An Irish Story, le spectacle seule en scène qu’écrit et interprète Kelly Rivière constitue une performance à tout point de vues. Un fascinant jeu de miroirs sublimé par une interprétation virtuose qui révèle les fantômes d’une vie et explore une existence portée par le théâtre.
Kelly Rivière s’imaginait enfant sur une scène, mais danseuse classique. Découragée dans son rêve, à treize ans, elle a fait ensuite des études littéraires, suivi une formation de traductrice, le cours Florent. Elle a connu de nouveaux échecs à l’entrée des grandes écoles de théâtre. Ses retrouvailles avec la scène sont provoquées par une autre tentative vaine, familiale : la longue recherche de son grand-père disparu. An Irish Story. Une histoire irlandaise, présentée en 2017 à Avignon, puis en 2019 à Paris, déjà au Théâtre de Belleville, publiée par les éditions Koïné la même année, témoigne pleinement de la réussite d’une petite-fille, d’une artiste, seule interprète de sa propre pièce, d’une réparation après beaucoup de frustrations.
Peter O’Farell était né en 1930 dans un minuscule village d’Irlande du Sud. À dix-neuf ans, il l’avait quitté pour trouver du travail à Londres. Margaret, enceinte à seize ans du premier de leurs six enfants, l’avait rejoint dans des conditions de vie très difficiles. Peter avait commencé à boire, à multiplier les absences plus ou moins longues, jusqu’à disparaitre complètement en 1966. En 1968, leur fille, Caitlin, part à dix-neuf ans pour Lyon et épouse cinq ans plus tard Michel, le père de Kelly et de son frère Julien. Les données biographiques ne se découvrent que progressivement, tant prononcer le nom de Peter semble tabou. Elles se précisent quand Kelly persuade sa mère de retourner à Londres voir sa grand-mère, puis son arrière-grand-mère et ses arrière-grands-tantes, en Irlande. Ainsi se succèdent vingt-cinq personnages, en un peu moins d’une heure et demie de spectacle.
D’entrée, Kelly Rivière, Kelly Ruisseau sur scène, commence à raconter les premiers épisodes de son autobiographie, à seize ans, à dix-huit ans, à vingt-trois ans. Elle introduit à chaque âge un nouvel amoureux ; elle donne chaque fois une version autre du grand-père disparu, adaptée à la personnalité du surfeur ou du metteur en scène avec qui elle répète Les trois sœurs de Tchekhov. Elle fait de lui, par exemple, un chef de l’IRA pour Hassan, réfugié palestinien. À chacun, elle prête une voix et des mimiques différentes. S’amorce ainsi la performance réalisée par Kelly Rivière tout au long de la représentation ; elle s’avère d’autant plus complexe avec le passage du français à l’anglais, avec divers accents en anglais et en irlandais, caractéristiques d’une génération, d’une région, d’un milieu social. La virtuosité est décuplée par les ellipses, la brièveté de certaines séquences. Ainsi, aux quelques répliques échangées lors de l’accouchement de Kelly avec la sage-femme, succède immédiatement le commentaire de son fils Liam, déjà capable d’exécuter une petite danse, très vite corrigée par sa grand-mère sur le modèle de la vraie danse irlandaise.
Il faut voir Kelly Rivière se déployer sur l’aire de jeu, telle la danseuse qu’elle rêvait d’être. En pull et pantalon, pieds nus, elle occupe, proche du public, l’espace large et peu profond, fermé à l’arrière-plan par des photos anciennes attachées par des pinces à linge sur un filin.
Une table basse, un pouf, une lampe, une pile de livres, délimitent les lieux d’échange entre la mère et la fille. Puis ces éléments se font oublier quand l’action se déplace dans une pittoresque agence de détective privé, aux archives nationales de Londres, chez la Nanny. La grand-mère, très alerte dans son fauteuil roulant, exulte seule devant les courses hippiques à la télévision, mais se plaint devant ses visiteuses : « I am a poor old lady ». La tonalité dominante de ces séquences est l’humour, parfois un franc comique, souvenir de la pratique du café-théâtre pour Kelly, quand Julien, le frère, drague, en anglais avec un très fort accent français, la policière chargée de l’arrêter, quand la mère et la fille cherchent à retrouver dans le village natal de Peter ses sœurs nonagénaires.
Ces ultimes retrouvailles renouent avec l’émotion perceptible dans les échanges difficiles entre Kelly et sa mère, dans le récit de Caitlin, enfant à Londres, dans un deux-pièces HLM pour huit. Celle-ci raconte la misère des Irlandais, accueillis par des pancartes :
« No Blacks, no Irish, no dogs ». Elle évoque sa condition d’ainée d’une fratrie de six ; mais à la génération précédente, la famille était composée de treize enfants. La sœur de Peter énumère les vivants et les morts, considère comme normale la disparition d’un d’entre eux :
« It’s an Irish story ! » Le titre de la pièce correspond bien à l’évocation récurrente par Kelly Rivière du pays de sa famille maternelle : la grande famine cause de l’émigration vers les États-Unis, le poids de l’Église catholique, « le conflit anglo-irlandais ». Ainsi, le nom de Bobby Sands (responsable de l’IRA, mort en prison après soixante-six jours de grève de la faim en 1981) fait l’objet d’une brève allusion. Surtout, à la fin du texte sont cités les vers du célèbre poète irlandais W. B. Yeats : « I will arise And go now And go to Innifree » ; mais le nom de cette petite île choisie par Kelly Rivière pour sa compagnie est remplacé par Londres.
« Incarner les fantômes », tel était un des rôles qu’Antoine Vitez assignait au théâtre, à propos du spectre du père, dans sa mise en scène de Hamlet. Dans la dernière scène, intitulée dans le texte Peter O’Farell, Kelly Rivière se métamorphose progressivement en son grand-père, se coiffe avec le peigne donné en souvenir par une des grands-tantes, se met à siffler comme lui, lui prête les vers de Yeats, lors du départ pour Londres avec Margaret, sa grand-mère. Et ce fantôme, elle l’incarne à chaque représentation depuis plusieurs années, manifestement toujours avec la même sincérité et la même conviction.