque de la Septante. Certaines appellations y tirent leur étrangeté de n’être que la transcription en grec d’un mot hébreu, une langue tout autre donc. C’est ainsi que certaines catégories d’anges s’appellent trônes, d’autres puissances, etc. Si bien qu’on ne sait pas toujours si un auteur comme Paul est en train de parler des puissances au sens politique ou s’il fait allusion à cette famille particulière d’anges. Ce serait simple si un auteur comme Paul énumérait toutes les catégories d’anges, rappelant que les Trônes viennent au troisième rang dans la hiérarchie angélique, après les Séraphins et les Chérubins. Cela, personne ne le fait avant le VIe siècle. Restent alors des allusions peu compréhensibles, parce que généralement assez floues.
On peut donc, comme le fait Coccia dans une grande partie de son livre, s’efforcer de formuler ce que peut être le mode d’être de ces créatures dont les textes sacrés décrivent la forme (trois paires d’ailes pour les Séraphins, une apparence de taureau ou de sphinx pour les Chérubins) tout en disant qu’elles ne peuvent avoir de corps. Cela ne surprendra pas ceux qui se sont étonnés qu’après sa résurrection en chair et en os le Christ entre dans une pièce dont toute les portes sont verrouillées (Jean, 20, 26). Il est tentant d’ironiser sur ce qui nous paraît des incohérences, ou de juger inutile l’effort intellectuel de rendre raison de ce qui relève d’un grossier irrationalisme tout juste bon à fasciner des incultes. À quoi on peut répondre en plaidant l’intérêt d’une gymnastique intellectuelle pure de tout enjeu véritable. Coccia se livre avec brio à une telle gymnastique qui a aussi le mérite de faire sentir la finesse de beaucoup de théoriciens médiévaux que l’on a un peu vite dépréciés sous l’imputation de « scholastiques ». Mais ce n’est pas la partie la plus intéressante de son livre, qui s’inscrit dans un mouvement actuel dont Agamben est un des représentants les plus connus. L’ambition en est de penser les liens entre théologie et politique. Coccia le fait en regardant certes ce qu’il peut en être de chaque ange, et surtout en insistant sur ce qu’ils sont collectivement.
Les anges sont en effet très nombreux, plusieurs dizaines de milliers pour le moins, sachant que Dieu est le seul à en connaître le nombre exact, à supposer que cela lui importe vraiment. En tout cas, leur nombre est tel qu’ils forment société. Et il va de soi que cette société de serviteurs de Dieu ne peut qu’être parfaite. En conséquence, elle va avoir valeur exemplaire, et c’est ce qui intéressait les théologiens médiévaux qui se sont fixé pour tâche d’en décrire les normes.
Coccia cite un grand nombre de ces théologiens, dont il récapitule le propos en rappelant que, selon de vieilles traditions liées à la figure d’Hénoch, les anges auraient été créés avant même les humains dont la tâche politique serait de bâtir sur terre une société aussi parfaite que la leur. Tel serait le destin de l’humanité, dont la figure apocalyptique est la Jérusalem céleste.
Encore faut-il préciser ce qu’il en est concrètement de cette société parfaite, et le mot est hiérarchie, en quoi il faut entendre d’abord « pouvoir sacré ». L’organisation sociale que vante l’Église auprès de ses ouailles a donc pour caractéristique fondamentale d’être fortement hiérarchisée au sens désormais banal de ce mot. Le lien entre théologie et politique apparaît manifeste : avec l’affirmation qu’elle porte concernant les anges, l’Église professe la théorie politique que la société chrétienne devra appliquer.
Le seul regret que laisse la lecture de ce livre très stimulant concerne l’origine du mot hiérarchie dont Coccia fait son titre principal. Un philosophe attaché au néoplatonisme aurait aimé que fût mentionnée l’importance de philosophes comme Jamblique et Proclus dans l’élaboration du concept de hiérarchie tel qu’il a été formulé au début du VIe siècle dans les traités présentés comme rédigés par Denys l’Aréopagite. Ces traités, qui mettent explicitement en parallèle la « hiérarchie céleste » et la « terrestre » ont été, un millénaire durant, les livres les plus utilisés par l’Église avec la Cité de Dieu d’Augustin. On peut les considérer comme la traduction en termes chrétiens de thèmes élaborés dans un cadre néoplatonicien, en particulier celui à propos duquel les traités dionysiens ont forgé le mot hiérarchie.