Imre Kertész : « Vivre et écrire le même roman »

Le spectateur est le quinzième livre d’Imre Kertész édité en français dans une traduction dont la réussite fait presque oublier que le français n’était pas la langue de l’auteur. C’est aussi le cinquième Journal, après l’extraordinaire Journal de galère paru en 1992 en Hongrie (en 2010 en France), qui ramassait en récit l’épreuve de trente années de communisme hongrois (1961-1991), puis Un autre. Chronique d’une métamorphose (1997-1999) qui évoquait le succès dans une Europe ouverte, enfin Sauvegarde (2004-2012) et L’ultime auberge (2014-2015), où l’auteur nobélisé se débattait avec sa fin de vie, luttant contre la maladie de Parkinson et la stérilité littéraire, consignées avec une lucidité féroce. Même férocité dans Le spectateur, à l’égard de lui-même vieillissant, craignant le déclin de ses forces créatrices. A l’égard, plus encore, de la société post-communiste hongroise, et de ce qu’il appelle « l’époque fasciste », formule empruntée au Thomas Mann des années 1950.

Imre Kertész | Le spectateur. Notes 1991-2001. Trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Préface et notes de Clara Royer. Actes Sud, 270 p., 22,80 €

Kertész observe dans ces « notes » la violence latente de sociétés désaxées par un vide de valeurs qu’à l’Ouest l’inventivité technologique, la fièvre informatique et la monomanie financière échouent à combler, et qui à l’Est tourne à la veulerie et au ressentiment. Cette violence inspire à l’auteur des pages apocalyptiques sur la haine qui couve dans son « pays d’opérette », et sur l’implacable marche du monde. Le spectateur est à la fois celui qui se regarde vivre égaré dans « l’invraisemblance budapestoise », à qui son succès subit à l’étranger fait l’effet d’une bouffonnerie (« Je deviens célèbre. C’est ridicule »), et l’observateur d’un naufrage collectif vécu comme un effondrement de civilisation : « la fin du monde comme inculture infinie », la fin est celle d’une « culture européenne » qui patauge dans ses restes d’humanisme, « littérature » comprise. Après le schisme d’Auschwitz qui mit celle-ci « en suspens », le spectateur s’essaie au deuil de « l’esprit de l’art », vivier de ce qu’il appelle ailleurs le « mythe de l’esprit », à propos de Jean Améry et d’une littérature de langue allemande dont il se sait l’héritier. 

imre kertesz hommage
Imre Kertész © Jean-Luc Bertini

Comme le précise en préface Clara Royer – la biographe de l’auteur, qui eut accès à l’ensemble des carnets, en cite utilement certains restés inédits, date et situe ce que nous lisons –, il s’agit cette fois de « notes » non retravaillées en récit ou fiction, que Kertész rechignait donc à publier telles quelles. C’est à la pression de son épouse et de son éditeur hongrois, Zoltán Hafner – celui qui l’interrogeait dans Dossier K – qu’on doit cette auto-documentation de dix ans de vie et d’écriture (1991-2001), privée de la mise en forme que l’auteur estimait indispensable à toute écriture de soi – selon l’exigence qui anima toute son œuvre et ponctue le journal : « vivre et écrire le même roman ».

Par fidélité donc, on rechigne à son tour. Mais on lit ces pages à nouveau précieuses, nées d’un travail de coupes que Kertész eut le temps d’accomplir, et on se réjouit de lire ce livre – car c’est bien d’un livre qu’il s’agit, à nouveau gorgé de pensées nerveuses, traversé de visions et de fulgurances verbales qui parfois coupent le souffle, fabriquant sa tonalité singulière, attachante et parfois déchirante. On est même rassuré de voir ainsi un auteur majeur arraché à l’oubli saisissant dans lequel sa mort semble l’avoir fait tomber en 2016, moins de quinze ans après sa nobélisation en 2002. La voix d’Imre Kertész manque, au point que cette soudaine éclipse intrigue. Sa veuve attentive, Maria Ambrus, est morte d’un cancer quelques mois après son époux, après avoir donné son feu vert à la création à Budapest d’une « Fondation Kertész », qui, comme toutes les institutions culturelles hongroises, semble gagnée par l’orbanisation du pays. De sorte que, jusqu’à cette parution, l’écrivain semblait enterré une seconde fois par une politique d’invisibilisation bien comprise, lui qui avait tant fulminé – et plus que jamais dans son journal – contre une nation désespérément infantile, historiquement irresponsable et faisandée par un antisémitisme galopant en cours de désinhibition, qu’il observe ici dans ses scènes de rue sur un mode quasi hallucinatoire – mais les controverses répugnantes en 2002 lors de l’attribution du Nobel lui donneront raison.

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On se réjouit de lire ce livre – car c’est bien d’un livre qu’il s’agit, à nouveau gorgé de pensées nerveuses, traversé de visions et de fulgurances verbales qui parfois coupent le souffle, fabriquant sa tonalité singulière, attachante et parfois déchirante.

Au fil des années et des pages, l’auteur se sent non seulement étranger dans son propre pays, en « exil d’exil » dans sa langue, mais « anti-hongrois » puisqu’il a aggravé son cas d’écrivain juif en devenant un « écrivain de l’Holocauste » (« quel terme idiot ! »). L’auteur l’assume, se situant aux bords d’une société asphyxiante, incapable de considérer son passé et de le surmonter, ce qui la livre à la haine : « le pays tourne en rond, comme un chien qui cherche à faire ses besoins », écrit-il en décembre 1992, peu avant que Viktor Orban prenne la tête du Fidesz, six ans avant qu’il devienne Premier ministre. Cette position, il l’ajuste en travaillant à se « détacher »non seulement de l’« enfer destructeur » qu’est devenu pour lui Budapest, mais d’un temps et d’un monde qui « par son essence est aujourd’hui fasciste ». Le spectateur compose de loin en loin un autoportrait en écrivain juif d’une précision croissante, portrait moral qui gagne une signification politique et fait de l’étranger le « témoin » d’un théâtre inquiétant. Ce n’est ni la détermination raciale ni même son bagage culturel qui font de lui un Juif, mais l’histoire européenne et le choix de la création comme « exercice spirituel » disponible à « l’épiphanie » autant que porteur d’« avertissement » , sur fond d’une « judéité auschwitzienne » muée en « judéité symbolique » : celle d’un homme « traqué et heureux » de « puer la liberté », qui se fabrique un destin en voulant « régner » sur sa vie avec les moyens de la langue et de l’art.

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La fin du journal acte sa décision de placer ses manuscrits en sécurité à Berlin – et il s’amuse à cette ironie du sort qui lui fait trouver refuge dans le pays qui avait organisé sa mort. L’Allemagne aura été ce pays paradoxal auquel, grâce au tournant que furent la traduction et le succès de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas et d’Être sans destin (1992 et 1996), il doit une « renommée internationale », qu’il avait annoncée par défi à un compatriote peu convaincu en 1975, lors de la parution d’Être sans destin en Hongrie, prophétie qu’il voit se réaliser en se frottant les yeux : ceux du « spectateur » de sa vie, relecteur de son œuvre et interprète de son destin – mot clé du journal. Un destin lourd de sens mais énigmatique, qu’il ne cesse d’interroger avec un sentiment de « mystère » qu’il qualifie de religieux, où se mêlent l’effroi et la gratitude. Nombreuses sont les pages où le mot « Dieu » – qui dans Journal de galère remplaçait le regard du public absent, sans lequel la vie ne pouvait prendre forme [1] – est questionné, congédié et reconduit : mais un dieu métamorphosé, retiré à l’histoire des monothéismes pour être transformé en daïmon individuel (« un dieu logé en chacun de nous »), de même que la croyance devient « foi extraordinaire » de chacun dans « sa propre existence », « ardeur existentielle » ouvrant à une « liberté illimitée » qui se paie en responsabilité, génie qui fait volontiers parler d’« âme ». Le spectateur est un « initié de l’existence » stupéfait par sa vie, « porteur de secrets obscurs » qu’il tente de déchiffrer aussi en consignant ses rêves. 

Couverture du spectateur d'Imre Kertész

L’un des attraits de ce Journal travaillé par l’idée de « destin » est que le « bonheur » s’y fraie son chemin, sûr de ses droits. Qu’il soit attente d’un salut promis au fond de cette vie secrète, ou épiphanie d’événements intimes liés aux signes de l’amour, le bonheur affirme ses droits au-delà des éclats de joie qui déchirent les stases de dépression et de deuil : « Seul le bonheur est digne de l’existence, sous peine de végéter sans aucune dignité », tels sont les derniers mots du Journal. Ce deuil n’est pas seulement celui d’une époque en mal de culture cathartique et de mythe nourricier. Dans ces années, en effet, Kertész perd sa mère, Aranka, en 1991, puis, en 1995, son épouse, Albina, qui meurt d’une tumeur au cerveau, après avoir partagé quarante ans de sa vie dans des conditions éprouvantes. Si l’agonie maternelle le remplit d’un sentiment d’effroi et de faute, celle d’Albina l’écrase de culpabilité lorsqu’il considère son « horrible destin » : destin d’une jeune femme explosivement belle, elle aussi survivante des camps où elle avait eu à subir de très rudes épreuves ; épouse aimante et aimée mais aussi trompée – entre autres, à la fin de sa vie, avec l’amie Magda, qui deviendra la deuxième épouse de Kertész ; le destin de la première prend ainsi l’allure d’un autre holocauste, vie sacrifiée à sa monomanie d’écrivain, qu’il éprouve comme une folie criminelle d’enfant gâté, protégé par un « ange » immérité.

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L’un des attraits de ce Journal travaillé par l’idée de « destin » est que le « bonheur » s’y fraie son chemin, sûr de ses droits.

Mais ce qu’a de scabreux ce trio, et de pénible cette torture d’une vie sacrifiée, n’empêche pas l’amour pour Albina – à  qui Un autre avait prononcé un adieu poignant – de se recueillir dans une sphère autonome, qui fait monter en puissance le thème de l’amour comme nulle part dans l’œuvre – ou négativement dans Kaddish – , et  livre les pages les plus déchirantes du Journal. Avec le sourire chaud de Magda, un deuxième « ange » lui fait découvrir la possibilité d’un amour heureux. Bonheur vite suspecté pour le confort inédit qu’il apporte, lui et le succès public, périlleux pour des « forces créatrices » qu’il sait chez lui nativement liées au Non. De fait, après Le refus, dernier volet de sa « trilogie d’Auschwitz » – pour lequel sont ici livrées de précieuses pistes de lecture –, entre  Le drapeau anglais (1991) et Liquidation (2003), Kertész ne parvint qu’à écrire des discours, genre qu’il réprouve (« Je fais le pitre » avec un sérieux plaintif et un « ton ampoulé »), où la pensée joue à l’« auto tamponneuse ». Mais le plaisir de la reconnaissance domine les dernières années du Journal, illuminées aussi par l’amitié décisive avec son nouvel éditeur allemand, Siegfried Unseld, et avec le compositeur Györgi Ligeti, fréquemment évoqué. Sentiment d’envolée d’ailleurs presque musical – et les œuvres familières de Mozart, Beethoven, Schubert, Wagner, abreuvent ce Journal comme les chants d’oiseaux de Szigliget visitaient Journal de galère.

Il y a d’autres anges encore : ceux que l’assidu lecteur qu’est le spectateur cherche et trouve dans les livres des autres, et souvent leurs Journaux ; élaborant au fil des jours un lien fraternel avec des âmes familières ou parentes, celles d’écrivains et parfois d’écrivaines : Sylvia Plath, Anaïs Nin, Ingeborg Bachman apparaissent fugacement à côté d’Ibsen, Tchekhov, Proust, Cioran, Pasolini, Géza Csath, Celan, plus souvent Goethe, Tolstoï, Nietzsche, Beckett, Bernhard, et surtout Thomas Mann et Camus, ses « étoiles polaires » de jeunesse, Wittgenstein qu’il traduit, qui l’agace et le stimule, et bien sûr Kafka, dont le Journal le bouleverse et l’inspire. Mais c’est la lecture soutenue des Mémoires de son compatriote Sándor Márai qui lui fait éprouver l’émotion la plus profonde : « Il y a des auteurs que je lis, mais Márai, je l’aime ». Márai, l’homme de « l’émigration intérieure » qui, marié à une Juive, dut se cacher dans la Hongrie nazifiée, puis, stigmatisé comme « auteur bourgeois » par les communistes, s’exila pendant quarante ans, fut le dernier grand héros d’un humanisme en effet bourgeois, aux origines gréco-latines, familier d’une culture allemande qui l’avait préservé du fascisme. « Il y a toujours des hommes pour soutenir d’une épaule le monde qui s’effondre », dit Kertész à propos de cet aîné qu’il voit vieillir, s’assagir avant de disparaître en 1989. C’est Márai qui en 1991 semble lui souffler le conseil majeur de sa vie, ainsi résumé : « N’oublie pas le rêve qui t’a fait renaître ». Et Kertész ajoute : « Un mystérieux et profond courant sous-marin dirige ma vie ; je ne suis, je n’existe au sens profond, heureux du terme, que lorsque je sens sa force ».


 [1] Voir Catherine Coquio, « Dire à Dieu ce qu’on ne peut pas dire aux hommes ; alors ils comprendront peut-être »Revue critique de fixxion française contemporaine, 2011