Un roman culte du post-franquisme

Celles et ceux qui ont vu naguère la série Rome sur HBO savent qui est le vrai père de Césarion. Les autres peuvent toujours lire Les derniers jours de Cléopâtre, pseudo roman historique de Terenci Moix paru en Espagne en 1986. Ils n’en sauront pas autant mais feront l’expérience d’un péplum insolite, peuplé des passions des derniers jours et des ruses de la conquête, près de quarante ans après sa publication en Espagne. Mais comment expliquer l’immense succès public qu’il a alors connu ? Terry Eagleton disait (en substance) que sa génération avait voulu rendre la critique littéraire sexy, avant de devoir admettre que ce qui était vraiment sexy, c’était seulement le sexe. On croirait que Terenci Moix l’avait pensé avant lui, et qu’il avait chargé Cléopâtre de le faire comprendre à tous ses critiques, avant qu’ils ne s’avisent de le ou la critiquer.

Terenci Moix | Les derniers jours de Cléopâtre. Trad. de l’espagnol par Anne-Carole Grillot. Hervé Chopin, 372 p., 22,50 €
Portrait de l'écrivain catalan Terenci Moix par Albert Pons - Les Derniers jours de Cléopâtre
Portrait de l’écrivain catalan Terenci Moix par Albert Pons © CC BY-SA 3.0/Wikimedia Commons

L’histoire longue de l’écriture de ce pseudo roman historique produit sans aucun scrupule textualiste commence pourtant mal. Dans son autobiographie, Terenci Moix (1942-2003) raconte l’anecdote du curé franquiste qui découvre que le jeune collégien lit en douce, sous la table, Sinouhé l’Égyptien de Mika Waltari (bestseller sans frontière de l’époque) : le pré-adolescent, immédiatement soupçonné de « pensées impures », subit brimades et confessions forcées, alors qu’il s’intéressait simplement aux fastes de la cour de Thèbes au temps de la XIIe dynastie. Puis Terenci grandit. Et une fois le franquisme liquidé (à défaut de la tartufferie), tout dans les fantasmes associés à la cour d’Égypte lui devient intéressant. 

Que dire aujourd’hui de cet objet improbable, ressuscité par les soins d’un éditeur (les éditions Hervé Chopin) sensible à la confection d’un objet désuet et luxueux, tout de noir et de bleu nuit vêtu ? On peut d’abord dire qu’il a connu un succès considérable en Espagne au milieu des années 1980, et que de tels succès ne sont jamais tout à fait immérités. Ne serait-ce que pour entendre Antoine déclamer des phrases comme celles-ci : « Si quelqu’un veut savoir ce qu’est l’amour, ne dis jamais que ce ne fut qu’un rêve ». Ou encore Cléopâtre : « Je ne sais plus si la mémoire est un bien qui nous aide à survivre ou un stratagème forgé par notre propre faiblesse. »

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Comme le disait une boutade littéraire de l’époque : l’Espagne est devenue postmoderne sans avoir jamais été moderne. C’était faux, bien sûr, mais vrai aussi. « Les derniers jours de Cléopâtre », c’est la postmodernité instantanée.

Le succès est-il dû au fait que le roman relève de l’« escapismo » à la mode (une échappatoire au poids du réel), ou de la vague post-franquiste des romans historiques ? C’est la fin de la Transition. Terenci Moix accompagne le mouvement de la movida, qui tente de faire exploser les cadres encore corsetés de la société. Il est homosexuel et le dit. Quel besoin aurait-il de révolutionner, en plus, le roman ? La démocratie espagnole s’est consolidée dans la conjuration du coup d’État (le colonel Tejero en 1981) et dans l’apaisement social-démocrate d’une amnésie historique de circonstance. On préfère trembler à l’idée que le règne de Cléopâtre s’achève, plutôt que celui de Juan Carlos, souverain débonnaire qui n’a pas cédé à l’appel du coup d’État et dont la part d’ombre n’est pas encore apparue. On se réjouit que l’édition espagnole et son fleuron commercial – le prix Planeta – placent la littérature castillane sur un plan de normalité où peuvent triompher les nouveaux standards internationaux du lisible.

Comme le disait une boutade littéraire de l’époque : l’Espagne est devenue postmoderne sans avoir jamais été moderne. C’était faux, bien sûr, mais vrai aussi. Les derniers jours de Cléopâtre, c’est la postmodernité instantanée. En 1986 paraît Beatus ille d’Antonio Muñoz Molina, un roman virtuose qui dit l’avenir de la littérature espagnole, mais finalement c’est Les derniers jours de Cléopâtre qui emporte l’adhésion du public, avec sa scène érotique mythique où Cléopâtre s’habille en soldat et Antoine en dame de la cour.

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Si l’on peut donc à peu près parvenir à expliquer le succès du livre à l’époque, comment expliquer la publication de cette traduction maintenant ? Est-ce parce que l’orientalisme continue d’exercer ses effets pernicieux ? « L’Orient ! Encore ce mot, qui était dans toutes les conversations, avec tout ce qu’il véhiculait de splendeur, de barbarie et de décadence. Des terres inconnues, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps. […] Sexualité pervertie, incestueuse, criminelle. L’Orient ». Certes, c’est une pensée d’Octavie. Mais quand même. Tout le monde n’écrit pas Salammbô (ce qui n’est d’ailleurs sans doute pas plus mal).

D’un côté, donc, on a Antoine et Cléopâtre : un couple immortel de la littérature, voué à l’amour et à la mort. De l’autre, Antoine et Octave (Auguste) : une antinomie en forme de leçon politique sur la dictature (et le champ de croix qui peuple, en clausule du roman, la victoire de l’autocrate et crucifie l’espoir du renouveau). « Notre sang à nous est celui de l’hybridité », souffle Cléopâtre à Sosigène. En littérature, c’est elle qui domine, même si elle finit par perdre.

Terenci Moix Les derniers jours de Cléopâtre
Cléopâtre, Henri-Charles Guérard (1889) © CC0/National Gallery of Art

En tout cela, Terenci Moix démarque Shakespeare qui lui-même avait pillé Plutarque. Mais lui, contrairement à Shakespeare (c’est son seul atout), choisit de conserver le récit de la campagne désastreuse de Marc Antoine contre les Parthes – constatant que ce lieu même du monde (à la frontière de l’Iran et de la Turquie) est voué à demeurer l’enjeu de conflits auxquels même Auguste et Cléopâtre ne pourraient rien comprendre. Et puis il y a la Judée… « L’épineuse question de la part de la Judée que Cléopâtre exigeait également avait été tranchée avec un certain tact quand, lors de sa visite à Hérode, la reine d’Égypte avait décidé de la lui céder pour deux mille cinq cents talents annuels ». Sans commentaire.

Que disait Jan Kott de l’actualité d’Antoine et Cléopâtre, qui aiderait à se sortir de cette recension difficile ? Lisons : « Les histoires d’amour, les histoires d’amants et d’époux sont aussi impitoyables et cruelles que les histoires de rois, les histoires des souverains et des usurpateurs. Ici et là, on emporte les cadavres qui jonchent le plateau vide. » Le plateau ou la page, bleue de nuit. Et aussi : « La tragédie est un jugement sur la condition humaine, une mesure de l’absolu ; le grotesque est la critique de l’absolu au nom de l’expérience humaine. » Alors là, d’accord : on comprend mieux ce que le grotesque du péplum des Derniers jours de Cléopâtre a voulu nous dire. Et qu’avait peut-être su entendre, sans effort et sans s’en laisser conter, une bonne partie de l’Espagne post-franquiste.


Cet article a été publié par notre partenaire Mediapart.