La saga des Allemands juifs

La saga berlinoise de la romancière allemande Gabriele Tergit (1894-1982), Les Effinger, parue en 1951 et aujourd’hui traduite en français, raconte l’histoire d’une famille juive qui eut le tort de se croire non seulement intégrée, mais parfaitement assimilée à la nation allemande.

Gabriele Tergit | Les Effinger. Une saga berlinoise. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Christian Bourgois, 942 p., 30 €

Fière d’appartenir à une patrie qu’elle servit sans broncher dans la paix comme dans la guerre, cette famille sut profiter de la modernisation et de l’industrialisation rapide du pays sous l’empereur Guillaume Ier et le chancelier Bismarck. Mais lorsque le pouvoir tomba des années après entre les mains de Hitler, elle fut contrainte de constater que l’antisémitisme pouvait se faire assassin dans un pays qui avait pourtant joui après 1918 de toutes les libertés républicaines. Ce qu’on découvre dans ce long récit captive, informe et suscite l’effroi tout à la fois. À l’heure où se fait entendre à nouveau dans l’air européen un racisme qu’on espérait oublié, la lecture de ce grand roman redécouvert ne devrait laisser personne indifférent.

Gabriele Tergit n’eut qu’à regarder autour d’elle et à fouiller l’histoire de sa propre famille pour écrire ce roman, mettant à profit le métier de journaliste qu’elle a exercé à côté de celui d’écrivaine. Au plus près de l’actualité de son temps, ses chroniques judiciaires consacrées dès la fin des années 1920 aux procès contre les organisations d’extrême droite, comme la Reichswehr noire et la SA, firent d’elle une cible privilégiée des groupes paramilitaires nazis. Elle quitta donc Berlin dès 1933 pour s’exiler avec son époux en Tchécoslovaquie, puis en Palestine, et finalement à Londres où elle mourut, devenue citoyenne britannique.

Portrait de Gabriele Tergit Les Effinger
Gabriele Tergit par Jens Brüning © Christian Bourgois

Les Effinger, grande fresque que Tergit considérait comme l’œuvre de sa vie et à laquelle elle consacra une vingtaine d’années, commence donc en 1878, alors que l’Allemagne renaissante était promise à un avenir radieux. Deux des fils de la famille Effinger tentent leur chance dans l’industrie et se lient tous deux par mariage à une autre famille, les Oppner. Et comme ceux-ci sont alliés avec des banquiers berlinois, les Goldschmidt, ce sont donc trois familles allemandes de confession juive dont les destins se mêlent. Trois familles bourgeoises qui, après avoir eu pignon sur rue à Berlin, vont connaître soixante ans plus tard le triste sort que leur patrie bien-aimée réservera à ses juifs avant de le faire partager aux autres juifs d’Europe. Mais en attendant, la banque ne fait que croître sous la direction d’Emmanuel Oppner, mari de Selma Goldschmidt, ancien combattant des barricades de 1848 et fervent adepte du progrès technique comme facteur de prospérité et de progrès social. Un homme de conviction, qui s’est à la fois battu « contre l’obscurantisme de ses coreligionnaires et pour que les juifs aient les mêmes droits que tous ».

Le berceau des Effinger, qui occupent le centre du récit, est une petite ville de province où le vieux Mathias a ouvert depuis des années un atelier d’horlogerie, conjuguant sans peine son amour de l’Allemagne et son judaïsme. Trois de ses fils vont cependant quitter ce havre de paix, happés par le vent de la modernité. L’un d’entre eux, Benno, choisit l’Angleterre, plus avancée dans la voie de l’industrialisation. Les deux autres, Paul et Karl (qui épouseront respectivement Annette et Klara Oppner), se retrouvent rapidement à Berlin, capitale en pleine transformation alors que le vieil empereur du tout jeune Empire allemand travaille avec Bismarck à élever son État au rang de grande puissance.

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À l’heure où se fait entendre à nouveau dans l’air européen un racisme qu’on espérait oublié, la lecture de ce grand roman redécouvert ne devrait laisser personne indifférent.

Le roman, qui se déroule entre 1878 et 1948, est à la fois familial, social et politique. La guerre de 1914-1918 en constitue un point d’orgue : quand la défaite allemande fait disparaître l’empire au profit de la république, un temps de crises, d’incertitude et de misère succède aux années de croissance. Un changement s’opère dans la société, les rancunes envers les pays de l’Entente s’accumulent, la démocratie recule au profit des idées nationalistes, et les citoyens sont de plus en plus nombreux à abdiquer leur liberté pour se ranger derrière un nouveau chef qui leur promet grandeur et prospérité. Le destin des trois familles juives se scelle alors inexorablement, les précipitant vers leur perte qui sera aussi celle de l’Allemagne qu’ils ont tant aimée.

Mais avant le déclenchement des hostilités, les bouleversements qui se produisent en Europe et dans le monde occupent déjà l’arrière-plan du roman : quelques lignes, fonctionnant comme un discret leitmotiv, signalent la prospérité ou le marasme de l’économie mondiale d’après l’activité des mines anglaises, l’abondance des récoltes en Amérique ou l’intensité du trafic maritime. Les prémisses de la révolution russe, les conflits évités de justesse, les risques de confrontation avec l’Angleterre ou la France, la déliquescence de l’Empire ottoman, toutes les grandes et petites questions de l’époque alimentent débats publics et discussions familiales, sans qu’à aucun moment faiblisse l’adhésion des Effinger, des Oppner et des Goldschmidt aux décisions du gouvernement allemand. Et la Première Guerre mondiale est pour chacun d’entre eux l’occasion de prouver sa fidélité à l’empereur Guillaume II et à sa patrie. Aucun doute ne leur vient jamais sur la justesse de la cause allemande, que les plus jeunes servent dans les tranchées (Erwin, fils de Paul Effinger et d’Annette Oppner, restera longtemps en captivité). Aucun doute non plus sur la responsabilité de la France et de ses alliés, et lorsque l’Allemagne vaincue s’enfonce dans la crise, on incrimine les réparations de guerre et le traité de Versailles. Et jamais la confiance placée dans leurs compatriotes non juifs ne s’altère : tous les citoyens, sans distinction, ne mettent-ils pas la même ardeur à servir la nation ? « Les Allemands sont tout de même d’honnêtes gens », dira plus tard Marianne Oppner contre toute évidence, alors que déjà, amis et collègues de travail se font plus distants, en attendant de devenir plus virulents et de chasser leurs collègues ou patrons juifs. Si les relations s’exacerbent, c’est que les Allemands se laissent charmer par de nouvelles voix, celle en particulier d’un certain tribun qui, dès le milieu des années 1920, enflamme les foules au cirque Krone en éructant contre les juifs… Ce n’était pourtant ni un clown ni un magicien, et on sait l’avenir que l’Histoire lui réserva.

Carte postale de Potsdamer Platz un peu avant 1930 Les Effinger
Carte postale de Potsdamer Platz un peu avant 1930 © CC BY-SA 2.0/Sludge G/ Wikipedia

Mais avant ce triste épilogue, on voit Paul travailler contre vents et marées à développer son entreprise avec son frère Karl, convaincu que « ne pas avancer, c’est reculer ». Il vient à bout de toutes les difficultés, passe de l’humble fabrication de vis à la production de véhicules automobiles. Et pendant ce temps, les familles s’agrandissent, se réunissent régulièrement dans l’une ou l’autre de leurs belles villas situées dans les quartiers chics d’une capitale qui s’embellit chaque jour, sous le regard lointain et bienveillant de Mathias Effinger qui pratique tranquillement sa religion là où il se sent si bien parmi ses voisins chrétiens. La plupart des membres de la famille d’ailleurs, minimisant les signes inquiétants, n’éprouvent guère de sympathie pour le sionisme naissant et critiquent les idées de Herzl, sûrs que leur avenir est en Allemagne plutôt qu’en Palestine.

Ce roman où chacun fait preuve d’un patriotisme inébranlable montre à l’évidence que, dans les trois familles, on se considère plutôt comme des Allemands juifs que comme des Juifs allemands. L’égalité entre juifs et chrétiens est pourtant loin d’être parfaite dans l’Empire, impossible par exemple pour un juif de devenir officier, d’atteindre le sommet de l’administration ou de la hiérarchie universitaire. À moins de se convertir, ce que beaucoup de juifs vivant en Allemagne ont accepté de faire, devenus peu religieux dans le monde matérialiste où ils vivaient. Mais jamais nos trois familles ne songent à la conversion ; leur activité dans l’industrie, le commerce ou la finance satisfait aux besoins de l’Empire, puis de la république, et leur vaut la reconnaissance des autorités en dépit des quelques remarques antisémites qu’on peut entendre çà et là (« N’est-ce pas curieux, cette place que prennent les juifs ? Au théâtre, au cinéma, dans la presse. À la longue, il n’en sortira rien de bon »). Seul le professeur Waldemar Goldschmidt, grande figure du roman, homme cultivé, serviable et honnête, voit sa carrière stoppée nette parce qu’il refuse de se convertir.

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À l’heure de l’émancipation des femmes, on découvre dans le roman de beaux personnages féminins de différents âges, soit dans leur rôle d’épouses modèles, garantes de la morale et de l’éducation des enfants, et soucieuses de remplir leurs obligations mondaines tout en profitant des plaisirs intellectuels et artistiques qu’offre la jeune capitale allemande ; soit parce qu’elles revendiquent leur place dans une société plus ouverte où le courant féministe est puissant ; soit encore parce qu’elles ont elles-mêmes un talent, une vocation artistique qu’elles refusent de sacrifier aux conceptions surannées de la famille : Lotte Effinger, la fille de Paul et de Klara, réalise son rêve de devenir actrice, sa sœur Marianne prend des responsabilités dans l’éducation des femmes et l’aide aux plus démunis, tandis que leur tante Sofie Oppner cultive ses talents de dessinatrice, sans pour autant renoncer à la coquetterie. Peu de place dans tout cela pour l’identité juive ! La religion n’est plus guère qu’un  marqueur social, une tradition, voire une simple morale à laquelle on tient et qui s’incarne parfaitement dans le personnage du patriarche Mathias Effinger.

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C’est sans doute le nom de Thomas Mann et de ses Buddenbrocks qui s’impose le plus souvent au fur et à mesure qu’on se familiarise avec les quatre générations décrites dans ce roman : une filiation que Gabriele Tergit fut d’ailleurs la première à revendiquer.

Le tournant du XIXe et du XXe siècle est non seulement pour l’Allemagne une période fondatrice, riche et active, mais aussi une époque culturelle flamboyante qui s’acheva trente ans plus tard dans les expositions d’art dégénéré, dans la persécution des artistes et des esprits libres ou dans les autodafés de leurs œuvres. Le théâtre de Strindberg ou d’Ibsen, les peintres et les poètes expressionnistes révolutionnent les arts, attirent tous ceux qui, comme les jeunes Effinger ou Oppner, se sentent en prise avec leur temps. Ils ne laissent personne indifférent, tandis que les meubles et les objets nouveaux imaginés par les jeunes designers remplacent le mobilier sculpté et les lourdes tentures des générations précédentes. Comme le dit Karl Effinger : « Nous sommes des gens modernes, nous fabriquons des automobiles, nous voulons vivre dans une maison moderne avec des meubles modernes. » Nouveaux vêtements, nouvelles distractions, nouvelles danses : les Effinger, les Oppner et les Goldschmidt vivent de plain-pied avec leur époque… jusqu’à la catastrophe dont bien peu d’entre eux réchapperont, leurs yeux se dessillant trop tard : « Je croyais en la bonté de l’homme. Ce fut la plus grande erreur de mon existence ratée », écrit Paul Effinger dans une ultime lettre de 1942. Deux enfants sauvés, l’un dans ce qui deviendra l’État d’Israël, l’autre en Colombie, assureront peut-être une descendance aux Effinger et aux Oppner, mais ce sera désormais hors d’Allemagne.

Si le roman est long, il se lit aisément, notamment en raison de la brièveté des chapitres qui focalisent alternativement l’attention sur les différents lieux et personnages sans jamais lasser le lecteur. Et surtout, parce qu’on y voit chatoyer les images d’une capitale en pleine mutation, parce que l’ampleur du souffle épique est compensée par les changements de ton, la vivacité des dialogues où l’humour trouve aussi sa place. Ce n’est certes pas la première fois qu’un romancier brosse un tableau de la société allemande : Vicki Baum, Erich Maria Remarque, Lion Feuchtwanger, Anna Seghers et beaucoup d’autres l’ont fait avant Gabriele Tergit, ou le feront après elle. Mais c’est sans doute le nom de Thomas Mann et de ses Buddenbrocks qui s’impose le plus souvent au fur et à mesure qu’on se familiarise avec les quatre générations décrites dans ce roman : une filiation que Gabriele Tergit fut d’ailleurs la première à revendiquer.

Étonnamment peut-être, Les Effinger ne rencontra pas le succès escompté lors de sa première publication en 1951. Le temps n’était pas encore venu de consacrer une « saga » à la grandeur et à la misère des Juifs allemands entre 1870 et 1945. Peu de gens dans le monde s’intéressaient alors à leur sort dans le climat de la guerre froide, et surtout pas les survivants de la Shoah, préoccupés d’Israël, ni les Allemands sortant difficilement de leurs ruines. Il fallut attendre la fin des années 1970 pour que cette belle chronique, unique en son genre, soit véritablement redécouverte. Le public francophone dut attendre, quant à lui, jusqu’à sa traduction aujourd’hui.