Marie Bouhaïk-Gironès l’annonce en avant-propos : son livre a mûri pendant que nous étions confinés en 2020, « privés de spectacles, jugés accessoires par notre gouvernement », loin hélas d’« un temps où le geste théâtral était considéré en période de crise comme essentiel, salvateur et civique ». Au lieu de se focaliser sur la représentation, trop souvent à ses yeux l’unique objet de la recherche, l’historienne entend « construire un récit anthropocentré, réincarné », qui contribuera peut-être à éclaircir « le mystère du mystère » : la représentation, pendant trois jours à la Pentecôte 1509, du Mystère des trois doms, les trois saints patrons de la ville de Romans.
Ses cibles principales, ce sont « les littéraires », « les sociologues », comme s’ils constituaient des groupes uniformes et unanimes, et quelques têtes de Turc. La « mauvaise foi » de Chateaubriand, Leonard Mills qui « manipule les faits », « l’effronté déni » de Jean Duvignaud, l’ignorance feinte de Marc Fumaroli, les poncifs du philosophe Michel Meyer ne font que trahir « l’ampleur de l’embarras à penser le théâtre sacré occidental ». Pourquoi ? Parce que « le sujet est un caillou dans la chaussure du récit national ». D’où l’urgence de démontrer que les grands mystères joués dans le domaine français du XVe et du XVIe siècle constituent « un laboratoire théâtral éblouissant ».
L’historienne revient à chaque chapitre sur les vertus de sa méthodologie, signale ses désaccords avec divers théoriciens, multiplie les injonctions : « inverser le chemin habituel des questions », « déjouer l’écueil de l’approche textocentrée ». Car on passe à côté de l’essentiel si l’on s’en tient au seul texte, qui ne permet de comprendre ni les raisons ni la facture du spectacle. Son guide ne sera donc pas le chanoine Pra, principal auteur du texte joué, mais Jean Chonet, responsable de la comptabilité. Argument massue, « le texte du Mystère des trois doms n’a pas été écrit pour être lu ». « Il faut le dire, le répéter, l’accepter : les chercheurs doivent minorer le texte pour le remettre à sa juste place, celui d’un matériau parmi les autres » écrit encore Marie Bouhaïk-Gironès.
Pourtant, nombre de chercheurs en études théâtrales ne cherchent plus depuis longtemps à « justifier un cantonnement aux textes de théâtre, qui permettraient à eux seuls une étude aboutie et maîtrisée », ni n’observent « la scission classique » entre d’une part les textes pour les philologues et les littéraires, de l’autre les archives pour les historiens. Marie Bouhaïk-Gironès part en guerre contre un biais disciplinaire idéologique qu’on aurait naïvement pu croire rectifié depuis longtemps. Elle cite L’espace théâtral médiéval d’Élie Königson (Editions du CNRS, 1975), sans préciser que ce dernier faisait partie de l’équipe de recherche du pionnier Jean Jacquot, fondateur du groupe CNRS dont les travaux ont fourni trente-quatre tomes des Voies de la création théâtrale. Un autre ouvrage pionnier, Le Mystère des trois doms joué à Romans en 1509 de l’abbé Ulysse Chevalier et Paul-Émile Giraud, paru quelques années après la découverte du manuscrit dans un grenier en 1881, est jugé « de bonne tenue » malgré ses défauts de présentation, mais elle n’a pas choisi de le rééditer, préférant lire patiemment, toucher, respirer les archives. Fidèle à ses convictions, Marie Bouhaïk-Gironès donne en annexe la comptabilité de Jean Chonet, et le compte rendu du spectacle par le juge Louis Perrier, mais pas le texte du mystère. Le livre de Chevalier et Giraud donne les trois, outre, en introduction, un essai d’une centaine de pages, composé à partir des documents d’archive [1].
Cet essai retrace avec maestria le déroulement des opérations. La décision prise par les autorités laïques et religieuses de représenter le Mystère des trois doms sur trois jours, les 25-26-27 mai 1509, était en germe dès 1504, année de la « grant secheresse », quand les trois saints martyrs, Séverin, Exupère, Félicien, requis et portés en procession générale, « soubdeinement nous donnarent la pluye », rapporte le juge Perrier. Mais quelques mois plus tard, commence une longue série d’épisodes de peste qui résiste à tous les efforts et remèdes pour l’enrayer. Une confrérie instituée en 1507 en l’honneur de saint Barnard et des trois doms, auxquels on était redevable du « beau miracle » précédent, « faict requeste à yceulx, cessast incontinant la dicte peste, estant au moys d’oust fort afognée », fort violente. L’épidémie enfin conjurée, les Romanais veulent témoigner leur reconnaissance à Dieu et aux martyrs dont ils ont deux fois invoqué la puissante intercession. Les consuls et notables réunis en assemblée générale décident à l’unanimité, le 4 juillet 1508, de faire représenter le mystère des trois doms à la Pentecôte, dans dix mois. Les dépenses seront partagées à égalité entre le chapitre et la ville, les différentes confréries apporteront aussi leur contribution. Il s’agit bien, comme le souligne de son côté Marie Bouhaïk-Gironès, d’un événement de dimension exceptionnelle, qui rassemble tant « messieurs de chapitre et aultres habitués de l’esglise Sainct Barnard » que « messieurs les consulz, conseilhiers, manantz et habitans de la ville de Romans ». La représentation aura lieu dans la cour du couvent des Cordeliers.
Neuf commissaires sont désignés pour veiller aux opérations. Le chanoine Pra, chargé de la rédaction, apporte six semaines plus tard le texte de la première journée, mais les commissaires ne semblent pas satisfaits car dès le lendemain ils engagent comme coadjuteur un fatiste réputé, maître Claude Chevalet. Début mars, la pièce complète, plus de 11 000 vers, est transcrite sur la minute de l’auteur par trois notaires rémunérés. Les rôles, près d’une centaine, sont distribués et les répétitions commencent, toujours suivies d’une collation. Pendant ce temps, en décembre 1508, les commissaires ont passé commande à trois charpentiers de Romans d’une plateforme, de gradins et divers ornements en bois, quatre tours représentant l’Asie, l’Afrique, l’Europe, et une prison. Les épisodes du drame se déroulent dans trois villes, Rome, Lyon, Vienne où vont se juxtaposer les différents tableaux, entre le Paradis au Levant, et au couchant l’Enfer. On abat quelques ormes pour leur faire de la place dans la cour, où spectacle et public seront logés sous une immense tente en toile fixée par des cordages à des piliers de bois. Sont rémunérés également un peintre-décorateur renommé qui a réalisé les feintes, l’atelier d’un mécanicien, et, pour les machines les plus délicates, un horloger. On ne trouve pas trace de dépense pour les riches costumes, sans doute laissés à la charge des acteurs, car les comptes ne rapportent que les sommes payées. Après la répétition générale du 7 mai, les commissaires convoquent en urgence maître Chevalet qui fait consigner une foule de corrections et des coupes de dernière minute dans les marges du texte ou sur des feuillets intercalés. Le dispositif scénique est soumis à l’inspection de deux maîtres charpentiers extérieurs.
Malgré l’affluence des spectateurs, plus de quatre mille par jour, les recettes ont été très inférieures à la dépense : « Romans fit grandement les choses et n’hésita pas à payer cher un plaisir toujours apprécié des populations », estime l’abbé Chevalier. Quant au texte, hormis quelques passages heureux, « ce n’est point assurément un chef-d’œuvre », mais « ce qui ajoute à son prix ce sont des documents qui retracent l’histoire de notre mystère ». Malgré ses longueurs et sa pauvreté de style, « cet ouvrage a dû atteindre son but, qui était d’arracher un moment toute une foule au prosaïsme de la vie vulgaire, en lui offrant un contact plus intime avec les saints qu’elle aimait ». D’après le juge Perrier, « En sourtirent tous a honneur et grandissime loange. »
Marie Bouhaïk-Gironès le confirme, derrière la possible appropriation du religieux par les pouvoirs civiques – à des fins de légitimation, précise-t-elle, mais était-ce vraiment une préoccupation majeure pour les autorités de l’époque ? – il faut savoir lire l’action de grâce, et la fonction votive, apotropaïque de l’événement. C’est par des comparaisons avec la documentation d’autres mystères proches dans le temps qu’elle offre le meilleur de sa méthode. Le chapitre consacré aux peintres et aux conducteurs de secrets ou feintiers « esquisse un lien entre des documents épars, que l’on traite toujours en hapax et dont on ne sait que faire quand ils sont analysés de façon isolée ». Ainsi, l’illustre Fouquet ne dédaignait pas de participer à l’élaboration de spectacles ou d’entrées royales, activités établies par des documents connus depuis le XIXe siècle, dont les historiens de l’art ou du théâtre « n’ont visiblement pas su quoi faire ». Les comptes romanais indiquent la variété des matériaux, la nature, l’origine et le mode d’utilisation des pigments, les longues listes d’accessoires. Le feintier du Mystère des Actes des apôtres a consigné dans un cahier récemment exhumé à Turin de précieuses informations sur les effets spéciaux, sonores, olfactifs, pyrotechniques, les vols d’anges, d’animaux merveilleux, les effusions de sang et autres scènes de torture. Les diables ont le visage couvert d’un masque aménagé pour les protéger des brûlures. Lors de la décapitation de Paul, « sa tête fera trois sauts, et de chaque saut sortira une fontaine dont sortiront lait, sang et eau ». Tous ces documents « largement ignorés » invitent à réviser la chronologie traditionnelle, qui situe l’apparition en France d’un théâtre à machines au XVIIe siècle via l’Italie. Un excellent glossaire explicite les mots disparus ou dont le sens a fortement évolué. La conclusion, intitulée « La consolation de Thalie », évoque « la fonction défensive, prophylactique et réparatrice du théâtre » qui trouve avec le mystère sa forme la plus éclatante, « une construction d’émotions protectrices, comme la gratitude et la joie ».
Romans était déjà inscrit dans un pli de la mémoire nationale grâce à Emmanuel Le Roy Ladurie, qui vient de nous quitter. Paru en 1979, Le Carnaval de Romans analysait un autre épisode marquant de l’histoire de la ville, survenu sept ans après la Saint-Barthélemy : la « quinzaine mouvementée, brillante, sanglante » qui opposa les artisans et ruraux à une élite urbaine bardée de privilèges fiscaux, une brève période d’utopie égalitaire, suivie d’une cruelle répression. Commentant les dissensions violentes à chaque étage de la société, du tiers-état à la noblesse locale, Le Roy Ladurie rappelle qu’avant les fureurs ou contre-fureurs de la Réforme, le Mystère des trois doms avait mobilisé pendant des années toutes les forces vives de la cité. Sept décennies plus tard, seuls les notables étaient conviés aux festivités organisées à l’intérieur du couvent des Cordeliers, les carnavals sauvages et les reynages populaires se tenaient à la périphérie, et déjà les opinions divergeaient sur la nature du mal social. Cela fait de l’événement romanais « un musée en plein air de toutes les formes d’organisation sociale », une coupe stratigraphique qui, au crépuscule de la Renaissance, « dévoile toute une géologie colorée et torturée ». Laboratoire, musée, site archéologique… alors que Romans-sur-Isère a occupé tristement l’actualité récente, Ariane Mnouchkine ajoute une note sensible au propos de nos historiens : « Tout est pire là où il n’y a pas de théâtre, là où on ne raconte plus d’histoires aux enfants [2] ».
[1] L’abbé Ulysse Chevalier a repris et complété les travaux de Paul-Émile Giraud, mort en 1883. L’essai, d’abord paru en 1886-1887 par segments dans quatre numéros successifs du Bulletin d’histoire ecclésiastique et d’archéologie religieuse, leur est attribué à tous deux dans la table des matières, mais, comme il évoque à plusieurs reprises « M. Giraud », c’est sans doute l’abbé qui l’a rédigé.
[2] Dans un entretien avec Anne Diatkine, Libération, 4 décembre 2023