Le refus glorieux de toute pureté

Ce qui permet de réunir ces quatre livres est sans doute un art assumé de la bâtardise, du croisement fertile qui fait naître vibrations, questions et associations d’idées. Elles mettent en alerte le lecteur, ce qui est certainement ce qu’on demande à la littérature. Dans Mon travail n’est pas terminé, Thomas Ligotti associe fiction sociale et fantastique. Protectorats de Ray Nayler use de la science-fiction pour interroger les rapports de domination géopolitiques ; tandis que Léo Henry fait de Cent vingt la chambre où viennent résonner tous les échos de son œuvre. À ce projet de partage littéraire qui a duré dix ans, en succède un autre avec Mille saisons.

Léo Henry | Cent vingt. La Volte, 912 p., 28 €
Léo Henry | Mille saisons 1 – La géante et le naufrageur. Le Bélial’, 416 p., 23,90 €
Ray Nayler | Protectorats. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Henry-Luc Planchat. Le Bélial’, 432 p., 24,90 €
Thomas Ligotti | Mon travail n’est pas terminé. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Fabien Courtal. Monts Métallifères, 296 p., 22 €

Le titre en est transparent : Cent vingt rassemble cent vingt textes envoyés par e-mail tous les mois depuis dix ans à une liste d’abonnés. Bien peu de ces « nouvelles » (mais quand même quelques-unes) correspondent à ce qu’on entend généralement par ce mot. Cent vingt comprend des récits de micro-voyages urbains et péri-urbains, comme « Les îles de l’été » ou « Deux centrales » qui unit l’Alsace de Fessenheim à la Bretagne de Brennilis, un entretien documentaire : « Micheline raconte Gennevilliers », une comparaison critique entre les séries Twin Peaks et Beverly Hills 90210, des poèmes, des blagues. Sous des formes variées reviennent les centres d’intérêt de Léo Henry : la musique, les graffs, les rêves, la mémoire comme une autre forme de rêve, les personnes réelles en tant que personnages de fiction (Wittgenstein, Marguerite Duras, Kurt Schwitters…) ou l’inverse (Archibald Haddock). Et, plus encore que le reste, les espaces souterrains : métros parisien et new-yorkais, carrières, mines de potasse d’Alsace, tunnels creusés par « L’homme-taupe » londonien, réseaux de Point du jour, univers post-apocalyptique animal créé par Léo Henry en collaboration avec le dessinateur Stéphane Perger [1]. Les collaborations sont une autre marque de fabrique des « nouvelles par e-mails » : avec des écrivains amis – luvan, Laurent Kloetzer, le faux-frère Loïc Henry, le collectif Zanzibar –, des artistes de divers champs, voire les enfants de l’auteur.

Couverture de "Cent vingt" de Léo Henry Hypermondes 31
Couverture de Cent vingt de Léo Henry © La Volte

Chaque mois de décembre, l’onirique kaléidoscope de Cent vingt se stabilise autour de l’histoire d’un cocktail. Ces analyses de mélanges ne peuvent manquer de se lire comme des arts poétiques. Le secret du Brandy Crusta, « celui de la mixologie elle-même : un refus glorieux de toute pureté », est aussi certainement celui de l’œuvre protée de Léo Henry. « Cathédrale baroque », « graal méconnu », le Brandy Crusta, comme le Sazerac, est né dans la cité elle-même bâtarde de La Nouvelle-Orléans, française, espagnole, africaine, anglo-saxonne, sorte de double inversé tropical de l’eurasienne et fictive Yirminadingrad.

On pourrait croire que Cent vingt est un assemblage centrifuge de formes disparates, un édifice littéraire de bric et de broc. Au contraire, lire tous ses textes à la file permet de sentir la cohérence de l’œuvre, qui tient à sa diversité même, condition de la liberté. On y croise des traces et des morceaux de Point du jour, de La Panse, d’Hildegarde, du cycle de Yirminadingrad – collaboration majuscule avec Jacques Mucchielli –, de Mille Saisons aussi : un chapitre par semaine prévu pendant dix ans et envoyé par e-mail à qui veut. Cent vingt apparaît comme le centre d’une ville labyrinthique d’où son organisation et sa beauté deviennent soudain une évidence.

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Le tome 1 de Mille saisons, correspondant à sa première année, est paru au Bélial’. C’est un « feuilleton » de fantasy en liberté, un travail collectif conçu par Léo Henry lors de discussions avec ses enfants, « délié d’un certain nombre de choses qui me pèsent d’ordinaire : le souci d’achèvement, l’esprit de sérieux, l’autorité de l’auteur ». On y suit un groupe de personnages, que certains quittent, auquel d’autres s’agrègent, reviennent. On a envie de savoir où les mènera, où nous mènera ce voyage, sans qu’il soit possible d’entrevoir une destination, ce qui est déjà une raison d’embarquer.

Couverture de "Protectorats" de Ray Nayler Hypermondes 31

Avec Protectorats de Ray Nayler, l’excellente collection « Quarante-Deux » révèle une fois encore un maître anglo-saxon de la forme courte, dont seules trois des nouvelles avaient paru en français dans la revue Bifrost. Pour la qualité de l’écriture et pour les imbrications entre technologie, conscience et éthique, on tient là un auteur du niveau de Peter Watts ou de Ken Liu. Comme L’homme qui mit fin à l’histoire du dernier nommé, « Mélopée pour Hazan » met en scène un personnage qui a l’obsession d’utiliser le voyage dans le temps pour scruter les émotions des victimes de guerre, en un usage compassionnel de l’invention scientifique. Chez Nayler, les androïdes traumatisés par les atrocités de guerres dickiennes font aussi écho au « Malak » de Watts découvrant le libre arbitre en même temps que la morale.

Ces nouvelles se déroulent le plus souvent au sein d’une Istanbul uchronique. La Turquie étant un protectorat en voie d’émancipation, sous l’égide des États-Unis, auxquels la découverte d’une soucoupe extraterrestre a donné un avantage décisif contre l’URSS. Dans ce monde où triomphe un Franklin Roosevelt en pleine forme, sa femme Eleanor et la générale Hedy Lamarr, anges de la résistance qui tombent parfois du ciel, représentent l’opposition à une force unipolaire et excessive.

Entre les cafés et les monuments d’Istanbul se déroule une sorte de Grand Jeu rétrofuturiste dont le but serait de ne pas perdre son âme ; de trouver des recoins – jardins ou nostalgie – où la protéger de la raison d’État. Ayant lui-même été employé par des organismes internationaux, Ray Nayler décrit magnifiquement ces zones troubles où le bien et la victoire se changent très vite en leurs envers, où la notion d’humanité ne va pas forcément avec la chair.

Protectorats nous emmène également dans les solitudes d’une planète de glace, au sein d’une forêt massacrant tout ce qui n’est pas lumineux, sur un vaisseau interstellaire au long cours, dans une maison de retraite menacée par un raz-de-marée et sur la photo prise par une civilisation extraterrestre d’une espèce en voie de disparition. Dans ces histoires de robots mélancoliques et de cafés « presque parfait[s] », la beauté tient à la volonté que l’intelligence, sous toutes ses formes, se combine avec l’affection, la sympathie.

Couverture de "Mon travail n'est pas terminé" de Thomas Ligotti Hypermondes 31
Couverture de Mon travail n’est pas terminé de Thomas Ligotti (détail) © Monts Métallifères

De sympathie, il est peu question dans Mon travail n’est pas terminé, roman sur le travail de Thomas Ligotti, par ailleurs auteur de contes noirs, très noirs. Le grotesque domine d’abord la vie professionnelle de Frank Dominio, chef de service dans une entreprise archétypale, de celles qui font leur « la règle d’or du commerce qui voulait que l’on offre au client le moins […] contre le plus », dans le rêve d’arriver à vendre « le produit ultime – Rien. Et pour ce produit, elles exigeraient le prix ultime – Tout ». À titre personnel, Frank est absolument dépourvu d’ambition. Dominé par la « terreur », il passe son temps libre à photographier des bâtiments abandonnés qui lui procurent « une perspective apaisante, de celles que seuls peuvent dispenser les spectacles de déchéances et de déclin », et n’espère qu’une chose : « qu’on [lui] fiche la paix ».

Mais c’est encore trop : l’entreprise le harcèle lors de réunions qui semblent avoir pour seul objet d’écraser leurs participants les plus faibles et les plus sensibles – en l’occurrence Frank. Celui-ci chute, puis un concours de circonstances lui donne l’occasion de se venger. Cependant, Thomas Ligotti n’écrit pas des livres de révolte sociale. Il transforme un topos fictionnel – la revanche d’un Monsieur Tout-le-Monde humilié – en parabole ontologique. Dans ce roman, comme dans les quatre nouvelles qui le suivent, la cruauté, l’absurdité, la vacuité du monde de l’entreprise ne sont qu’un effet de loupe appliqué à l’humanité elle-même. Le vrai « travail » de Frank doté de pouvoirs étendus est de mettre en évidence la nature de l’humanité : « des faux-semblants peints sur les ténèbres ». L’absurde oppression du travail s’étend à la vie entière des personnages de « Notre superviseur temporaire ». La folie homicide de l’entreprise suçant la vie de ses employés contamine la ville entière de « Mon plan bien à moi pour ce monde » sous la forme d’une brume jaunâtre. Le thème du mannequin, de l’automate, du simulacre, se répète. Souvent les humains se dissolvent, et le lecteur, un peu crispé, rit beaucoup moins qu’au début du roman.

Les histoires de Ligotti, chirurgicalement traduites par Fabien Courtal, entrecroisent fiction sociale et récit fantastique, absurde kafkaïen et horreur lovecraftienne pour révéler ce qui se cache au cœur de l’humanité : rien. « Le signal se répète, il se dégrade à toute allure et puis s’évanouit dans le néant. Plan prolongé sur l’univers. Il n’y a personne derrière la caméra » sont les derniers mots du livre.

Entrelaçant allègrement les genres et les formes pour en faire des voies très personnelles, Léo Henry, Ray Nayler et Thomas Ligotti montrent que l’imaginaire n’a rien à envier à la littérature blanche en termes de qualité et de puissance.


[1]   Les premiers textes de Point du jour ont été réunis en un livre aux éditions Scylla.

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